Chapter 1: Spider-Man, démasqué
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Cela aurait du être une épiphanie. C’était ainsi que les choses étaient censées se produire, et ainsi que Jonah l’avait toujours prévu. Petit à petit, il réunirait les preuves, jusqu’à ce qu’elles soient assez nombreuses et écrasantes pour que l’épiphanie survienne. Le lendemain, le Daily Bugle sortirait son plus gros titre, à l’origine de ses meilleures ventes.
« SPIDER-MAN DÉMASQUÉ ».
Juste en-dessous, une photographie de l’insolent cabotin en personne, si le Bugle arrivait à le prendre sur le fait. À défaut, Jonah se contenterait d’une photographie du masque déchiré sur toute sa longueur. Il pourrait toujours appeler plus tard le jeune Parker pour lui faire prendre la photo, avec un contrat avantageux, comme 15 % de bénéfices sur toutes les reproductions ultérieures de la photographie. Après toutes ces années passées à lui ramener des photos du dangereux criminel, il méritait sa part de l’heure de gloire du Bugle.
De toute manière, photo ou pas, démasquer Spider-Man aurait été un Pulitzer assuré pour Jonah et le Bugle. Jonah l’aurait accepté, mais il ne cherchait pas à démasquer Spiderman pour la gloire, ni même pour l’argent. Bien sûr, l’un comme l’autre ne feraient pas de mal. Le Daily Bugle ne se portait pas trop mal, pour de la presse papier, mais la presse papier, elle se portait mal. Son journal profiterait de chaque centime des ventes de cette édition spécial. Mais le véritable but de Jonah n’était même pas de renflouer les caisses. Savoir Spider-Man publiquement dévoilé à la vue de tous les citoyens de New-York, non, des États-Unis, lui suffirait amplement. Ce serait l’aboutissement de ces dix dernières années d’enquête journalistique intense, de fausses pistes, de déceptions et de retours à la case départ.
Donc oui, cela aurait du être une épiphanie. Jonah l’avait attendue, espérée, fantasmée, mais au final, l’avait toujours vu s’éloigner pour rester hors de sa portée. L’injustice le secouait de colère à chaque fois. Après tout ce qu’il avait fait pour dévoiler la vérité au public, il aurait du mériter depuis longtemps cette satisfaction. D’accord, il avait parfois été un peu trop proactif pour obtenir la tête de Spider-Man – toujours métaphoriquement bien sûr, sauf si on tenait compte de cette désastreuse affaire quelques années plus tôt, et aussi de cette autre là – et avait parfois laissé les règles de la déontologie journalistique au placard, mais c’était pour une bonne cause. Quelle honte alors que les preuves attendues ne soient jamais apparues sur son bureau. Jonah y avait laissé de sa poche, plus d’une fois. Il avait engagé des détectives privés, soudoyé des super-vilains, cherché à récupérer des traces ADN dans son bureau après chaque passage de cet ennemi public. Il avait fondé beaucoup d’espoirs dans les photos de Parker, mais celui-ci n’en avait jamais ramenée de suffisamment nette.
Tous les efforts mis en œuvre par Jonah s’étaient révélés vains. Ce qu’il savait avec certitude sur Spider-Man se résumait à un post-it accroché à son ordinateur, le narguant chaque matin, mais lui assurant que le combat pour la vérité n’était pas terminé. Sept lignes, à peine, écrites d’une main nerveuse au stylo-bic :
« Jeune. Insolent. Références « geeks ».
Teint caucasien, cheveux bruns (cf. photos Parker n°37 et 48).
Taille 1m65-1m75 (cf. photos Parker n°8, 12, 41).
Présence principalement dans le Queen.
Heures d’actions principales : 17h-4h du matin. 14h-4h du matin les week-ends et vacances scolaires.
Lycéen ? Étudiant ? Professeur ? Travaille avec des enfants ?
Insomniaque ? Surconsommation de café ?»
Avec les années, le papier avait jauni et les mots au stylo s’étaient presque effacés. Combien d’heures Jonah avait passé à les regarder, échauffant théorie sur théorie, sans parvenir à obtenir la moindre preuve irréfutable, ou même la moindre preuve tout court ? Mais il savait qu’un jour il obtiendrait cette épiphanie. Il se tiendrait devant une photo de Parker un peu moins floue que les autres, ou devant le tableau qu’il gardait dans son bureau personnel chez lui où étaient épinglés chaque lieu où Spider-Man avait été vu et un numéro lui permettant de se référer à son dossier détaillé où apparaissait les dates, les noms des témoins, leurs numéros de téléphone, les articles publiés par le Bugle et les chiffres des dommages causés, et là, d’un coup, Jonah aurait su. L’épiphanie, la lumière descendue du ciel, son eurêka à lui.
Ce ne fut pas une épiphanie. Ce fut tout le contraire, l’impression de recevoir d’un coup sur la tête sa pierre tombale et la totalité de l’immeuble du Daily Bugle plus toutes ses archives papiers et numériques. Il n’y avait pas de mot pour décrire ce qu’il ressentit d’un coup, ni en anglais, ni dans aucune langue qu’il connaissait. Quelqu’un devrait l’inventer, et Jonah lui laisserait gratuitement mettre sa photo à côté de la définition, parce que Jonah était le plus grand imbécile que la Terre ait jamais porté.
Quand cela se produisit, Jonah ne crut d’abord pas à sa chance. La coïncidence était énorme, il fallait le dire, presque trop belle pour être vraie. C’était une soirée d’été, orageuse à souhait, mais pas autant que le caractère de Jonah. Il avait passé la soirée à éplucher les comptes du Bugle et, même s’il détestait se l’avouer, il n’y avait pas grand-chose de positif à tirer des chiffres des ventes. Ils allaient droit dans le mur. Ce n’était ni sa faute, ni celle de ses journalistes, et il ne pouvait même pas reprocher grand-chose à l’équipe marketing. C’était la faute des lecteurs qui préféraient les chaînes d’informations en boucle, les sites de pièges à clic camouflés en sites d’informations, et même tik-tok et compagnie.
Le monde se portait mal, si des citoyens en âge de voter préféraient écouter la vérité absolue proférée par une youtubeuse sur-maquillée ou un tiktokeur adolescent et boutonneux. Jonah ne pouvait même pas accuser la jeunesse. Des gens de son âge faisaient les mêmes conneries. Non, vraiment, ça le mettait en rage. Ah ça, l’Amérique était dans un triste état. Ce n’était pas faute de le clamer en boucle depuis des années, mais qui l’écoutait ? Plus grand monde, d’après les chiffres.
Comme si son humeur n’était pas assez massacrante, Spider-Man avait quatre fois appelé le Bugle dans la journée pour demander à entrer en contact avec Jonah. Quatre fois ! L’infâme gredin s’est même pointé à sa fenêtre et avait passé cinq bonnes minutes à tambouriner dessus comme un fou. Heureusement, il y avait longtemps que Jonah avait fait installer des fenêtres capables de résister à un rhinocéros en pleine course. Elles étaient aussi assez épaisses pour étouffer les cris de Spider-Man, mais il n’empêchait que Jonah était d’une humeur massacrante en sortant de sa journée, ou plutôt de sa nuit de travail.
C’était bien pour ça que Jonah avait décidé de ne pas prendre un taxi pour rentrer chez lui, ou sa voiture personnelle. La soirée était belle, malgré la chaleur moite qui pourrissait comme trop souvent l’été des New-Yorkais, et il avait besoin d’air pour se calmer, s’il voulait dormir un peu et affronter ce monstre qu’était l’imbécilité humaine le lendemain. C’est pourquoi ses pas l’avaient dirigé vers Central Park. Il n’y avait même pas vraiment réfléchi. Il était tard, le taux de criminalité particulièrement bas dans le secteur, hors activité super-vilaine, mais celle-ci était basse avec la vague de chaleur. Le Bugle venait justement de publier un article sur le sujet, une enquête de fond basée sur des entretiens avec des criminologues, des climatologues et plusieurs capitaines de postes de police de la ville.
Résultat de l’enquête ? Un bond de 2 % des ventes, non renouvelé sur le reste des éditions de la semaine. L’originalité et le travail ne payaient plus. Le public était désespérant, et Jonah avait mal chaque fois qu’il devait regarder ses journalistes en face pour leur dire que le résultat de six mois d’enquête n’intéressait personne et qu’ils étaient obligés de faire mieux la prochaine fois, alors qu’il avait les meilleurs des meilleurs sous ses ordres. Jonah n’aurait pas pu être plus fier d’eux. Il aurait juste voulu que New York pense la même chose.
Il était sortit de Central Park et suivait sa route habituelle jusqu’à son appartement en ruminant cette pensée quand la lame glacée d’un couteau à cran d’arrêt se plaqua contre sa gorge.
-Bouge pas, vieillard, et file ton fric.
Jonah était un New Yorkais pur jus. Au lieu de paniquer et de crier, il prit des notes pour la police. Deux hommes, caucasiens – et il emmerdait les sois-disant statistiques de criminalité de certaines chaînes de télé qu’il ne nommerait pas et qui amalgamaient criminalité et migrations – la trentaine pour le premier, un peu moins pour le second, un fort air de famille avec le même front proéminent et l’haleine alcoolisée. Le plus jeune avait un tatouage de Captain America sur le bras, de très mauvaise facture, mais qui serait parfait pour l’identifier et le faire mettre derrière les barreaux. Une fois que Jonah leur aurait échappé, il irait directement au poste de police le plus proche protester contre le traitement que lui avait réservé ces deux imbéciles.
Bien sûr, Jonah était aussi et surtout un journaliste. Son deuxième réflexe fut d’écrire mentalement la manchette du lendemain : « Le directeur du Bugle agressé en plein New York. L’utilisation des impôts des New-Yorkais en question. Le maire donne-t-il les moyens à la police de faire son travail ? »
-T’as entendu ce qu’on t’a dit vieillard ? Sort ton fric !
Jonah hocha lentement la tête, conscient que ces deux soûlards pourraient mal interpréter le moindre geste brusque, puis baissa une main vers la poche de sa veste, là où il gardait ses papiers.
-Putain, il a un flingue !
-Quoi ? Non ! C’est là où je garde mon porte…
Un coup de poing dans l’estomac le projeta dans un arbre à dix pas. Pendant qu’il tâchait de retrouver son souffle et de ne pas vomir, Jonah se fila mentalement une paire de claques. Comment avait-il été assez stupide pour ne pas comprendre que ces deux fronts surdimensionnés étaient indicatifs de drogués à la MGH, l’hormone de croissance mutante, connue pour donner temporairement des super-pouvoirs et augmenter l’agressivité. Le Bugle devrait refaire un article sur le sujet pour avertir les gens du danger que…
Un coup de genou renvoya Jonah à terre alors qu’il essayait de se redresser, puis un coup de poing le cueillit à la tempe. En un éclair, Jonah vit sa vie défiler. Il comprit qu’il allait mourir là, en plein cœur de Manhattan, tué par deux idiots qui voulaient juste de l’argent pour se camer. Ce n’était pas lui qui écrirait la une du journal du lendemain, mais il allait la faire.
-Hé ! Je sais que la presse libre ne plaît pas à tout le monde, mais c’est pour ça qu’on a inventé la rubrique courrier des lecteurs !
Jonah poussa un grognement dégoûté. Quitte à être sauvé par un super-héros, est-ce que ce n’aurait pas pu être n’importe qui d’autre ? Il aurait encore préféré Spider-Girl ou Deadpool, n’importe qui, parce qu’il était hors de question que le Bugle titre « J.J. Jameson, sauvé par la nuisance locale, Spider-Man ». Il préférait encore mourir tué par deux drogués à la MGH dans une vulgaire agression. C’était la police qui était censée défendre les honnêtes gens comme lui, pas les vigilants masqués ! Le commissariat le plus proche allait entendre de ses nouvelles, et pas plus tard que maintenant.
Il s’attela à se relever, en prenant soin d’ignorer totalement ce m’as-tu-vu de Spider-Man et ses soi-disant traits d’humour qui ne faisaient rire que lui. Jonah s’était déjà demandé combien de temps il passait à les répéter devant son miroir au lieu d’essayer de faire quelque chose de productif pour la société, de préférence qui ne casserait pas les oreilles de ses auditeurs.
Au passage, Spider-Man n’était pas un « artiste » de stand-up. Jonah avait déjà éliminé cette possibilité, par deux fois.
Se relever était plus difficile qu’il ne l’aurait cru. Jonah ne pensait pas avoir quelque chose de cassé, mais le coup de genou dans son ventre l’avait laissé le souffle coupé, et celui à la tempe, vaguement nauséeux. En fait, à peine fut-il debout qu’il dut s’appuyer à un arbre, le temps de lutter contre le vertige qui l’assaillait, mais il finit par arriver à avancer à petits pas vers la sortie du parc. Que Spider-Man et ces drogués s’entre-tuent, il n’en avait rien à faire. Le premier ne valait pas mieux que les autres. Tous des criminels.
Un coup de feu perça soudain l’air.
Jonah s’arrêta net. Il était facile d’oublier à quel point un coup de feu faisait un bruit tonitruant. Jonah avait fait son service, comme tout bon américain qui se respectait tant sois peu, mais il ne s’habituerait jamais à ce bruit. Malgré lui, Jonah se retourna pour voir ce qui se passait.
Il faisait nuit, mais la rue où ils se tenaient était assez éclairée pour éclairer la tache sombre qui s’élargissait sur l’épaule de Spider-Man. En une seconde, Jonah enregistra la scène, en bon journaliste qu’il était. Spider-Man se tenait entre le tireur et Jonah, les bras écartés. Un des deux drogués était à terre, entortillé dans une des fameuses toiles du vigilant. L’autre, debout, le visage amoché, se préparait à tirer une deuxième fois, et Spider-Man ne bougeait toujours pas. Le choc lié à la blessure, sans doute.
-Bouge !, hurla Jonah.
Spider-Man ne réagit pas, laissant à son adversaire le temps d’ajuster son tir. Jonah était trop loin pour l’arrêter. Seul Spider-Man avait une chance d’y arriver, et Jonah ne pouvait même pas dire à quel point il détestait l’idée de travailler avec lui pour arrêter deux vulgaires détrousseurs de grand chemin, mais il n’allait pas laisser le vigilant se faire tuer comme ça. Jonah voulait le voir les menottes au poing à son procès avant que des policiers ne le traînent en prison faire les vingt ou cinquante ans de prison que le juge lui infligerait, pas le voir mort dans une rue de Manhattan, dédouané de toute responsabilité et traité en héros par une population de décérébrés qui portait systématiquement au firmament les héros morts sans jamais les remettre en question.
-Bouge, idiot !, hurla-t-il à nouveau.
Le soi-disant super-héros réagit enfin. Il darda un bras en avant et projeta sa toile en direction de l’agresseur de Jonah. La main qui tenait le pistolet se retrouva prise dans la toile et collée au lampadaire derrière. D’un deuxième tir, Spider-Man finit d’attacher l’agresseur de Jonah au lampadaire avant de se tourner vers lui.
-Monsieur Jameson !, s’exclama-t-il. C’était moins une. Vous allez bien ? Vous n’avez rien, au moins ?
Sa voix tremblait un peu, et la tache sombre sur son stupide justaucorps s’élargissait un peu plus à chaque mouvement. Jonah fit un pas en arrière.
-Je n’ai pas besoin de ton aide, Spider-Man.
-Non, bien sûr.
Spider-Man tourna la tête.
-Des policiers arrivent. Je peux vous laisser faire la déposition ? J’ai encore autre chose sur le feu, et ils m’en veulent un peu, depuis votre dernier article.
-À raison, cracha Jonah. Tu n’es rien d’autre qu’une menace ambulante !
Spider-Man hocha vaguement la tête.
-Vous devriez vous faire examiner par un médecin, monsieur Jameson. Vous saignez du front.
Jonah porta machinalement sa main à sa tempe. Il ne l’avait pas remarqué. Peut être qu’il était lui aussi sous le choc de l’attaque, après tout, mais pas au point d’échanger des amabilités avec son ennemi mortel. À quoi croyait parvenir Spider-Man en lui donnant du « monsieur Jameson » tout d’un coup au lieu du « Jonah » trop familier qu’il lui réservait ? S’il espérait des remerciements, il pouvait toujours aller se brosser. Jamais Jonah ne lui accorderait plus que du mépris !
Spider-Man tituba soudainement.
-Et bien… Je crois que je vais y aller. Allez-vous mettre à l’abri, monsieur Jameson. Je m’occupe du reste.
L’insolence de ce saltimbanque ! Jonah allait lui faire ravaler ses mots une bonne fois par toute, mais un bruit de course le coupa dans son élan et lui fit tourner la tête. C’était les policiers qui arrivaient enfin, mais il n’en avait pas fini avec Spider-Man. S’il pouvait le faire parler un peu plus longtemps, il pouvait peut être parvenir à le faire arrêter par les policiers. Après tout, qu’est-ce qui prouvait que tout ceci n’était pas une mise en scène destinée à redorer le blason du vigilant auprès des forces de l’ordre ?
Jonah retourna la tête, à la recherche de quelque chose à dire pour arrêter Spider-Man, mais il était déjà trop tard. L’autre était déjà dans les airs. Jonah le suivit un instant du regard avec rancœur, puis écarquilla les yeux. Spider-Man, d’habitude parfaitement agile dans les airs, s’écrasa contre un immeuble, et disparut dans une ruelle proche. Jonah entendit le bruit d’un corps tombant contre quelque chose de métallique. Une benne à ordures, peut-être ?
-Tout va bien ici ?
Furibond, Jonah se retourna vers les deux policiers. S’ils étaient arrivés plus tôt, ils auraient pu mettre Spider-Man sous les verrous, mais à présent, ils n’étaient plus qu’une gêne. Jonah sortit son portefeuille et lança une carte dans leur direction approximative.
-J.J.Jameson, propriétaire du Daily Bugle, se présenta-t-il sèchement. Je n’ai pas le temps de discuter, mais si vous voulez mon témoignage, je serais à mon bureau dès sept heures trente demain matin et je suis même prêt à retarder l’impression du compte-rendu de l’accident dans l’édition du jour, ou je peux venir faire ma déclaration au commissariat dès l’aube, mais j’ai autre chose à faire pour l’instant, et vous avez ces drogués à la MGH dont vous devez vous occuper.
Le premier policier poussa aussitôt un juron et prit sa radio pour appeler des renforts. Le deuxième braqua son pistolet sur un des deux hommes au sol, conscient du risque qu’il échappe aux toiles de Spiderman. Jonah était d’un coup passé tout en bas de la liste de leurs préoccupations. Il en profita pour s’éclipser.
Jonah n’était plus tout jeune, et les deux agresseurs ne l’avaient pas raté avec leurs coups de poings boostés à l’hormone de croissance mutante. Il aurait voulu courir jusqu’à la ruelle où il avait cru voir tomber Spider-Man, il dut se contenter de clopiner jusqu’à elle en grimaçant. Il regrettait d’un coup que ses instincts de journaliste se soient amoindris avec le temps. Il avait perdu depuis longtemps l’habitude d’avoir toujours sur lui un appareil photo. Heureusement, les temps modernes avaient parfois leur avantage. Il rangea son portefeuille et sortit son téléphone dernier cri, capable de réaliser des photographies convenables même de nuit.
Il se mit à sourire, malgré la douleur. Jonah le sentait, cette nuit était celle où sa chance allait tourner. Cette nuit était celle où J.Jonah Jameson allait démasquer tout seul Spider-Man. C’était le Pulitzer !
Personne d’autre ne devait avoir vu la scène, car personne ne se tenait à l’entrée de la ruelle pour photographier Spider-Man. Et pourtant, combien de fois Jonah avait-il du jouer des coudes pour approcher du dangereux vigilant pendant que des agneaux stupides le photographiaient et réclamaient des selfies, comme si Spider-Man ressemblait de près ou de loin à un héros. Mais il était plus de minuit, et apparemment tout le quartier dormait. Jonah n’en revenait pas de sa chance de pouvoir vivre seul ce moment historique.
Armé de son téléphone, il pénétra à l’intérieur de la ruelle, prêt à faire trois choses dans l’ordre, démasquer et photographier Spider-Man, appeler la police pour l’arrêter, et les secours pour s’occuper de lui. Son pire ennemi lui devrait la vie et la lourde peine de prison qu’il méritait. Cela suffisait à guérir Jonah de toutes les avanies que Spider-Man lui avait infligé en une décennie et à être assez grand seigneur pour lui rembourser les frais d’ambulances, s’il en avait besoin.
Un silence total régnait dans la ruelle mal éclairée, au point que Jonah commençait à se demander sérieusement s’il avait repéré la bonne ruelle. Puis, il entendit un gémissement venu de la benne à ordure la plus proche. Le souffle coupé, Jonah se réfugia dans les ombres de la ruelle et activa le mode film de son téléphone, prêt à passer au mode appareil photo dès que le moment parfait se présenterait à lui. Il n’eut pas à attendre longtemps. Après un instant de remue-ménage à l’intérieur, un gant rouge apparut, puis un autre, et Spider-Man se hissa finalement hors de la benne pour se laisser retomber de l’autre côté, couvert de détritus. Une métaphore parfaite de sa vie, songea vicieusement Jonah, les yeux rivés sur son ennemi.
Spider-Man resta un instant assis la tête dans ses mains, occupé à reprendre son souffle. À entendre sa respiration sifflante, Jonah commençait à penser qu’il avait une côte ou deux de fêlées. Cela n’importait pas d’ailleurs, les secours s’en occuperaient quand il aurait les menottes aux mains. Finalement, alors que la frustration de Jonah parvenait à son paroxysme, l’ennemi public numéro un porta sa main à sa nuque et dégrafa le masque avant de l’enlever. Jonah retint son souffle et vérifia d’un coup d’œil que la caméra était toujours centrée droit sur la tête de Spider-Man. Ses mains, bien sûr, ne tremblaient pas. Un vrai journaliste ne tremblait pas au moment crucial. J.Jonah Jameson allait enfin découvrir l’identité de Spider-Man et dévoiler son imposture au monde entier. Pas pour la première fois, il se demanda quelles étaient les chances que Spider-Man soit quelqu’un qu’il soit capable d’identifier du premier regard. Ils allaient de toute façon très vite le savoir.
Jonah vit d’abord apparaître des cheveux bruns en bataille, puis une oreille ensanglantée, claire de peau, et enfin tout le visage de son ennemi juré. Aussitôt, Jonah eut la réponse à sa question. Le visage de Spider-Man était bien un visage qu’il était capable d’identifier d’un seul coup d’œil, parce que ce visage, c’était celui de Peter Parker.
Son employé.
Un gamin qu’il payait depuis presque dix ans à prendre des photos de Spider-Man et qui s’était moqué de lui pendant tout ce temps. Un gamin qu’il avait aidé à rembourser les frais médicaux de sa tante et qui l’avait remercié avec le sourire.
Jonah ne lâcha pas son téléphone, mais ses bras retombèrent le long de son corps comme s’ils étaient soudain faits de coton. Il n’en croyait pas ses yeux. Il n’arrivait même pas à cligner tellement il était estomaqué. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était enregistrer les détails de la scène sous ses yeux.
La tâche sombre sur l’épaule de Spider-Man, d’où le sang continuait ou avait recommencé à couler.
Son arcade sourcilière droite enfoncée par le coup de poing d’un des deux drogués.
Son nez cassé qui saignait et sifflait à chacune de ses inspirations.
Sa pommette gauche déjà sérieusement gonflée par un coup de poing, peut être reçu plus tôt dans la soirée.
Ses yeux légèrement vitreux, comme s’il avait du mal à faire le point sur le mur en face ou sur ses mains.
Sa main tremblante qui chercha dans sa poche un vieux téléphone portable qui avait vu des jours meilleurs quelque part au court de la dernière décennie. Spider-Man appuya sur un bouton, puis, constatant que rien ne s’allumait, agita l’appareil comme si cela avait des chances de le faire redémarrer.
-Cassé, marmonna le jeune homme. Merde. MJ va me tuer.
Il laissa retomber sa tête contre la benne à ordure et l’y cogna trois fois, comme s’il ne risquait pas d’aggraver la commotion cérébrale qu’il avait forcément récupérée à un moment de la soirée vu son regard vitreux. Il essaya finalement de se relever sur des jambes tremblantes, échoua trois fois, puis se laissa à nouveau retomber contre la benne à ordure et ferma les yeux. Son nez sifflait toujours de manière inquiétante et sa respiration semblait ralentir de minute en minute.
Aucun doute n’était plus permis. L’homme que Jonah avait sous les yeux, c’était bien Peter Parker, vingt-cinq ans depuis dix jours, gamin un peu paumé devenu un jeune adulte en galère, et visiblement menteur émérite à tout âge.
Jonah avait souvent réfléchi à ce qu’il ressentirait le jour où il découvrirait l’identité secrète de Spider-Man. Son psychologue, sa femme, ses employés du Bugle, tout le monde lui avait dit de ne pas trop en espérer. Jonah s’était refusé à les écouter. Lui était sûr qu’il en retirerait le triomphe vindicatif qu’il escomptait depuis tant d’années. Il avait imaginé tant de possibilités, mais pas celle-là. Pas de se retrouver face à l’un de ses employés. Jamais Jonah ne s’était senti aussi trahi. Il pouvait sentir une veine pulser contre sa tempe et menacer d’exploser. De manière un peu absurde, il songea que son médecin n’allait pas être content de lui. Il avait dit à Jonah d’éviter les émotions fortes, pour son cœur, et voilà que Jonah se tenait là, dans une ruelle sombre de Manhattan, face à sa némésis, et c’était un gamin qu’il avait lui même embauché.
C’était probablement le stade où il était censé se mettre à crier, appeler la police et prendre des photos à tout va. Après tout, il avait clopiné jusqu’ici pour faire exactement ça, démasquer Spider-Man. À la place, Jonah continua de fixer le jeune homme appuyé à la benne à ordure sans cligner une seule fois des yeux. Il essaya de réconcilier mentalement l’image du vigilant insolant et celle de Peter Parker, le gamin qui avait amené un gâteau fait par sa tante au Bugle le jour de ses quinze ans. Cela ressemblait à une mauvaise blague, mais c’était pire. C’étaient les faits, la vérité nue pleine et entière si chère au journaliste, et si elle ne plaisait pas à Jonah, il n’avait pas d’autre choix que de faire avec.
Toujours appuyé contre sa benne, Spider-Man, Peter, poussa un gémissement de douleur. Il agrippa ses genoux de ses mains tremblantes et laissa retomber sa tête en arrière.
-Relève-toi, Peter, murmura-t-il. Tu ne vas quand même pas te laisser mourir là, dans une ruelle ! Fais quelque chose !
Le regard de Jonah se porta malgré lui à sa plaie à l’épaule. Chaque mouvement semblait la rouvrir. Combien de litres de sang avait-il perdu, entre le combat, sa fuite entre les toits, sa chute dans la benne et maintenant ? Spider-Man était costaud. Jonah était bien placé pour le savoir, après l’avoir étudié si longtemps et si attentivement, mais il était mortel. Perdre trop de sang le tuerait avant que ses étranges pouvoirs ne l’aient soigné.
Ce n’était pas la une que Jonah voulait. Ce n’était pas… Il passa une main fiévreuse sur son front couvert de sueur et de sang séché. Il ne savait plus quoi penser. Sa tête semblait peser des tonnes et un épais brouillard s’était abattu dans son cerveau, l’empêchant de penser convenablement.
Finalement, ses pieds prirent une décision à sa place quand il entendit le souffle de Spider-Man se faire plus rapide, presque paniqué. Jonah sortit de son coin d’ombre et fit trois pas en arrière pour sortir de la ruelle. Spider-Man était dans un tel état qu’il ne l’entendit même pas, lui qui semblait toujours avoir des yeux derrière la tête. Ce n’est que quand le pied de Jonah heurta une bouteille de bière vide qu’il redressa la tête, affolé.
Leurs regards se croisèrent. Jonah s’était trompé quand il pensait que la couverture idéale pour la une du Bugle serait la tête de son ennemi, l’air déconfit et les menottes aux poings. La photo parfaite, il l’avait sous les yeux. Il en faisait même partie. Une ruelle sombre, à peine éclairée par un lampadaire qui divisait la scène en deux comme les deux parties d’un cours de tennis. D’un côté, à terre, vaincu, échevelé et couvert de sang, l’ennemi public numéro un, Spider-Man. De l’autre, celui qui l’avait pourfendu de sa plume dix années durant, lui aussi le front ensanglanté. Deux regards incapables de se lâcher. Deux expressions presque identiques, indéchiffrables par un regard extérieur. La photo parfaite, digne de gagner des prix, et personne n’était là pour la prendre.
Jonah savait très bien lire le regard de Peter Parker, et il était plus que quiconque capable de déchiffrer le langage corporel de Spider-Man. Dans ses yeux, il lisait la peur, dans sa posture, la volonté de fuir. Mais il y avait autre chose dans son regard, un mélange de douleur et de fatigue, et peut être même de la résignation.
Que lisait Spider-Man dans son regard à lui ? Jonah aurait été bien en peine de le dire. Il était encore trop sous le choc de la récente révélation, trop en tout cas pour disséquer ce qu’il ressentait.
Spider-Man tenta de se redresser, mais son pied glissa dans son propre sang et il retomba à terre.
-Monsieur Jameson..., murmura-t-il, avant de se taire et de détourner le regard.
C’était bien la voix de Peter Parker, cette voix qui semblait n’avoir jamais totalement cessé de muer. Jonah, lui, ne cligna même pas des yeux. Il eut la sensation d’avoir remporté une victoire en faisant détourner le regard à un Spider-Man qui ne portait pas de masque, mais cette victoire semblait soudain bien dépourvue de sens.
Le portable de Jonah tomba par terre. Il n’était pas sûr de l’avoir volontairement lâché ou non, mais pour la première fois depuis qu’il était entré dans la ruelle, il prit une décision consciente et envoya d’un coup de pied le téléphone jusqu’à portée de Spider-Man. Celui-ci regarda le téléphone puis Jonah, comme s’il ne comprenait plus rien à rien. Jonah compatissait. La sensation était partagé.
-Monsieur Jameson, répéta Spider-Man encore plus hésitante.
-Appelle des secours, lui ordonna Jonah d'une voix brusque.
Il tourna les talons sans attendre de voir ce que Spider-Man ferait et quitta la ruelle pour regagner les grandes rues éclairées de Manhattan du pas d’un homme ivre. Une fois dehors, il inspira profondément. Il n’avait pas réalisé qu’il avait retenu son souffle pendant tout ce temps. À nouveau, il passa une main sur son front fiévreux, en se demandant si ce qui venait de se passer était un rêve ou un cauchemar et comment il pouvait se réveiller. Plus que dans un cauchemar, il avait l’impression d’être dans un mauvais film. Ce ne pouvait pas être réel. Jonah ne pouvait pas avoir vécu ce qu’il venait d’avoir vécu. Même la douleur des ses plaies et bosses semblait irréelles.
Il s’éloigna aussi vite qu’il le pouvait de la ruelle, sans avoir de destination en tête. Il ne voulait même pas entendre si Spider-Man appelait les secours, et encore moins être là quand ils arriveraient.
Jonah finit par s’arrêter quelque part au bord de l’Hudson River et s’appuya sur la rambarde. Il passa sa main sur son front en espérant que le mal de tête qu’il ressentait n’était que le résultat d’une terrible cuite qu’il regretterait au matin, mais il y avait bien du sang sur son front, son corps tout entier lui faisait mal, et son portable n’était plus dans sa poche.
Son portable. Jonah poussa un gémissement désespéré. Il avait donné à Spider-Man son portable avec le film qu’il avait réalisé. L’unique preuve de l’identité de Spider-Man était entre les mains de ce dernier. Autant dire qu’elle était envolée à tout jamais. Pas de Pulitzer pour lui ou pour le Bugle.
Jonah se mit à rire, d’abord doucement, puis comme un fou. Les rares passants faisaient un détour pour l’éviter, et il n’avait aucun mal à les comprendre. Il finit par se laisser glisser le long de la rambarde, comme l’avait fait Spider-Man plus tôt dans la soirée, et poussa un profond soupir avant de fermer les yeux.
Tout ce qui lui restait, c’était un profond sentiment de trahison.
Chapter 2: J. Jonah Jameson, déboussolé
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Depuis qu’il avait fondé le Daily Bugle, Jonah suivait la même routine tous les jours ou presque. Il commençait par se lever avant six heures et allait directement prendre son premier café devant sa fenêtre. Quand la saison et le temps étaient favorables, il avait ainsi le privilège de voir le soleil se lever sur New York. Quand ce n'était pas le cas, il avait au moins la satisfaction de voir que rien ne brûlait et que la ville était toujours debout. Une fois réveillé, il prenait une douche, se rasait, s'habillait et se dirigeait vers le Bugle à pied, toujours si le temps le permettait, ou en voiture ou en taxi, suivant son humeur.
Il n'était jamais le premier sur place, ce qui n'avait rien de surprenant. Le Bugle ne dormait jamais. Il y avait toujours une équipe de nuit réduite ou du personnel d'entretien sur le site, mais Jonah aimait arriver avant le gros de ses troupes, pour jauger de l’ambiance dans les bureaux. Il prenait un deuxième café, généralement la porte ouverte pour écouter les bruits de couloir, et lisait le Bugle de la veille à la recherche de coquilles ou de rectifications à apporter dans l’édition du jour. Ensuite, il consultait les chiffres des ventes de la semaine et s’enfermait une heure dans son bureau pour discuter avec Robbie de la une du jour, avant d’enchaîner sur un troisième ou un quatrième café puis le plus souvent sur une discussion plus ou moins informelle avec les principaux journalistes de l’équipe, parfois avec une engueulade en règle quand lesdits journalistes avaient besoin qu’on leur secoue les bretelles, en particulier Ben Urich, la cause numéro deux de son ulcère, après Spider-Man. Ensuite, c’était la frénésie jusqu’à la sortie de l’édition du soir, particulièrement quand ledit Spider-Man faisait des siennes, puis Jonah rentrait chez lui et tout recommençait le lendemain. Cela faisait trente ans que sa vie était réglée de la sorte, et cela lui convenait parfaitement comme ça.
Le lendemain qui suivit son agression et le bouleversement de tout ce qu’il tenait pour acquis ne ressembla en rien à une de ces journées typiques.
Pour commencer, Jonah n’avait pas passé la nuit chez lui. Il était resté plusieurs heures d’affilée appuyé à une rambarde en métal surplombant l’Hudson River en essayant de donner du sens à ce qu’il avait vu, en vain. Il avait mis du temps à réaliser les regards étranges qu’on lui jetait. Couvert de sang et de terre, une manche de son veston en partie arrachée dans l’altercation avec les deux drogués et l’air hagard, affalé contre sa rambarde, il ressemblait à un ivrogne ou un drogué qui aurait été battu presque à mort dans une bagarre avec d’autres paumés comme lui. On repêchait trop d’hommes de ce type dans l’Hudson tous les ans. Certains y tombaient accidentellement, d’autres y étaient poussés à cause de règlements de compte, et les derniers s’y jetaient d’eux même pour fuir quelque chose. Les rares passants regardaient Jonah comme s’ils le soupçonnaient d’être de la troisième catégorie. Pour autant, pas un ne s’approcha pour lui proposer de l’aide, ni n’en appela. Jonah n’en fut pas surpris. Il était un New-yorkais pure souche, et fier de sa ville quand elle ne cédait pas aux sirènes du culte des sois-disant super-héros, mais il ne se faisait pas d’illusion sur la charité de ses concitoyens.
Il se demanda un instant s’il était venu dans ce coin peu fréquenté avec dans l’idée de se jeter à l’eau. Non, il n’y croyait pas. Jonah n’avait jamais pensé au suicide de sa vie. Il pensait rarement à la mort, alors que d’autres hommes de son âge commençaient à être obsédés à l’idée de partir un jour. Il pensait souvent à l’héritage qu’il laisserait derrière lui, oui, à ce qu’il adviendrait du Bugle notamment, mais pas à la mort en temps que telle. Jonah n’était pas tout à fait sûr de ce qu’il était venu faire là, si c’était le hasard ou autre chose qui l’avait conduit en cet endroit précis. Après ce qui s’était passé, il était en droit de se demander s’il n’avait pas sombré dans la folie pendant quelques heures. Honnêtement, on ne pouvait pas le lui reprocher.
Les évènements de la veille, puisque l’aurore approchait à grande vitesse, semblaient plus absurdes à chaque heure qui passait. Jonah était… Il était incapable de dire ce qu’il était ou ce qu’il ressentait. Après sa crise de fou rire qui ressemblait de plus en plus à un coup de folie, il était resté planté là à ruminer sans bouger d’un pouce pendant presque une dizaine d’heures. Il était absolument incapable de mettre un mot sur ce qu’il pensait de la situation. Son esprit était comme une page blanche. Une première page de journal, sans gros titres, ni illustrations.
Peut être qu’il ne ressentait rien en fait à la découverte de l’identité de sa némésis. Mais non, il se mentait à lui même s’il prétendait ça. C’était juste le choc le rendait amorphe, incapable de prendre une décision ou de définir ce qu’il ressentait. Jonah avait l’impression d’être vidé. Il aurait du ressentir un sentiment de triomphe, de colère, de vindication, de rage, n’importe quoi. Au lieu de ça, il se contentait de regarder l’Hudson couler doucement, comme s’il n’avait rien de plus important à faire.
Sans l’aurore qui se levait, il aurait pu rester toute la vie figé dans cette position. Cependant, avec la lumière les new-yorkais allaient commencer à arpenter les rues, ce qui voulait dire qu’on pouvait le reconnaître et se demander ce que le directeur du Bugle faisait à errer dans les rues comme un fou à cette heure indue. Jonah n’aimait pas faire la une d’autres journaux que le sien. Si l’histoire de la veille devait être contée, ce serait par le Bugle.
Pour autant, Jonah n’était toujours pas prêt à rentrer chez lui pour s’écrouler sur son lit. Même si son corps entier lui faisait mal et qu’il avait depuis longtemps passé l’âge de faire des nuits blanches, il savait qu’il n’arriverait pas à dormir. À pas lents, eu égard à ses côtes abîmées, il se remit à marcher sans but précis, en prenant garde de rester dans les rues les moins fréquentées, toujours pour éviter d’être reconnu.
Sans surprise, ses pas le ramenèrent d’instinct devant l’immeuble du Daily Bugle. Jonah resta à nouveau planté là les bras ballants à regarder son immeuble en attendant une réponse qui ne venait pas. Quand le nombre de voitures grossit sur l’artère, il se secoua enfin et entra dans le bâtiment.
Le hall d’entrée était désert. Jonah jeta un coup d’oeil à sa montre qui avait miraculeusement survécu à l’altercation de la veille. Il arrivait bien avant la foule de ses employés. Du même pas chancelant qui l’avait conduit jusqu’au Bugle, il s’avança vers l’ascenseur. Du coin de l’œil, il vit le vigile se lever derrière son bureau et crier quelque chose dans sa direction. C’est à peine si Jonah l’entendit. Il darda son badge dans sa direction sans se retourner et appela l’ascenseur. Celui-ci s’ouvrit immédiatement. Jonah appuya sur un bouton pour demander à l’ascenseur de l’amener à son bureau. Les portes se refermèrent. Juste après, un bruit sourd retentit de l’autre côté des portes fermées, peut être causé par l’impact du vigile contre celles-ci. Jonah n’y accorda pas plus d’attention que ça. Il ne voulait pas parler au vigile. Il ne voulait parler à personne.
De la même manière, il ignora les quelques journalistes déjà installés derrière leurs postes de travail. Il lui sembla vaguement voir quelques uns lever la tête par dessus les cloisons qui fermaient leurs bureaux, mais prétendit n’avoir rien remarqué de leurs regards fixés sur son visage. Il ouvrit et referma la porte de son bureau sans jeter un regard en arrière, et descendit les volets roulants qu’il préférait d’habitude laisser ouverts pour admirer cette magnifique machine qu’était le Bugle en pleine effervescence. Jonah s’affala dans son fauteuil et se mit à contempler le mur en face de lui d’un regard vide.
Peu à peu, les bruits habituels d’un journal au travail lui parvinrent depuis la pièce voisine. Les téléphones se mirent à sonner, les journalistes à s’interpeller d’un bout à l’autre du bureau, mais même ce bruit ne fit pas grand-chose pour réconforter Jonah. Il remarqua à peine que l’ambiance de l’autre côté de la porte était différente de d’habitude, tendue et feutrée, comme si personne n’osait dire un mot plus haut que l’autre. À un moment, il entendit un chuchotis frénétique de l’autre côté de la porte puis un grattement timide sur celle-ci, mais son silence rebuta les personnes de l’autre côté de la porte. Il y eut encore une série de chuchotements, puis un bruit de pas s’éloignant de la porte, et Jonah resta seul dans un silence moins réconfortant qu’il ne l’aurait voulu.
Malheureusement, sa tranquillité ne dura pas. Dix minutes ou une heure plus tard, Jonah aurait été incapable de le dire, le même manège recommença, toujours sans tirer la moindre réaction de sa part, même si cette fois la personne toqua plus fermement sur sa porte. Jonah retourna à sa contemplation silencieuse.
-Jonah ?
Il n’avait pas entendu Robbie frapper, et ne tourna pas la tête vers lui quand il passa la tête à travers l’entrebâillement de la porte. Les yeux de Jonah restèrent fixés sur le mur où s’affichaient les unes les plus célèbres du Bugle, celles qui avaient fait sa fortune.
-Merde, Jonah ! On m’a dit que…
-Ferme la porte !
Robbie hocha la tête. Il se faufila à l’intérieur et ferma la porte à clé pour pas qu’il ne soit dérangé.
-Merde, Jonah…, répéta-t-il avant de s’interrompre.
Jonah continua de fixer le mur. Toutes ces unes dont il était si fier… « Qui est Spider-Man ? », « Super-héros ou Super-zéro ? », « La police recherche le sois-disant justicier », « Assez ! Les New-yorkais las des destructions causés par les sois-disant héros », « Où s’arrêtera ce règne de la terreur ? » et tant d’autres encore. Sous certaines, s’étalait une photographie de super-héros pris en plein combat, la plupart floues. Sous d’autre, c’étaient les même super-héros qui posaient d’un air arrogant. Mais la plupart des unes affichaient le masque qui le hantait, celui de Spider-Man. C’étaient les meilleures photos sur le mur. Il avait félicité Peter pour certaines d’entre elles, et même payé un petit extra pour elles ici et là, quand il savait que ça aiderait le jeune interne sans attaquer sa fierté.
-J’appelle une ambulance, déclara Robbie. C’est insensé d’être venu travailler dans cet état. Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Pas d’ambulance.
-Ne soyez pas ridicule, Jonah. Regardez-vous ! Vous avez des bleus partout, et vu comme vous vous tenez, je ne suis pas sûr que vous n’ayez pas une côte fêlée ou pire. Je ne parle même pas du sang sur votre tempe qui me dit que vous avez une commotion cérébrale. J’appelle une ambulance. Vous devez faire examiner ça de plus près.
-Pas d’ambulance, répéta Jonah d’une voix butée.
-Alors à défaut laissez moi appeler quelqu’un pour venir regardez ça ici, supplia presque Robbie. Que s’est-il passé ? Vol, extorsion, chantage, ou avons-nous encore un super-vilain en colère sur le dos ?
-Pas d’ambulance, pas de docteur et pas de super-vilain. Qu’on me laisse travailler. Si vous voulez embêtez quelqu’un, allez voir Allen à la comptabilité ou demandez à Bryers où en est son article sur le scandale de l’usine qui déverse ses produits toxiques dans l’Hudson. Il était censé le livrer il y a deux jours. S’il croit que je l’ai oublié, il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude.
Au lieu de quitter le bureau comme il l’aurait du, son rédacteur en chef croisa les bras et le défia du regard.
-L’ambulance ou le docteur, Jonah. J’insiste.
Qu’il essaie seulement. Jusqu’à preuve du contraire, le Daily Bugle appartenait toujours à Jonah. Cela voulait dire qu’il était chez lui et qu’il faisait ce qu’il voulait. Il était loin le jour où Jonah se laisserait dicter sa manière de vivre sa vie chez lui. Sans un mot, il repoussa brutalement sa chaise de bureau. Il contourna Robbie en le foudroyant du regard en retour et rouvrit la porte. Vingt têtes inquiètes apparurent aussitôt par-dessus ou sur le côté des cloisons. Jonah les ignora. Il n’avait pas intérêt à surprendre la moindre rumeur sur ce qui lui était arrivé dans les jours qui venaient. Un journaliste était censé être curieux, mais il détestait qu’on cancane au travail. S’ils voulaient fouiner, qu’ils essayent de découvrir où passait l’argent de Stark ou Osborn ces temps-ci. Ce serait plus productif.
Jonah fronça les sourcils. Il n’embauchait pas n’importe qui. Les journalistes qu’il avait sous ses yeux étaient les meilleurs, ou en passe de le devenir. Il s’agissait des meilleurs pour fouiner, fureter et investiguer, et ils avaient eu Parker sous leurs yeux pendant presque dix ans. Est-ce qu’ils avaient été aussi aveugles que lui, ou est-ce qu’il était le seul dindon de la farce dans cette histoire ? Tout d’un coup, Jonah cessa d’être écrasé par l’ahurissement. La colère prit le dessus. Il inspira profondément.
-Urich, dans mon bureau !, hurla-t-il de toute la force de ses poumons.
Toutes les têtes disparurent à la vitesse de l’éclair. Celle de Ben Urich apparut lentement par-dessus sa cloison. Il avait l’air surpris de cette convocation, ce qui attisa la colère de Jonah, mais il n’essaya pas de protester contre cette convocation. Il se leva, prit quelques dossiers sous son bras et se hâta à travers la pièce pour rejoindre le bureau de Jonah. En voyant son visage, lui aussi écarquilla les yeux. Peut être que Jonah devrait jeter un coup d’œil dans un miroir à l’occasion, mais il n’avait pas si mal que ça. Il souffrait bien plus de l’humiliation infligée que des coups donnés par les deux drogués.
Quand Ben arriva à sa hauteur, Jonah s’écarta pour le laisser passer, puis il claqua plus qu’il ne ferma la porte de son bureau.
-Tu tombes bien, Ben, commença aussitôt Robbie comme s’il n’avait pas remarqué que Jonah était furieux. Aide-moi à convaincre cet idiot d’au moins aller consulter un docteur.
-Il refuse de… Enfin, Jonah ce n’est pas raisonnable ! Nous avons tous ici passé l’âge de faire les fanfarons. Que s’est-il passé ? Ce n’est quand même pas le Bouffon Vert ? Je n’ai pas retouché à son dossier conformément à vos instructions, mais…
-Ce n’est pas le Bouffon Vert, le coupa Jonah, et je n’irais pas à l’hôpital. Est-ce que vous saviez ?
Robbie et Ben échangèrent un regard que Jonah ne parvint pas à déchiffrer. Incompréhension face à sa question ? Encouragement à lui mentir quel que soit le prix à payer ? Réalisation qu’il risquait de les virer tous les deux maintenant qu’ils savaient ?
-Savoir quoi ?, demanda finalement Ben. Que vous alliez vous faire agresser ? Si c’était le cas, vous pensez bien que vous en auriez été le premier informé, avant même la police !
-Je ne parle pas de mon agression !, hurla Jonah. Je me fous de mon agression, je l’ai déjà oubliée ! Est-ce que vous saviez ?
Les deux journalistes échangèrent un autre regard.
-Jonah, je n’ai pas la moindre idée de ce que vous essayez de nous dire, reprit Robbie de cette voix lente qu’on réserve aux malades et aux imbéciles.
Qu’on le traite de la sorte était une insulte de la pire sorte. Jonah tapa du poing sur la table, faisant voler des crayons dans tous les sens.
-Ne vous fichez pas de moi ! Vous êtes les meilleurs de la profession. Vous avez des yeux, et parfois, à l’occasion, vous êtes moins aveugles que moi, alors étiez-vous au courant ou pas ?
Les deux hommes restèrent d’un silence de marbre. Jonah inspira profondément et se retint de hurler la question qui lui brûlait les lèvres. Savaient-ils que Peter Parker était Spider-Man ? Que l’infâme araignée se cachait au vu de tous, au sein de leurs propres rangs ?
Jonah ne la hurla pas. Il ne la murmura même pas pour qu’eux seuls l’entendent, et pas la vingtaine de journalistes qui devaient tendre l’oreille au-dehors. Pourquoi ? Il n’en était pas sûr lui-même. Au lieu de continuer à hurler et de se donner mal à la tête, il se laissa plutôt retomber dans son fauteuil. Il grimaça en sentant ses côtes lui envoyer des signaux de détresse, mais se força à contenir la douleur.
-Sois vous savez, soit vous ne savez pas, reprit-il sur un ton nettement plus bas. Mais si vous le savez et que vous ne voulez pas me le dire, sachez que depuis hier soir, moi aussi je sais. Je sais tout.
Ben ferma les yeux et grimaça. Robbie soupira et prit une chaise pour s’asseoir face à Jonah. Son visage était resté de marbre.
-Juste pour être sûr, vous savez ou vous soupçonnez et désirez que nous confirmions votre théorie ?
-J’ai vu, je sais, et il sait ce que je sais. Voilà. Qu’est-ce que vous faites dans votre dos, Ben ? Vous croyez que je ne vous ai pas vu ?
Le journaliste eut le bon goût de rougir légèrement. Il s’assit à son tour et posa son téléphone sur le bureau.
-Je… vérifiais cette information.
-Et ?
Le portable sur le bureau vibra. Ben consulta rapidement ses messages et le reposa avant de répondre. Son visage aussi était fermé, mais ses épaules étaient tendues.
-Alors ?
-Alors il semblerait que nous fassions tous partie du même cercle étroit.
Robbie leva un sourcil amusé.
-Il panique ?
-À un point rare, sourit Ben.
Jonah fulminait. Non seulement ces deux-là savaient et le lui avaient caché, mais ils semblaient s’en amuser. Le crayon qu’il n’avait pas réalisé avoir pris dans sa main droite se cassa subitement en deux. L’amusement des deux hommes face à lui se dissipa en un clin d’œil. Ben s’assit à son tour face à lui.
-Jonah…
-Combien ?
-Pardon ?
-Combien savaient et n’ont rien dit ?
Robbie soupira et se frotta les tempes.
-Difficile à dire. De toute évidence, ce n’est pas un sujet qui est ouvertement abordé dans le bâtiment. Impossible de le savoir sans se poser directement la question ce que personne ne fait, pour des raisons évidentes. On peut prétendre l’ignorance, mais seulement jusqu’à une certaine limite. Jusqu’à maintenant, je n’avais aucune certitude que Ben savait.
-Ne le prends pas mal, Robbie, mais je pensais sincèrement que j’étais le seul de nous deux à savoir. Pour répondre à votre question, Jonah, ceux qui savent avec certitude doivent se compter sur les doigts d’une main. Ceux qui ont des soupçons… Vous l’avez dit vous même, nous sommes tous journalistes. C’est difficile pour des gens comme nous de ne pas avoir des soupçons.
Et personne ne lui avait dit, du rédacteur en chef à l’interne chargé de ramasser les tasses de café sales. Ils l’avaient laissé se ridiculiser comme le dernier des imbéciles. D’accord, Robbie avait tenté deux ou trois fois de l’empêcher d’aller trop loin dans ses efforts pour faire arrêter et condamner l’agaçante araignée, mais il aurait du être plus explicite, et lui dire au lieu de garder un secret. Cela semblait une évidence maintenant. Tout s’expliquait, les photos que Peter était le seul à arriver à prendre, les nez cassés et bras dans le plâtre parce qu’il s’était sois-disant fait agresser le jour même où Spider-Man prenait une raclé, ses disparitions synchronisées avec les apparitions du vigilant masqué… Jonah avait été aveugle.
Non, on l’avait laissé s’aveugler. Il inspira profondément.
-Une dizaine de personnes donc ?
-Peut être. Pas plus de vingt, j’en suis certain. Tout le monde est resté discret.
-Mais en dehors, devant une bière, combien rient de cet idiot de J.Jonah Jameson, qui emploie S… cette personne à son service en se laissant berner comme un gamin ?
-Personne, j’en suis certain. Si c’était le cas, la concurrence serait informée depuis belle lurette. Et puis, Peter est quelqu’un d’apprécié dans l’équipe. Vous auriez du mal à trouver quelqu’un qui le déteste au point de trahir son identité civile, même pour un scoop.
Ce qui était un comble, vu la vitesse à laquelle Spider-Man se faisait des ennemis mortels, dont Jonah lui-même.
-Et depuis combien de temps êtes-vous au courant ?
Jonah s’étonna lui-même d’à quel point sa voix était calme. Ben et Robbie feraient bien de ne pas s’y fier. À l’intérieur, Jonah bouillonnait. À vrai dire, il était surpris de ne pas avoir encore explosé.
-Peter a toujours été plus ou moins dans mon radar, reconnut Ben. Il y a eu des coïncidences trop étranges alors que nous étions sur un job ensemble, des disparitions au moment opportun, d’autres choses, qui a force de s’accumuler ont fini par dresser un tableau trop précis pour ne pas me hurler la vérité en face. Mais je suis sur le terrain et pas vous. Cela m’a facilité la tâche.
-J’ai discuté avec lui autour d’un café plusieurs fois, ajouta Robbie en se tournant vers la liste accrochée à l’ordinateur de Jonah. Tout est juste dans cette liste, à part la surconsommation de café. Jeune, caucasien, originaire du Queen, lycéen, puis étudiant, puis professeur. Cependant, je n’ai jamais pu avoir de preuve concrète, avant cette conversation. Je n’ai jamais non plus pu déterminer d’où lui viennent ses pouvoirs. Ben ?
-Non plus. Le mystère reste entier de ce côté là, je le crains. Mais je parierai sur un accident. La bonne vieille chance des Parker, comme il le dit si bien.
-Et vous l’avez laissé faire, les coupa Jonah d’une voix aussi blanche que ses poings serrés sur le coin du bureau. Vous l’avez laissé me voler en me vendant des photos de lui-même. Vous m’avez laissé me ridicule en lui offrant une tribune où s’afficher. Je parie qu’il doit bien rigoler à l’heure qu’il est !
Robbie secoua la tête.
-Jonah, tu sais que ce n’est pas comme ça. Peter est un bon garçon et…
Jonah pointa un doigt accusateur dans sa direction.
-N’essaie même pas de finir cette phrase. Je t’ai fait confiance ! Je t’ai confié mon journal. Et toi, non, et vous deux, vous tenez le scoop du siècle, et au lieu de le dévoiler, vous le gardez sous clé dans le placard ? À qui devez-vous votre loyauté ? À un jeune blanc-bec insolent, ou à votre journal ? Votre famille ?
-Et risquez les vies de la famille de Peter ?, demanda Ben d’une voix douce. Il ne ment pas quand il se plaint de sa malchance. Je l’ai vue à l’œuvre plus d’une fois. Peter s’inquiète pour les siens, et c’est légiti…
-Dehors.
Ben se leva aussitôt, mais Robbie lui fit signe d’attendre.
-C’est normal de se sentir trahi, dans ces circonstances, et tu es encore sous le choc, Jonah, mais…
-Dehors !, hurla Jonah en se levant si vite que sa chaise tomba par terre. Ben, tu es viré. Robbie, je me fous de si je dois y laisser toute ma fortune, mais si j’ai besoin d’un procès pour virer ton cul de mon journal, je n’hésiterais pas.
Au lieu de protester, Robbie soupira et se leva à son tour en lui jetant un regard déçu, comme si c’était lui qui était raisonnable, et Jonah qui ne l’était pas.
-Comme tu veux, Jonah. Si tu veux me parler, tu sais où me trouver.
-Te parler ? Je veux t’étrangler, sale traître ! Hors de ma vue, tous les deux ! Je n’ai pas besoin de vous ! Ni de ce… S’il montre sa sale face de petit con immature et arrogant, dites-lui qu’il est viré, vous m’entendez ? Viré ! Et si vous n’êtes pas près à écrire cet article, je le ferais moi-même !
Les deux hommes sortirent de la pièce bien trop tranquillement pour des hommes sur qui il venait de hurler qu’ils n’avaient plus de travail et qu’ils n’en retrouveraient jamais s’il avait son mot à dire sur la question. Pour ajouter à l’insulte, ils refermèrent délicatement la porte, comme s’ils n’avaient rien à se reprocher. Cependant, Jonah eut l’étrange impression qu’elle s’était refermée dans un bang assourdissant.
Le silence de la pièce se révéla tout autant assourdissant. Jonah resta un moment debout, les mains toujours crispées sur son bureau, avant de retrouver suffisamment son sang-froid pour remettre sa pièce d’aplomb et s’asseoir face à son ordinateur. Quand on voulait que les choses soient bien faites, il fallait les faire soi-même. Jonah alluma la machine, ouvrit une page word et commença à taper violemment sur son clavier.
« SPIDER-MAN DÉMAS... »
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« BIENTÔT SOUS LES VERROUS ? Le justicier masqué connu sous le nom de... »
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« FINI DE RIRE. Longtemps caché derrière l’identité de... »
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« QUI EST PETER PARKER ? Ce prétendu photographe amateur connu surtout pour ses photographies de... »
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C’était insensé. Jonah essayait depuis des heures, mais il était incapable de raccrocher l’image de Spider-Man à celle de Peter Parker, ce pauvre gars un peu paumé et franchement malchanceux qui avait besoin d’aide juste pour joindre les deux bouts. Spider-Man était insolant et hautain. Peter Parker un petit gars du Queen qui n’avait jamais eu la moindre veine dans la vie, mais qui n’avait jamais cédé à l’appel du crime comme tant d’autres jeunes paumés ou dévié de sa boussole morale. Un brave garçon qui faisait ce qu’il pouvait avec les cartes qu’il avait en main. Ce n’était pas pour rien que Jonah lui avait plusieurs fois prêté de l’argent en sachant pertinemment qu’il n’en reverrait jamais la couleur.
Sauf que les braves garçons n’enfilaient pas un masque pour frapper des gens, ni ne tiraient profit des bons samaritains.
« LA DOUBLE VIE DE SPIDER-MAN DÉVOILÉE EN EXCLUSIVITÉ »
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« LE BUGLE TRAHI DE L’INTÉRIEUR PAR LA MENACE PUBLIQUE NUMÉRO 1 »
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« DOUBLE PERSONNALITÉ ? LA MENACE MASQUÉE EN EST-ELLE UNE PLUS GRANDE ? »
Effacer. Pas de sensationnalisme, pas de juste rancœur, des faits. La vérité journalistique, l’éthique du métier, c’était ça qui comptait plus que jamais.
« PETER PARKER EST... »
Effacer.
« PE... »
Effacer.
Jonah arracha le post-it accroché à son écran, lassé de le voir le narguer. Il le froissa et l’envoya en direction de la poubelle. La boulette de papier rata celle-ci de trois bons pas. De rage, Jonah balaya les papiers qui traînaient sur le bureau. C’était l’article de sa vie ! Il avait attendu ce moment pendant dix ans ! Et là, au moment de l’écrire, le néant. La page blanche, la terrible page blanche que craignait tous les journalistes, et elle frappait Jonah au pire moment. Et encore une fois, bien sûr, c’était la faute de Spider-Man. Dans la vie de Jonah, tant de choses étaient de la faute de Spider-Man. De Peter Parker. Mais si Jonah était habitué à hurler le premier cas de figure sur tous les toits, la deuxième informations continuait de ne pas faire sens. Peter Parker était… Peter Parker n’était pas… Jonah laissa tomber sa tête dans ses mains et s’arracha les cheveux par poignées entières.
-Ça n’a pas de sens, grinça-t-il entre ses dents. Ça n’a pas le moindre sens !
Les choses n’étaient pas censées se passer comme ça. Jonah avait joué le scénario tant de fois dans sa tête qu’il le connaissait par cœur. Spider-Man aurait du se décomposer en se comprenant démasquer, et supplier Jonah de ne pas le remettre à la justice. C’était en tout cas ce qu’il avait toujours imaginé. Et si c’était quelqu’un que Jonah connaissait sous son identité civile – parce que oui, bien sûr qu’il avait envisagé cette possibilité – alors Spider-Man aurait du se moquer de lui pour n’avoir pas découvert le pot aux roses du tout. C’était bien le style de l’immonde personnage.
Jonah releva la tête vers l’immense fenêtre qui donnait sur New York. Il s’attendait à moitié à voir la menace masquée en question se balancer devant lui pour le mettre au défi de dévoiler son identité au monde et de devenir la risée du monde journalistique et au-delà. Il devait bien rire de la déconfiture de Jonah, peut être même fêter ça avec les Vengeurs, voire les X-Men et les Quatre Fantastiques tant qu’on y était ! Sauf que…
Sauf que Peter Parker n’était pas censé être le genre d’homme à se moquer d’un homme à terre, lui qui était la politesse incarnée. Sauf que Jonah revoyait encore le visage de Peter quand il avait réalisé que Jonah était là et qu’il le regardait. Les blessures sur son visage, trop nombreuses. Ses yeux, hantés, et pas que par la réalisation que Jonah pouvait à présent mettre un visage sous le masque. L’épuisement. La résignation. Le visage de Peter Parker n’était pas le visage que Jonah associait à l’énergumène masqué. Ces émotions non plus. Qu’est-ce qu’il était censé faire de ça ?
Jonah se lever pour scruter le ciel. Pas le moindre signe de Spider-Man. Sur un coup de tête, il alla voir sur internet. Pas la moindre photo de Spider-Man sur twitter, instagram, facebook, tumblr ou un autre de ces réseaux sociaux qui lui volaient de l’argent par leur seule existence. Pas le moindre tweet mal orthographié d’un fanatique du vigilant s’émerveillant d’avoir vu passer son idole, ni à Manhattan, ni dans le Queen, ni ailleurs. On était pourtant dimanche. C’était courant de voir Spider-Man en action le dimanche matin, alors que dans la semaine il n’était actif que le soir. Il avait pris une balle dans l’épaule. Était-il plus grièvement blessé qu’il n’en donnait l’impression ? Jonah se creusa la tête pour retrouver la liste des pouvoirs connus de Spider-Man. La guérison accélérée n’était-elle pas censée en faire partie ?
Non pas que Jonah en ait quoi que ce soit à faire. On récoltait ce qu’on semait, après tout. Il se rassit devant sa page blanche et la foudroya du regard, comme si ça aiderait les mots qui lui manquaient à se matérialiser dessus.
On gratta à nouveau à sa porte au bout d’un moment.
-Monsieur Jameson ?, demanda sa secrétaire d’une voix tremblante.
-J’ai dit que je n’y étais pour personne !, hurla Jonah. À moins que vous ne soyez Ulysse lui-même, ça veut dire que je n’y suis pas non plus pour vous !
-Mais monsieur Jameson, ce sont deux messieurs de la police, et ils insistent beaucoup !
Bien sûr. Il avait complètement oublié qu’il avait abandonné deux policiers dans le parc où il s’était fait agresser pour courir après Spider-Man en leur promettant de témoigner le lendemain au commissariat ou dans son bureau. Comme il ne s’était pas présenté au premier, ils venaient le chercher au second. Jonah mourrait d’envie de rejeter cette visite comme les autres, mais il respectait trop le travail de la police pour la mettre à la porte. Après tout, les policiers ne portaient pas de masque, eux. Jonah leur ouvrit la porte.
-Entrez messieurs.
Les deux policiers, un homme et une femme entre deux âges, entrèrent et s’installèrent sur les sièges que venaient de quitter Ben et Robbie. C’étaient peut être ceux de la veille, peut être pas. À part le visage de Peter le regardant en écarquillant les yeux, le reste de la soirée était floue.
-Pardon de vous prendre de votre temps, commença la femme mais comme vous n’êtes pas venu et ne répondez pas sur votre téléphone…
Son téléphone. Jonah l’avait laissé entre les mains de Spider-Man, avec les preuves de son identité. Autant dire qu’il ne le reverrait jamais.
-J’étais occupé.
-Vous devriez faire examiner ces plaies.
-Quand j’en aurais le temps.
-Je vois. Vous devez être pressé de faire sortir cet article.
Jonah jeta un coup d’œil coupable à son écran d’ordinateur, qu’ils pouvaient voir en partie. Les policiers étaient presque aussi fouineurs que les journalistes, mais le nom de Peter n’apparaissait pas dessus. Il finit par réaliser qu’ils ne devaient pas parler de son article sur Spider-Man, mais de celui sur son agression.
-Pressé, oui. Du nouveau de votre côté ? Je n’ai pas grand-chose à vous raconter du mien. Je marchais dans le parc pour rentrer chez moi quand ces deux drogués à la MGH m’ont agressé pour mon portefeuille. L’un d’eux avait un couteau. Les deux étaient dotés d’une super-force. Ils m’ont bousculé, réclamaient mon portefeuille encore et encore. Ils n’avaient pas l’air des plus futés, ni des plus cohérents. Spider-Man devait passer par là, parce qu’il est intervenu. L’un des drogués a sorti un pistolet et tiré dans ma direction. Spider-Man était sur sa trajectoire. Il a pris la balle, ligoté mes agresseurs, et est parti aussi vite que possible, comme à son habitude.
Les deux policiers échangèrent un regard.
-Quoi ?
-Pardon, monsieur Jameson, c’est juste que quand vous parlez d’habitude de Spider-Man, vous êtes d’habitude plus… virulent.
-Oui. Je m’attendais presque à ce que vous l’accusiez d’être le complice de vos agresseurs.
Jonah se redressa de toute sa taille.
-Il existe quelque chose qui s’appelle l’éthique journalistique. Je sais reconnaître quand je dois potentiellement ma vie à quelqu’un. Il a fait escalader la situation au point que mes agresseurs sortent une arme à feu, mais il a aussi prit une balle à ma place. Je ne vais pas l’insulter pour ça, mais je ne vais pas lui envoyer des fleurs non plus. Vous croyez que cela va m’empêcher de pourfendre ce vil personnage dès l’édition suivante ?
Le policier ricana.
-Là on vous retrouve, monsieur Jameson. Et vous inquiétez pas, dans la police, tout le monde ou presque vous soutient contre ce type. J’espère bien qu’un jour ou l’autre, vous ou nous le démasquerons.
La police le détestait parce que personne n’aimait être ridiculisé par un type en collant rouge et bleu qui était meilleur que vous dans votre propre domaine, songea Jonah en étant parfaitement conscient que la remarque était valable pour lui aussi. Au lieu de dire sa pensée à voix haute, Jonah hocha la tête et changea de sujet.
-Vous voyez, mon témoignage était rapide à faire. Je n’ai jamais vu ces hommes de ma vie, du moins je ne le crois pas. C’était un crime d’opportunité crapuleux mené par deux drogués et rien d’autre. Pas vraiment de quoi vous faire perdre votre temps, comme vous le voyez. Je ne suis même pas sûr que cela fasse un article.
Les deux policiers échangèrent un nouveau regard.
-À vrai dire, nous ne sommes pas sûrs que ce soit vrai, reprit la femme.
-Qu’est-ce que c’est sensé vouloir dire ?
-Voyez-vous, Spider-Man a débarqué au commissariat à l’aube pour nous transmettre un certains nombre de documents. Vous êtes-vous faits des ennemis récemment ?
-Je dirige un journal qui n’hésite pas à dénoncer le crime organisé, les magouilles des politiques, la corruption de la police et le manque de contrôle des super-héros. Je me fait des ennemis tous les jours, y compris dans vos rangs. C’est un des risques du métier, et je l’accepte sans problème. Pourquoi ?
-D’après ces documents, corroborés par l’interrogatoire de vos agresseurs que nous avons mené dans la foulée, il semblerait que quelqu’un en ville veuille votre mort. Assez pour payer deux hommes de mains et leur offrir de la MGH pour vous tuer et faire passer ça pour une agression ayant mal tournée.
Jonah ouvrit la bouche et la referma. Il ne s’attendait pas à ça. Il voyait déjà les titres dans la presse du matin, se lamentant sur le terrible fait divers. Des gens mourraient trop souvent comme ça. New York était une ville dangereuse. Des fois, la victime était un vendeur de journaux, des fois un magnat de la presse. Et visiblement, des fois c’était une couverture pour un meurtre. Jonah tombait des nues. Lui même avait cru à la simple agression sur le moment. Rien ne le laissait envisager autre chose. Les deux drogués voulaient son argent et tenaient un couteau un peu trop près de sa gorge.
Seulement, il y avait deux trois détails incongrus qui lui sautaient aux yeux maintenant qu’il était informé de ces nouveaux paramètres. La vitesse à laquelle Spider-Man était arrivé sur place, alors que Manhattan un samedi soir n’était pas son terrain de chasse favori, sauf gros évènement impliquant les Vengeurs. Le même Spider-Man lui disant de se mettre à l’abri. Enfin, n’avait-il pas reçu les deux derniers jours trois messages de Spider-Man sur son répondeur du bureau, qu’il avait immédiatement archivé sans les écouter ? Il avait prit ça pour une tentative d’intimidation mêlée à du harcèlement, méthodes typiques de sa némésis, mais il s’était peut être trompé.
-Spider-Man est venu vous faire ces révélations ?
-Lui même. Il n’a pas donné ses sources ni expliqués comment il a trouvé ces documents, ce qui risque de les rendre irrecevables devant la justice, mais comme je vous disais, l’interrogatoire a corroboré ses dires. Vous êtes en droit de venir consulter les documents qu’il nous a apporté au commissariat, mais à première vue, rien n’indique le nom du commanditaire. L’homme qui a embauché vos deux agresseurs était apparemment un intermédiaire. Spider-Man a dit qu’il travaillait là-dessus, mais que vous voudriez être tenu informé.
-Et… dans quel état était-il ?
La femme haussa les épaules.
-Spider-Man ? Difficile à dire. Peut être qu’il marchait de manière un peu raide. Normal, s’il s’est prit une balle.
-Me dites pas que vous vous inquiétez pour lui ?, ricana l’homme.
-M’inquiéter pour Spider-Man ?, cracha Jonah. Jamais !
Mais pour Peter Parker ?, lui demanda soudain sa traîtresse de conscience. Jonah refusa de réfléchir à la réponse à cette question. À la place, il se leva et tendit une main aux deux policiers pour serrer la leur.
-Je vous remercie de m’avoir tenu au courant. Je reste à votre disposition, bien entendu, mais j’ai beaucoup de travail aujourd’hui.
Les deux policiers se levèrent, mais n’avaient pas l’air tout à fait heureux d’être ainsi congédiés.
-Vous devriez revenir avec nous au commissariat, fit le premier. Il faut vous mettre sous protection officielle jusqu’à ce que le coupable soit démasqué, et peut être que d’autres détails vous reviendront devant vos agresseurs.
Spider-Man avait été démasqué. Ces coupables-là intéressaient bien moins Jonah que Peter Parker.
-Ce n’est pas ma première menace de mort, répondit-il tout en raccompagnant les deux hommes vers sa porte. Le Bugle sait quoi faire dans ces circonstances.
Il leur referma la porte au nez sans écouter leurs protestations. Il fixa quelques secondes la porte, puis se dirigea vers son ordinateur pour consulter ses messages archivés.
« Bonjour monsieur Jameson, c’est votre fidèle serviteur Spider-Man. Je sais que vous détestez discuter avec moi, mais j’aurais des révélations importantes à vous faire. Si vous pouviez me... »
clic.
« Allez, Jonah, décroche ! Je sais que tu me détestes, mais c’est vital. Il y a des... »
clic.
« Monsieur Jameson, je vous en supplie, il faut que je vous parle ! Je ferais ce que vous voulez en échange, même de la publicité pour le Bugle, mais je dois vous parler, c’est votre vie qui est en jeu ! »
Jonah se laissa tomber sur son fauteuil et se massa les tempes. Il n’avait pas réalisé à quel point elles étaient douloureuses. Il réécouta une deuxième fois les trois appels, en entier cette fois, et en se montrant attentif à chaque variation de la voix de Spider-Man. Sur le premier enregistrement, il camouflait sa voix et parlait dans un mouchoir ou dans son masque pour qu’on ne le reconnaisse pas, mais sur les deux autres on entendait clairement la tension dans sa voix, surtout sur le dernier. À mi-chemin du deuxième, Peter avait oublié de monter sa voix de quelques octaves. Sa voix était clairement reconnaissable, mais Jonah n’aurait pas juré qu’il s’en serait rendu compte s’il avait prêté attention aux appels au moment où il les avait reçu. Il reconnaissait la voix de Peter parce qu’il savait que c’était Peter.
Et Peter paraissait sincèrement inquiet sur chacun des trois, inquiet pour Jonah. Encore une fois, qu’est-ce que Jonah était censé faire de cette information ? Il n’y comprenait plus rien, et Jonah détestait ne rien comprendre à une situation.
Sur son écran, la page dédiée à son article restait désespérément vide.
Jonah finit par renoncer à écrire. Il n’arrivait à rien, et de toute façon, le scoop serait encore là quand il reviendrait, si les seules personnes qui connaissaient l’identité de Spider-Man refusaient de cracher l’information même quand elle pouvait leur faire remporter le Pulitzer. Il avait besoin de parler à quelqu’un, et malheureusement dans ces circonstances, cela voulait dire parler à Ben ou Robbie.
Le premier n’était pas à son bureau. Jonah les chercha dans celui du deuxième, en vain. Il commençait à se demander s’ils avaient déjà démissionné comme il le leur avait ordonné et sur qui il était censé crier sa rage et son incompréhension s’ils n’étaient plus dans le bâtiment, quand un stagiaire lui indiqua qu’il les avait vu se diriger vers le toit de l’immeuble. Jonah s’engouffra donc dans l’escalier y montant, mais dut s’arrêter sur la dernière marche, le souffle coupé. Robbie et Ben avaient du mal refermer la porte, parce qu’un vague bruit de conversation lui parvenait de l’autre côté de celle-ci. Jonah tendit l’oreille pour voir s’ils se moquaient de son aveuglement, en dépit de leurs promesses du contraire.
-En fait, je me suis toujours demandé si Jonah n’était pas secrètement au courant, déclarait Robbie.
Jonah entendit un bruit d’étranglement de l’autre côté de la porte. Il faillit faire de même, tant l’idée était absurde.
-Sérieusement ?, demanda Ben.
-Je sais que cela a l’air stupide dit comme ça, mais son énervement chaque fois qu’on aborde le sujet Spider-Man pouvait n’être qu’une couverture. Qui soupçonnerait un protégé de Jonah d’être Spider-Man ?
-Dit comme ça, on pourrait aussi se demander si Peter n’a pas choisi de rester au Bugle par préméditation, justement pour écarter les rumeurs.
Depuis sa cachette, Jonah hocha frénétiquement la tête. C’était une bonne question, qu’il aurait du se poser tout seul.
-Pas pour qui connaît Peter, répondit Robbie d’un ton convaincu. C’est un bon garçon.
-Je le sais bien. Il n’y a pas un atome de duplicité en lui.
-Et pourtant, il cache son identité depuis son adolescence.
-Oui, je ne me suis jamais expliqué cette dualité. Les gens sont pleins de drôles de contradictions, même les Peter Parker qui semblent des gens si simple au premier regard. Quoi qu’il en soit, il est temps de redescendre et de chercher un journal qui voudra bien de nous. Avec un peu de chance, Jonah nous laissera la semaine pour nous retourner avant de nous virer et de jeter le contenu de nos bureaux par la fenêtre. La carrière de Spider-Man est finie, et les nôtres au Bugle avec.
-En est-on sûr seulement ?
-Tu as vu comme moi son état, Robbie. Jonah n’a jamais supporté la déloyauté, et il n’y a qu’à le regarder pour voir qu’il accuse sévèrement le coup. Il aimait bien Peter, même s’il ne l’aurait jamais dit à voix haute. Ce n’est pas à une dénonciation qu’on va assister dans le journal de ce soir, mais à une éviscération en règle, et je ne suis pas sûr de vouloir rester pour regarder ça. Tu n’es pas d’accord ?
-Je ne sais pas. Ce serait logique de le penser, mais quelque chose me turlupine depuis que Jonah nous a hurlé dessus. Tu n’as pas remarqué comment il s’est retenu plusieurs fois de hurler le nom de Peter à tue-tête au risque que tout l’étage l’entende ?
-Maintenant que tu le dis… Il a aussi prit soin de ne pas dire son nom avant d’être sûr que nous étions au courant. Tu penses qu’il n’est pas prêt à dénoncer Peter ?
Le silence s’éternisa sur le toit. De l’autre côté de la porte, Jonah retint son souffle.
-Je n’ai sincèrement aucune idée de la manière dont il va réagir, finit par répondre Robbie. Jonah a toujours eu un faible pour le gamin, et il n’a pas mauvais fond, contrairement à ce que tout le monde pense. Je ne travaillerais pas pour lui si je pensais autrement. Tout ce qu’on peut faire, je suppose, c’est attendre et espérer.
Ben répondit par un grognement qui pouvait marquer ses doutes ou son approbation. Jonah n’attendit pas de voir ce qu’il en était. Il redescendit sur la pointe des pieds et retourna à son bureau avant qu’ils ne le surprennent en train d’écouter aux portes.
Une fois à nouveau renfermé, il se rassit devant son ordinateur et se remit à contempler la page blanche devant lui. Robbie semblait penser que Jonah n’écrirait pas son article, qu’il protégerait l’identité de Peter exactement comme lui et Ben. Il se trompait. Ses raisons de s’opposer à Spider-Man n’avaient pas changé et restaient toujours aussi valables. Jonah haïssait Spider-Man et tout ce qu’il représentait. Mais alors, pourquoi ses doigts restaient-ils en suspension au-dessus du clavier sans appuyer sur la moindre lettre ?
Sur l’écran semblaient se superposer le masque de Spider-Man, le visage las et inquiet de Peter la nuit précédente, et le visage d’un adolescent de quinze ans qui s’était présenté pour la première fois au Bugle pour vendre ses photos vêtu d’un pantalon trop grand et d’un pull trop petit. Ces trois images étaient-elles seulement réconciliables ?
Jonah passa tout le reste de la journée à se poser la question. Et quand vint l’heure d’envoyer les articles du jour à l’impression, la page sous ses yeux était toujours blanche. Une confrontation, finit par se dire Jonah en refermant le fichier. Une confrontation avec sa némésis et le jeune homme qui se cachait derrière, c’était de ça dont il avait besoin. Et après, peut être même qu’il saurait quoi faire de l’information sur laquelle il était tombée…
Chapter 3: Peter Parker, interloqué
Chapter Text
Jonah laissa la fenêtre de son bureau du Bugle ouverte le lendemain, même si une bande de super-vilains amateurs fit baisser la température de trente degrés en plein mois d’août. Il fit de même le soir avec celle de son salon.
Il attendait Spider-Man. Peter. Le premier des deux qui se pointerait. Jonah ne savait même pas comment il devait en parler. Fallait-il faire comme si c’était un cas de schizophrénie, ou devait-il utiliser les deux noms de manière interchangeable ? Le mieux était sans doute d’imiter Ben et Robbie et de différencier les deux pour ne jamais se tromper de nom en public. Non pas qu’il voulait protéger l’identité secrète de Spider-Man, quoi qu’en pense Robbie. Jonah protégeait son scoop, c’était tout.
Quelle que soit la raison, réelle ou supposée, son attente se révéla vaine. Deux jours depuis la grande révélation et ni Peter ni Spider-Man ne s’étaient manifestés, que ce soit au Bugle, ou à l’appartement de Jonah. Ce dernier en était réduit à stalker les deux sur internet. Peter n’avait donné signe de vie nulle part en ville. Spider-Man, par contre, avait été vu à trois reprises en moins de quarante-huit heures, chaque fois juste avant que des hommes drogués à la MGH et recherchés pour faits de violence ne soient déposés devant divers commissariats de la ville. À chaque fois, un autre super-héros avait été remarqué à proximité. À chaque fois, il était resté à l’écart, puis était reparti vaquer à ses louches occupations à l’autre bout de la ville. Des renforts au cas où Spider-Man ne serait pas tout à fait remis de sa balle dans l’épaule ? La blessure était-elle si grave ? Spider-Man était censé avoir un pouvoir auto-guérisseur ! Rien d’autre n’expliquait qu’il se prenne de tels coups la nuit avant de se présenter tout sourire au matin au Bugle.
Aucune importance. Jonah n’allait pas commencer à s’inquiéter pour lui. Il était juste las d’attendre que ce petit lâche sorte de sa tanière, que ce soit pour venir le supplier, se moquer, ou tout simplement pour s’expliquer. Après tout l’argent qu’il avait dépensé pour aider Peter Parker, et pour attraper Spider-Man, il méritait ces explications ! En fait, elles lui étaient même dues ! Tout ce que Peter prouvait en ne venant pas, c’était qu’il était un lâche, avec ou sans le masque !
À défaut d’avoir des nouvelles fraîches de la menace masquée ou de son alter ego, Jonah passa cette deuxième journée au Bugle à reprendre les archives qu’il détenait sur Spider-Man et à les éplucher, en remontant à la première apparition mentionnée par le Bugle, et même avant. Internet avait ses avantages, même si on ne le surprendrait jamais à le dire à voix haute.
Au lieu d’aider à comprendre le personnage qu’il avait en face de lui, ces lectures ne parvenaient qu’à attiser la colère de Jonah. Quinze ans. Peter avait quinze ans quand il avait commencé sa carrière de nuisance chronique. N’y avait-il personne à l’époque pour l’arrêter dans son élan ? On avait le droit d’être une tête brûlée à quinze ans, mais les adultes étaient censés empêcher les adolescents de faire des conneries sans nom comme d’enfiler un collant pour combattre le crime. La police était là pour ça, merde !
Bien sûr, en remontant plus loin dans les archives d’internet, Jonah retrouva l’article d’un journal rival qui mentionnait la mort de l’oncle de Peter sous ses yeux. Exactement le fait divers glauque dans lequel Jonah avait bien cru se retrouver quelques jours plus tôt. Il se demanda vaguement si Peter aussi avait fait le rapprochement quand il avait passé ses appels téléphoniques au Bugle. Impossible de le découvrir sans lui mettre la main dessus. Il devinait également qu’il tenait là l’acte de naissance de Spider-Man. Les dates concordaient trop bien pour qu’il en aille autrement. Découvrir ça… Comme tant d’autres choses cette semaine, Jonah ne savait pas quoi en penser, alors il enregistra juste l’information dans un coin de sa tête, puis il mit le dossier Benjamin Parker de côté et passa au suivant.
Le dossier Gwen Stacy n’était guère plus amusant. Le titre à la une du Bugle de ce jour là le fit tilter. Il avait accusé Spider-Man d’avoir causé la mort de la jeune fille, et il le considérait toujours responsable avec ces nouvelles informations, mais il n’aurait probablement pas fait cette une là s’il savait que Peter l’aimait et que Spider-Man avait échoué à sauver celle qu’il aimait. Jonah aussi avait perdu des gens important au cours de sa vie. Il savait ce que c’était que de vivre ça et ne le souhait à personne, surtout pas à un jeune de cet âge-là. À la réflexion, il se rappelait que Peter était à fleur de peau cette année là, et particulièrement avec lui. Cela n’avait plus rien d’étonnant. Jonah avait pensé qu’à son âge, il était temps qu’il s’endurcisse. Ce souvenir le fit plus d’une fois grimacer. Il refusa encore une fois de s’y appesantir. Il était là pour mener une enquête, pas pour compatir avec la vie de son ennemi. Parce que Spider-Man était son ennemi. Peter Parker… Peter Parker l’était donc aussi, par définition.
Pendant qu’il s’enfonçait ainsi dans le passé de Peter, le Bugle continuait de fonctionner normalement ou presque. Les rumeurs enflaient sur l’origine des blessures de Jonah. Plus d’un soupçonnait qu’il y avait un rapport entre ces blessures et la quasi disparition de Spider-Man. Jonah décida de les laisser courir. Il n’avait de toute façon pas le choix, et il préférait entendre dire qu’il avait défié Spider-Man à un match de catch et perdu plutôt que d’entendre qu’il avait découvert l’identité de Spider-Man et qu’il ne l’avait toujours pas publié pour des raisons qu’il aurait été incapable d’expliquer.
Robbie était toujours là pour servir d’intermédiaire entre Jonah et ses journalistes et lui donner le temps de mener son enquête. Il restait lui même, tranquille jusqu’à l’excès, même si Jonah le coupait avec mépris à la première opportunité. Il ne donnait pas signe de se préparer à partir, ce qui exaspérait Jonah autant que cela le poussait à admirer le bonhomme. Il savait pourquoi il l’avait toujours voulu au Bugle et pas ailleurs, et Robbie le lui prouvait de la plus désagréable des manières.
Ben aussi était toujours là. Le soir de leur dispute il était parti avec ses affaires dans un carton, mais il était revenu tout sourire le lendemain en constatant que l’article qu’il craignait de lire n’était toujours pas publié. Jonah avait envie de mettre un coup de poing dans sa figure pour lui ôter son petit air suffisant. Il trouvait l’homme presque aussi insupportable que Spider-Man lui-même. S’il n’était pas si bon journaliste…
À bout de patience et d’archives à consulter, Jonah finit par le convoquer dans son bureau. Ben se pointa aussitôt, l’air surpris que Jonah consente à nouveau à lui parler. Jonah aurait volontiers continué plus longtemps à l’ignorer ouvertement dans les couloirs, mais il était à court d’options.
-Vous m’avez demandé, Jonah ?, demanda le journaliste en refermant la porte derrière lui.
-Oui. Où est Parker ?
Ben cligna des yeux d’un air surpris qui ne trompait personne.
-Mais… chez lui, j’imagine.
-Et qu’est-ce qu’il fait chez lui quand il y a une menace de mort sur ma tête et que j’ai besoin de lui parler ?
Ben cligna à nouveau des yeux.
-Je crois qu’il se remet d’une grippe. Il était patraque ces derniers temps.
-À d’autres ! Je sais et vous savez, alors dites-moi pourquoi cette petite merde n’est pas venu me voir. Ça fait trois jours que je l’attends !
Un coup d’œil de Ben vers la fenêtre suffit à lui faire comprendre de quoi il retournait. Maudits soient les journalistes trop malins. Jonah attendit sa réponse en tapotant nerveusement un air martial sur son bureau.
-Je ne peux pas donner de réponse certaine, reprit Ben en abandonnant toute prétention de ne pas savoir ce dont il retournait, mais connaissant Peter, il doit craindre que vous ne preniez une invasion de vos lieux de vie et de travail comme une agression. Sans doute aussi qu’il veut vous laisser le temps de digérer ce qui s’est passé.
-Et ?
Ben passa la langue sur ses lèvres, un signe de nervosité rare chez lui.
-Et je suppose que comme nous tous il se demande quand sortira votre article.
S’il sort un jour, semblait-il vouloir dire, et ces mots flottèrent un instant dans les airs.
-Bien sûr qu’il va sortir !
-Je n’ai jamais dit le contraire.
-Je veux le voir d’abord. Qu’il ait le courage de me dire la vérité en face avant que tout le monde puisse la lire. Visiblement affronter le Rhino pour la énième fois est plus facile que de reconnaître ces torts.
-Je n’en doute pas. Mais comme il vous respecte – ou craint – trop pour venir de lui-même, je pense que cela ne vous laisse qu’un seul choix, non ?
Jonah ne répondit pas à cette question. Ils connaissaient tous deux la réponse.
L’adresse de Peter Parker était dans l’annuaire. Une grosse erreur pour quelqu’un qui avait tant d’ennemis. Jonah n’arrivait pas à croire qu’il soit si stupide. Quand le taxi le déposa devant son immeuble, deux heures après la conversation qu’il avait eu avec Ben Urich, il secoua la tête avec désespoir. C’était un miracle que Peter soit encore en vie vu comme il couvrait mal ses traces. Jonah n’avait pas mis plus de deux minutes à trouver son adresse, celle de sa fiancée, celle de sa tante, tous leurs numéros de téléphone et leurs numéros de sécurité sociale. Les policiers de la ville protégeaient mieux leurs familles que ça, et ils n’utilisaient pas l’excuse d’un masque, eux.
Cependant, malgré toute son exaspération, Jonah devait reconnaître quelque chose. Peter aurait pu utiliser ses pouvoirs pour voler et assassiner, comme tant de ces super-vilains à la manque avec leurs noms d’animaux. Le Vautour, le Rhinocéros, le Scorpion, le Lézard… New-York n’était plus une ville, c’était une ménagerie ! Mais l’Araignée n’avait jamais cédée à ces sirènes-là. Jonah l’en avait souvent accusé. Il l’avait annoncé dans au moins cinq unes différentes, « Pris sur le fait », « Spider-Man, voleur et tueur », et d’autres encore, mais il avait toujours du rétracter ses propos. Si l’homme derrière le masque était Peter, Jonah pouvait croire qu’il était et resterait honnête. Il n’y avait qu’à voir la tête de son immeuble. Personne qui s’était enrichi en se cachant sous un masque ne vivrait ici. Ce n’était pas un taudis, mais l’endroit avait connu une meilleure vie, probablement deux ou trois décennies plus tôt et la plomberie et l’électricité devaient tenir grâce à un mélange de prières et de désespoir. Cela calmait un peu les ardeurs de Jonah.
Il finit par se décider à entrer et ne fut pas surpris de découvrir que l’intérieur était à l’avenant. Jonah évita soigneusement de s’appuyer sur la rambarde en montant l’escalier – l’ascenseur était en panne – puis sonna chez Peter. En tendant l’oreille, il entendit un raclement de pieds sur le sol.
-C’est toi MJ ?
-Non. C’est Jameson.
Le bruit de raclement de pied s’interrompit. Pour un sois-disant héros se vantant de son intrépidité, Spider-Man n’était décidément pas très courageux.
-Ouvre, ordonna Jonah. Je viens juste parler.
Il compta trente-huit secondes dans sa tête avant que Peter ne condescende enfin à approcher de la porte. Il fallu encore quelques secondes de plus pour que Peter trifouille les verrous, puis Jonah se retrouva enfin face à face avec le visage derrière le masque de sa némésis.
Le réflexe premier de Jonah fut de mettre un pain dans la gueule de Peter. S’il avait dix ou quinze ans de moins, il l’aurait fait, mais Jonah savait être raisonnable, à l’occasion. Il retint son mouvement, entra sans lui jeter un seul regard pour bien signifier son mépris et fit un pas de côté pour laisser Peter refermer la porte. Au passage, il nota que Peter ne les enfermait pas à clé. Grand seigneur, il lui offrait sans doute la possibilité de fuir la conversation. Le toupet de ce gamin !
Curieux, il jeta un coup d’œil autour de lui. L’appartement était mieux entretenu qu’il ne l’aurait craint, même si des papiers et des emballages traînaient un peu partout. Petit, oui, mais c’était difficile de faire autrement à New York, mal éclairé, certes, meublé uniquement de meubles ikea, bien sûr, mais somme toute l’appartement était tout à fait correct, pour un jeune homme avec les moyens de Peter. Pas de four par contre, ni de micro-ondes. Peter devait vivre de fast-food et de sandwichs. Peut être que si Jonah payait plus ses prochaines photos il pourrait s’acheter… Non. Jamais J. Jonah Jameson ne financerait plus la menace publique numéro un, volontairement ou non. Il préférait encore se tirer une balle.
À propos de balle, il décida de voir dans quel état était Peter et si c’était assez pour justifier de trois jours de silence absolu. Jonah se retourna et l’examina de haut en bas.
-Tu as une mine affreuse.
-Merci. Je n’avais pas remarqué.
Peter se laissa tomber dans l’unique fauteuil de la pièce. Normalement, Jonah lui aurait dit de se lever et de lui laisser la place, de une parce qu’il était l’invité, de deux pour une question de respect du à ses aînés. Mais eut égard à l’état dans lequel était Peter, il ne dit rien et alla chercher une chaise bancale pour s’asseoir face à lui, avant de se remettre à le dévisager.
Il n’avait pas exagéré, Peter était vraiment dans un sale état. Le t-shirt sale de Peter ne cachait pas le bandage autour de son épaule, celle qui avait été touchée pendant l’agression. Son nez cassé n’était plus qu’un souvenir, mais son arcade sourcilière qui avait été enfoncée par un coup de poing sous les yeux de Jonah restait toujours gonflée et violacée, tout comme sa pommette gauche. Son cou affichait une trace de morsure presque purulente dont la seule vue fit grimacer Jonah. En bon New-yorkais, il n’avait pas de mal à reconnaître le résultat d’une rencontre avec le Lézard. En plus de ça, Peter respirait avec difficulté, comme un homme avec des côtes cassées, au pluriel, et son bras était soutenu par une attelle. Il avait donc bien prit un coup dans les côtes pendant la bagarre. Au moins, le traumatisme crânien avait l’air de n’être plus qu’un mauvais souvenir. Les yeux de Peter n’étaient pas vitreux, mais Jonah avait du mal à déchiffrer leur expression, vu qu’il les gardait fixé sur ses mains.
Dans cet état, ça n’avait rien d’étonnant qu’il ne se soit pas traîné au Bugle, en civil ou en costume. Le dit costume, d’ailleurs, traînait sur une chaise. Vu les déchirures, Peter cachait d’autres blessures sous ses vêtements. Jonah avait évidemment vu Spider-Man blessé, et plus d’une fois, mais le plus souvent de loin. Le voir dans cet état, et sans son masque… Disons que ça ne faisait pas le même effet. Comment avait-il seulement trouvé la force de se lever ce matin ?
-Je croyais que tu avais un pouvoir auto-guérisseur.
-Il… ne fonctionne pas très bien en ce moment.
La voix de Peter trahissait son épuisement.
-Et bien, fait le fonctionner mieux.
Peter leva un sourcil ironique.
-J’arrive pas à le croire. J. Jonah Jameson est dans mon appartement, et tout ce qu’il trouve à faire c’est de critiquer mes super-pouvoirs. Ce sera quoi ensuite, ma façon de me balancer à mes toiles, ou vous voulez examiner sa formule chimique et la critiquer directement ? Qu’est-ce que vous faites là, Jonah ? Vous êtes venu m’apporter en main propre l’article où vous révélez mon identité pour que je vous le dédicace ?
-Non.
Les yeux de Peter trahirent soudain sa méfiance et son incertitude.
-Mais vous allez le publier.
Oui.
-Je…
Les mots ne sortaient pas. Ils étaient pourtant si facile à prononcer. « Tu es fait comme un rat ». « Tu rigoles moins maintenant ». « Quel effet ça fait d’être vaincu par J. Jonah Jameson ? ». Mais face à ce jeune homme éreinté, Jonah n’arrivait plus à les prononcer.
-Je… Je viens récupérer mon téléphone.
Peter émit un rire qui se transforma en gémissement.
-Ne me faites pas rire… Vous avez enfin découvert l’identité de Spider-Man, et votre seule réaction c’est de venir récupérer votre téléphone ?
-Pour commencer.
Peter tendit le bras. Il portait des bracelets de métal dont surgit un fil de cette fameuse toile que Jonah détestait. Le fil agrippa le téléphone de Jonah à l’autre bout de la pièce et le posa dans ses mains. Jonah grommela en le récupérant. Il n’arriverait jamais à nettoyer totalement la toile dessus, et bien sûr il y en avait partout sur le port du chargeur.
Il vérifia rapidement le contenu du téléphone, se demandant si Peter avait ajouter l’usurpation d’identité au reste, mais il n’avait pas utilisé son forfait internet et avait passé un unique appel avec, juste après que Jonah le lui ait prêté, probablement pour contacter la mythique infirmière de nuit. Jonah nota mentalement le numéro. En voilà une avec qui il aimerait mener une interview et lui demander des comptes.
-Tu n’as pas effacé la vidéo.
Peter sursauta.
-Non. J’ai… oublié.
-Oublié.
-J’avais la tête à autre chose ces derniers jours. On cherche à vous tuer, si vous n’avez pas remarqué. Enfin bref, pourquoi êtes-vous là, Jonah ? Si c’est par rapport à l’homme qui essaie de vous tuer, je suis toujours dessus, mais je n’ai pas de nouvelles à vous donner pour le moment. Je suis un peu… ralenti.
Pour se justifier, il désigna de sa main valide la totalité de son corps et grimaça à nouveau quand il agita un peu trop son épaule blessée. Jonah repensa à toutes les sois-disant grippes, gastro-entérites et accidents de la route qui avaient empêché Peter de venir au journal juste après que Spider-Man ait été blessé dans une bagarre. Ce qu’il avait pu être aveugle !
-Je ne suis pas là pour ça non plus.
-Pourquoi alors ? Si ce n’est pas pour vous vanter, ni pour exiger que je fasse mieux au travail, pourquoi venir ?
-Tu t’es prit une balle pour moi.
-Oui. Et ?
Jonah ouvrit la bouche et la referma. Il disait ça comme si c’était aussi simple sur ça. Peut être que c’était aussi simple d’ailleurs, pour Peter. C’était un brave garçon, ou du moins, Jonah le pensait avant de découvrir qu’il était aussi Spider-Man, qui était tout sauf un brave garçon. Jonah ne savait plus quel instinct il devait croire, celui qui hurlait que Peter était fiable, ou celui qui clamait que Spider-Man ne l’était pas.
Jonah déglutit. Spider-Man était prêt à prendre une balle pour lui. Ces dernières vingt-quatre heures, Jonah n’avait cessé de se rejouer la scène dans sa tête. La belle l’aurait tué net si Spider-Man ne s’était pas interposé. On avait tenté de l’assassiner. Spider-Man le savait. Il avait tenté de l’avertir.
-Tu me suivais ce soir-là.
-Oui. Je n’avançais pas dans mon enquête et je me suis dit…
-Qu’à défaut d’attraper les coupables tu pouvais toujours attendre qu’ils m’attaquent.
-Quoi ? Non ! Je voulais juste m’assurer que vous rentriez chez vous sans problème. J’ai été distrait par un problème de l’autre côté du parc. Des gamins qui… Bref. J’ai failli revenir trop tard. Quand j’ai vu qu’ils vous tenaient… Vous m’avez fait peur, monsieur Jameson.
Le pire, c’est qu’il avait l’air sincère, comme quand il sous-entendait qu’il n’avait pas hésité une seconde à prendre une balle pour lui. Marrant. Spider-Man l’appelait Jonah quand il était agacé, mais monsieur Jameson quand il était inquiet pour lui. Ce genre de tic de langage était difficile à contrefaire.
Il reprit son téléphone en main, remit le son et lança la vidéo. Tout en l’écoutant d’une oreille, il garda les yeux fixés sur Peter, à l’affût de ses réactions. « Cassé, » prononça Peter dans la petite boîte de métal qui renfermait le scoop du siècle. « Merde. MJ va me tuer. » Trois coups de tête frustrés dans la benne à ordure derrière. Des gémissements et grognements. « Relève-toi, Peter, murmura-t-il. Tu ne vas quand même pas te laisser mourir là, dans une ruelle ! Fais quelque chose ! ». Peter réagit enfin en entendant le bruit de sa voix. Il rougit, verdit, blanchit et se remit à fixer le plancher comme si c’était la chose la plus intéressante du monde.
Dans l’enregistrement, Jonah fit tinter une bouteille de verre abandonnée sur le sol. La voix de Spider-Man, surprise, puis suppliante. « Monsieur Jameson... ». Silence. Le bruit du téléphone tombant sur le sol. Jonah avait de la chance qu’il s’en soit sortit indemne. « Monsieur Jameson ». Un nouveau silence. Bruit de coup de pied dans le téléphone. « Appelle des secours ». Ça c’était la voix de Jonah, suivie par les bruits de pas indiquant qu’il avait quitté la ruelle.
« Merde. » Jonah cligna des yeux. Il n’avait pas réalisé qu’il n’avait pas arrêté de filmer en envoyant le portable à Spider-Man, mais bien sûr que c’était logique que l’enregistrement continuait. « Merde, merde, merde. Dites-moi que c’était une hallucination causée par le manque de sommeil et pas Jameson. Non ? Merde. Si ça c’est pas la bonne vieille chance des Parker… Peter, tu est mort. Tu as perdu trop de sang et tu peux en être content, parce que c’est mieux que ce qui t’attends au matin si tu survis. » Un nouveau silence. « Il m’a vraiment donné son téléphone ? Ce n’est pas moi qui hallucine à cause du manque de sang ? Oh ça fait mal. Je devrais appeler quelqu’un. Luke ? Jess ? Qui je connais qui soit a l’aise avec l’idée d’être harcelé téléphoniquement par Jameson jusqu’à la fin de ses jours une fois qu’il aura récupéré son téléphone ? Oh merde, ça filme. »
Le silence revint dans la pièce. Sur son fauteuil, Peter était livide, les yeux aussi vides que la veille. Jonah relança l’enregistrement. Cette fois, il garda le visage fixé droit sur l’écran et plus sur le visage de Peter à l’affût de ses réactions.
Honnêtement, il pouvait être content de la qualité de la vidéo, étant donné qu’elle n’avait pas été prise dans les meilleures circonstances. La lumière n’était pas bonne, mais on voyait suffisamment bien Spider-Man glisser hors de la benne à ordure, couvert de déchets, puis ôter son masque. Reconnaissait-on bien Peter sur la vidéo ? Oui, quand on le connaissait. Spider-Man, quand il ne se savait pas observé, adoptait ses maniérismes. Cependant, si on allait au tribunal avec une vidéo pareille, Spider-Man serait capable de s’en sortir avec un bon avocat qui prétendrait qu’une ressemblance physique ne pouvait suffir à condamner un homme. Et comme Matt Murdock était Daredevil… Ces maudits super-héros se défendaient sans cesse les uns les autres.
Sur la vidéo, Peter se retourna vers Jonah au moment où il fit du bruit. Là on le reconnaissait bien mieux. Si Jonah prenait une photo de Peter maintenant, même Murdock ne parviendrait à le sauver devant un tribunal sérieux. C’étaient les mêmes blessures, à l’épaule, au nez, à la pommette, au front, les yeux vitreux trahissant la commotion cérébrale… Merde combien de blessures Peter accumulaient chaque nuit ? Ce n’était pas une vie.
Jonah réalisa qu’avant de revoir cette vidéo, une partie de lui avait refusé de reconnaître la vérité de ce qu’il avait vu, que le gentil Peter qui travaillait pour lui était l’odieux Spider-Man. Mais les preuves étaient là. Il avait sur l’écran la preuve que Spider-Man avait saigné presque à mort dans une ruelle après avoir pris une balle pour lui, et devant lui Peter Parker arborant les mêmes blessures, le même regard traqué en se comprenant découvert.
Qu’avait-il pensé en le voyant blessé comme ça ? Que ce regard là n’était pas la une qu’il voulait. Cette révélation n’était pas la catharsis attendue. Jonah essaya de se blinder quand le Spider-Man de la vidéo le supplia avant de se taire et de détourner le regard. Il décela cette fois la honte dans ses yeux. Ça lui fit du bien.
En silence, il regarda son portable tomber par terre et filmer le ciel noir, écouta une deuxième fois la logorrhée de Spider-Man, puis vit une main gantée et ensanglantée s’emparer du téléphone et mettre fin au film.
-L’humour, c’est un réflexe de survie ?
-Sérieusement, c’est ça votre question ? De toutes celles que j’imaginais…
-Disons que c’est la première. Pourquoi l’humour ?
Peter renifla d’un air amusé avant de grimacer et de se frotter les côtes.
-Essayez à quinze ans d’affronter des super-vilains qui font trois fois votre taille et six fois votre poids. L’humour aide à ne pas claquer des dents. Mais c’est aussi une arme, vous voyez ? Un moyen de déstabiliser mes adversaires, pour qu’ils fassent des erreurs alors que moi j’étais encore apprendre. Et comme ça marchait, j’ai continué. Rendez les gens furieux, et ils ne se rendront pas que votre voix est en train de muer ou que vous êtes à deux doigts de vous évanouir de douleur. Évidemment, avec le temps, mes vilains habituels se sont habitués à mon humour. Ça ne les déstabilise plus, mais j’avais déjà prit l’habitude. Maintenant, impossible de m’arrêter !
Il rit nerveusement. Jonah hocha la tête. Cela faisait sens, étant donné de ce qu’il savait de la psychologie de Peter. Dans la vie civile, il l’avait vu utiliser la politesse de la même manière.
-Et le masque ?
Peter renifla à nouveau.
-Vous le haïssez vraiment celui-là. Pourquoi ?
Jonah agita le téléphone sous ses yeux.
-Aujourd’hui, c’est moi qui pose les questions. Pourquoi le masque ?
-À cause de ma tante. Son cœur… Je ne voulais pas l’inquiéter. Le masque, c’était surtout pour elle à l’origine, pour la protéger. C’était aussi parce que personne ne m’aurait prit au sérieux s’ils m’avaient vu à quinze ans, pas vrai ?
Jonah revit le garçon de quinze ans qui s’était présenté devant son bureau avec une enveloppe pleine de photos de Spider-Man, trop vite grandi, les oreilles en choux-fleur, et avec des trous dans son pull. On ne pouvait pas le prendre au sérieux, surtout en connaissant son histoire. On ne pouvait que le prendre en pitié, et c’était exactement ce qu’avait fait Jonah, tout en prenant garde à se montrer sévère avec lui pour ne pas qu’il profite de sa bonté.
Quelque chose de désagréable remua dans son estomac. Il n’aimait pas entendre ce double rappel que Peter avait quinze ans quand il avait commencé sa carrière. Jonah s’était attaqué à un gosse de quinze ans, par les mots, et parfois aussi par d’autres moyens. C’était encore plus désagréable de réaliser ça que de comprendre qu’il s’était fait tromper par un gamin de quinze ans, et ce n’était pas peu dire !
Il reporta son attention sur son téléphone. Ses doigts le démangeaient d’enregistrer la conversation. Quelque chose le retint. Le Peter qu’il avait sous les yeux n’était pas arrogant. Son humour n’était pas de l’arrogance. C’était un gamin, à vingt-cinq ans comme à quinze, un gamin que Jonah avait prit sous son aile et qui avait trahi sa confiance.
Un détail soudain l’interpella.
-Tu n’as pas ce truc, là, une capacité à sentir les gens approcher ? Lui aussi il fonctionne mal ?
-Mon sens d’araignée. Oui, je l’ai. Je crois qu’il fonctionne bien, lui, c’est juste que… Je ne sais pas. Je crois que mon sens d’araignée ne vous a pas identifié comme une menace ?
Il en semblait surpris. Jonah lui même ne savait pas s’il devait être flatté ou offusqué.
-Mais tu as gardé le masque, se força-t-il à dire en se forçant à oublier la peur sur le visage de Spider-Man dans la ruelle, et la résignation sur celui de Peter à présent. Tu n’as plus quinze ans, tu es un adulte, et tu as gardé le masque.
-Oui.
Jonah darda vers lui un doigt accusateur.
-Là ! C’est ça mon problème avec toi ! Le masque ! Cette… arrogance derrière laquelle tu te caches, lâche !
-Oui, parce qu’avec vous on en revient toujours au masque, n’est-ce pas ? Je devrais faire quoi, l’enlever ?
-Oui !
-Non ! Vous voulez que je retrouve ma tante morte demain sur mon pallier ? Ma fiancée ? Mes amis ?
-Les vrais héros assument leurs actes et les risques qui vont avec, cracha Jonah. Les faux se cachent derrière des masques ou des étiquettes. À qui rendez-vous des comptes, vous les sois-disant « super-héros » ? Qui sanctionne vous interventions ? Qui garde les gardiens ? Vous n’avez aucune existence légale, aucun badge, pas d’accord de la société ou de l’État, rien. Vous vous affranchissez des règles, et ça c’est inacceptable !
Il pensa à son oncle David, le vétéran salué par tous et qui derrière des portes fermées frappait sa femme et hurlait sur son fils, et serra les poings.
-Parce qu’il n’y a pas de policiers qui abusent de leurs pouvoirs, sûrs d’être protégés par leur uniforme ?, répliqua Peter comme en écho à ses pensées.
-Mais eux ont un nom, un visage, un numéro qui permettent de les mettre en accusation.
-Sérieusement ? Je me demande si on vit dans la même Amérique, Jonah.
Ce dernier grimaça. Un point pour Peter. Peut importait le nombre de fois où il dénonçait sur deux colonnes l’impunité de la police quand la victime était noire, rien ne changeait. La presse avait du pouvoir, mais il était loin d’être absolu. Des fois, Jonah aurait voulu pouvoir faire plus, mais dénoncer, c’était un premier pas. On pouvait changer le monde autrement qu’en mettant des coups de poing, même si la personne en face le méritait plus d’une fois.
-Tout le monde peut se lever et sauver la cité, avec ou sans collant lycra, reprit-il en faisant semblant de ne pas avoir entendu. Des policiers le font, des docteurs le font, des pompiers aussi. Professeurs, thérapeutes, journalistes… Tout le monde peut contribuer à aider la cité, tout le monde peut faire sa part. La différence, c’est que les super-héros peuvent se cacher derrière leur masque et nier leur responsabilité quand il y a des dégâts collatéraux. Le masque, c’est de la lâcheté, le refus de prendre ses responsabilités !
-Si je n’assumait pas mes responsabilités, je ne mettrais pas chaque nuit un masque pour lutter contre le crime. Un lâche affronterait-t-il le Bouffon Vert toutes les semaines ?
-Un homme courageux le ferait à découvert !
Peter secoua la tête avec véhémence.
-Un policier affronte des criminels armés de pistolets avec un pistolet. Le Bouffon Vert est un fou furieux. Vous voulez une liste du nombre de frères, de filles, de sœurs de super-héros morts parce que leur identité a été découverte ? Des femmes surtout, parce que ces lâches, et oui ce sont eux les lâches, s’attaquent en priorité à ceux qu’ils voient comme les plus faibles.
Son oncle David avait cessé de frapper son fils quand celui-ci était devenu aussi grand que lui. Il y avait du vrai dans ce que disait Peter.
-Quand on arrête un vilain, on le démasque, reprit-il. On l’arrête, on le juge, on le condamne. Quand il a purgé sa peine, on le libère. Après, on sait où les trouver s’ils rechutent. Mais le super-héros qui disjoncte ? Impossible de l’attraper. Vous vous protégez les uns les autres, comme une petite secte.
-C’est faux.
-Et Matt Murdock n’est pas Daredevil ?
Peter fronça les sourcils, mais refusa de répondre. Il savait que Jonah ne le croirait pas s’il prétendait que Matt Murdock était un quidam innocent. Un point pour Jonah. Il était temps qu’il en marque un. Peter finit par soupirer et rejeter sa tête en arrière d’un air fatigué, comme il l’avait fait dans la ruelle.
-Vous croyez à la réhabilitation, c’est évident, ou vous n’embaucheriez pas d’anciens criminels, mais ne me donnerez jamais une chance de prouver que je mérite le nom de héros, n’est-ce pas ? Masque ou pas masque.
Jonah ouvrit la bouche et la referma. Trois jours plus tôt, il aurait pu jurer qu’il faisait confiance à Peter Parker. Il voulait pouvoir lui faire encore confiance. Mais faire confiance à Spider-Man ? C’était beaucoup lui demander.
-Tu veux que je te dise pourquoi je n’aurais jamais confiance dans les masques ?
-Je suis toute ouïe.
-Spider-Man n’est pas ma première expérience de masque, loin de là. Tu sais qu’elle a été la première ?
-Zorro ? Pardon. Je sais, c’est une discussion sérieuse. Le premier super-héros masqué… Je ne sais pas. Je croyais que j’étais le premier, en fait. Sauf si on compte le casque de Iron-Man pour un masque.
-Je n’ai jamais dit que c’était un super-héros non plus. C’était en Alabama, dans les années 1960, l’une de mes toutes premières enquêtes de journaliste.
Peter écarquilla les yeux.
-Le Klan.
-Oui, le Ku Klux Klan. Ces salauds se croyaient tous puissants parce qu’ils portaient des masques. Ils croyaient pouvoir modeler l’Amérique à leur image, blanche, mâle et violente. Ils croyaient au pouvoir de l’anonymat, du crime collectif, de la peur et de la haine. Ils croyaient pouvoir éliminer tout ce qui ne leur ressemblait pas, les noirs, les homosexuels, les mutants, tous ceux qui ne rentraient pas dans la norme. Je conchie le Klan et tous ceux qui leur ressemblent.
-Je sais. Je n’aurais pas travaillé pour vous sinon.
-Tu travailles pour moi parce que je t’achète les photos que tu prends de toi même plus cher que les autres, cracha Jonah.
-C’est vrai aussi. Mais vu comment vous traitiez Spider-Man, j’aurais pu aller voir ailleurs. Je ne l’ai pas fait, parce que vous n’avez jamais eu de problèmes avec les X-Men. D’accord, vous leur avez parfois craché dessus pour les dégâts qu’ils laissent derrière eux, mais jamais pour ceux qu’ils sont. Et vous n’avez jamais hésité non plus à dénoncer le crime organisé, le Caïd et compagnie. Vous êtes un sale type et un type bien à la fois. C’est très fort comme contradiction. Je peux vous poser une question ? Vous adorez raconter vos exploits de journalistes, vos plus belles enquêtes. Il y en a qu’on connaît tous à la virgule près. Pourquoi je n’ai jamais entendu parler de votre enquête sur le Klan ?
Jonah plissa les yeux.
-Tu crois que j’invente ?
-Non. C’est juste qu’il me semble que c’est le genre d’histoire qu’on raconte sans cesse, quand on s’appelle J. Jonah Jameson.
-Tous les journalistes ont une enquête dont ils ne parlent pas. C’est la mienne.
Il hésita un moment. Même Robbie n’avait jamais entendu toute l’histoire. Il connaissait l’enquête, ces résultats, mais il respectait le silence de Jonah à son propos. Il lui en avait toujours été gré.
-Pour obtenir les résultats que j’ai obtenu, j’ai infiltré le clan pendant deux mois. J’ai vu qui ils étaient. Pas des malfrats, des paumés, des mis au ban de la société, mais des médecins, des avocats, des juges, des bons pères de famille. Des « piliers de la communauté », comme on dit. Tu sais qui d’autre on traite de piliers de la communauté ? Les Tony Stark et les Captain America. Au moins le grand public connaît l’identité de ceux-là et sait qu’il peut leur demander des comptes. Mais ces gens de bien, là-bas en Alabama ? Personne ne leur en demandait, même quand dans les faits tout le monde savait. Ils vivaient dans l’impunité, et j’ai assisté à leurs réunions. À leurs sorties. Tu comprends ce que je veux dire ?
Il s’attendit à ce que Peter insiste et lui demande s’il avait vu des pauvres gosses de son âge se faire tuer parce qu’ils étaient noirs ou s’il avait du manier la corde lui-même. Au lieu de ça, Peter hocha gravement la tête.
-Je comprends. Je n’aurais pas du insister.
Peut être qu’il comprenait effectivement. S’il était Spider-Man, Peter n’était pas le jeune homme inexpérimenté pour lequel Jonah l’avait cru. Il voulait bien croire que les super-héros avaient leur lot d’expériences du même genre. L’affaire Gwen Stacy s’imposait à l’esprit. Quoi qu’il en soit, Jonah aurait besoin d’un verre de bourbon pour dormir cette nuit, après avoir éveillé ces souvenirs.
-Tout ce que j’ai à dire sur le sujet, c’est que mon enquête a permis douze condamnations, et à deux familles d’obtenir justice, conclut-il sobrement. Ce n’était pas assez, ce ne sera jamais assez, mais personne ne devrait craindre pour sa vie ou pour sa liberté juste pour une question d’ADN, de couleur de peau, de sexe ou d’orientation sexuelle.
-Ou parce qu’une araignée radioactive les a piqué ?, demanda Peter d’une voix innocente.
-Exa… C’est ça qui t’es arrivé ?
-Accident de laboratoire pendant une visite scolaire.
-Est-ce que ta famille a été maudite dans le passé pour te léguer une telle malchance ?
Peter éclata de rire avant de s’interrompre pour se masser les côtes.
-Peut être aussi que je travaille sur vous parce que… vous n’avez pas tout à fait tort, quand vous parlez de responsabilité, et tout ça. Vous allez souvent trop loin dans vos propos, notamment concernant Spider-Man, mais il faut bien que quelqu’un les tienne, même si je ne me plaindrais pas si vous y mettiez un peu moins… d’enthousiasme ? Si on a des super-pouvoirs, il faut un super contre-pouvoir, et ça c’est le rôle de la presse.
-N’essaie pas de me flatter.
Parce qu’il était à deux doigts d’y parvenir ce petit con. Un super contre-pouvoir… Jonah réutiliserais l’expression, pour sûr ! Peter eut même l’outrecuidance de lui faire un clin d’œil. Il savait parfaitement ce qu’il faisait. L’outrage n’avait plus de limite chez lui.
-C’était ce que mon oncle disait toujours, qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, reprit Peter plus sobrement. C’est… c’est aussi pour lui que je fais ça. J’avais déjà mes pouvoirs quand il est mort. J’aurais pu arrêter celui qui l’a tué, mais je me suis dit que ce n’était pas mes problèmes, que je n’étais qu’un lycéen. Le soir même, il tuait mon oncle.
Sous ses yeux. Jonah se rappelait de ce détail.
-Et tu as mis le masque.
-C’était une autre époque, pas vrai ? Ça semblait si simple, enfiler un masque et faire ma part pour rendre la ville plus sûre pour tous les gamins comme moi. J’étais loin de deviner à quel point le monde autour était fou. Aujourd’hui, il y a combien de super-héros adolescents à New-York, sans compter les mutants ? Vingt ? Trente ? Chaque fois qu’un nouveau arrive sur la scène, je tremble, et je me demande si c’est ma faute, pour leur avoir donné l’impression que c’était un jeu. Vous parliez de responsabilité ? J’en ai peut être une envers le public, mais j’en ai aussi une envers eux, parce que j’ai été le premier, et une envers ma famille, une envers New-York… Je respecte ce que vous faites, mais l’affection de la presse, c’est bien le dernier de mes soucis. Je sais ce que c’est que la responsabilité, monsieur Jameson. Je dois aider ces gamins à trouver leurs marques, parce que je suis bien placé pour savoir qu’ils ne s’arrêteront pas, et pour les aider à devenir adultes avec le moins de de traumatismes possibles. Je dois utiliser mes pouvoirs pour aider les gens, chaque fois que je le peux, et même si ça flingue ma vie personnelle. Je dois garder ma famille en sécurité. Mais si je montre mon visage ce soir au grand public, monsieur Jameson, est-ce que vous pouvez me promettre que ma famille aura une protection policière ? Que celle-ci sera suffisante quand le Bouffon Vert, Carnage ou Mysterio débarquerons ? Que peut faire la police face à ces gens, quand elle accepte l’argent du Caïd ?
Jonah ne répondit pas. Il ne pouvait rien promettre de ce genre, et Peter le savait.
-Je ne sais pas si j’aurais mis un masque si j’avais été plus âgé quand j’ai obtenu mes pouvoirs, reprit ce dernier, mais je sais que j’aurais tôt ou tard décidé de les utiliser pour aider les gens. Et je sais… Je sais que je suis terrorisé à l’idée de l’enlever aujourd’hui, à cause de ma tante.
À contrecœur, Jonah hocha la tête. Peter n’avait pas tort. Le monde était devenu compliqué. C’était en partie la faute des gens comme lui, mais en partie seulement.
Un silence douloureux s’installa dans la pièce, juste perturbé par la respiration douloureuse de Peter. Le journaliste et le super-héros restèrent assis un long moment à se répéter le contenu de la conversation, mais sans y avoir rien à rajouter.
Étrangement, Jonah se sentait mieux maintenant qu’ils l’avaient eu. Cette conversation avait été la catharsis que la rencontre dans la ruelle n’avait pas été. Il ne changerait pas d’avis sur les masques, Peter non plus, mais même sans avoir atteint un consensus, au moins comprenaient-ils un peu mieux la position de leur adversaire. Et peut être même que Jonah était prêt à reconnaître qu’il était allé trop loin dans sa croisade contre Spider-Man, notamment quand il avait été maire. Le pouvoir lui était monté à la tête. Démasquer Spider-Man était une chose. Ce qu’il avait fait pour y parvenir en était une autre, nettement moins acceptable.
Pour autant, Jonah n’aimait pas voir à quel point on pouvait faire des rapprochements entre leurs deux vies, les épreuves qu’ils avaient traverser et leurs manières de penser, opposées et similaires à la fois. Qu’il ressemble même un peu à Spider-Man aurait donné un AVC à Jonah cinq jours plus tôt, mais peut être qu’il comprenait enfin mieux sa némésis. Peut être même qu’il pouvait revenir sur sa décision de virer Robbie et Ben, malgré leur déloyauté.
-Et maintenant ?, demanda finalement Peter de la même voix lasse.
N’était-ce pas la grande question ? Jonah le regarda sans trouver de réponse adéquate.
-Vous allez révéler mon identité ?, insista Peter ? Tout ce que je demandes, c’est vingt-quatre heures de préavis, que je puisse mettre ma tante et MJ en sécurité. Essayer du moins. Quand même, ça m’arrangerait que vous attendiez que j’ai trouvé qui a tenté de vous tuer, que je n’ai pas à me concentrer sur deux choses à la fois.
Ce gamin était impossible… Au lieu de lui faire du chantage en refusant de l’aider si Jonah ne retirait pas son article, il sortait des choses telles que Jonah ne pouvait qu’hésiter à aller au bout de ses opinions. Encore que le chantage émotionnel n’était qu’une autre forme de chantage. Mais il ne croyait pas que c’en était. Peter était beaucoup de choses, mais pas un manipulateur.
Jonah parvint enfin à une décision. Il inspira profondément et fixa ses yeux dans ceux de Peter.
-Je ne ferais jamais confiance à Spider-Man. C’est une menace, et je ne changerais pas d’avis là-dessus. Mais à Peter Parker… à lui je peux faire confiance. Je sais que c’est quelqu’un sur qui on peut compter, la plupart du temps. Quelqu’un qui fait de son mieux.
La stupéfaction dans le regard de Peter valait tout l’or du monde. Peut être aussi tous les Pulitzer. Jonah rangea son téléphone dans sa poche en prenant soin de montrer à Peter que la vidéo était toujours dessus.
-Je n’arrêterait jamais ma croisade contre les masques qui refusent d’assumer leur responsabilité. Vous êtes dangereux, et il faut vous mettre sous une plus grande surveillance. Mais…
Il s’interrompit pour chercher ses mots. Est-ce qu’il se sentait un peu plus en sécurité en sachant que Peter Parker veillait sur lui et sur New York ? Oui. Il mangerait sa cravate plutôt que de le dire à voix haute, mais c’était vrai. Peter Parker était quelqu’un de bien. Quelqu’un de meilleur que lui. Quelqu’un à qui on pouvait confier les clés de la ville et être sûr de se réveiller le lendemain. Il avait le cœur à la bonne place. C’était déjà mieux que quatre-vingt dix pour cents de ses contemporains, en particulier dans sa génération d’assistées.
-Mais ?, insista Peter.
-Mais je suis prêt à accepter une interview mensuelle où Spider-Man justifie ses choix et reconnaît ses responsabilités. Si jamais j’estime que tu vas trop loin, je sors le scoop et j’accepte ma responsabilité de t’avoir laissé courir libre plus longtemps. Toi, tu y gagnes une tribune pour t’exprimer et prouver que je ne suis pas ce que j’ai longtemps pensé que tu étais. Et moi, j’obtiens ce que j’ai toujours voulu : que tu sois forcé de te soumettre à tes responsabilités comme tous les autres. Alors, marché conclu ?
S’il avait cru que le visage de Peter Parker quelques instants plutôt valait de l’or, il s’était trompé. Jonah ne l’avait jamais vu à ce point interloqué et à court de mots, en temps que Peter ou en temps que Spider-Man. Réduire le super-héros le plus bavard des États-Unis au silence valaient bien tous les tracas qu’il avait causé à Jonah ces dix dernières années et tous les tourments des trois derniers jours. Et là, une pensée insidieuse s’insinua dans son esprit.
J’ai gagné.
Istadris on Chapter 3 Mon 12 May 2025 07:41PM UTC
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Eilisande on Chapter 3 Mon 12 May 2025 09:31PM UTC
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