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Language:
Français
Stats:
Published:
2025-03-09
Completed:
2025-09-29
Words:
51,954
Chapters:
17/17
Comments:
18
Kudos:
16
Hits:
480

Au sein de l'Arcane

Summary:

« Nous nous sommes égarés. Nous avons oublié notre rêve. En pourchassant la grandeur, nous avons échoué à faire le bien. »

Viktor et Jayce. Jayce et Viktor. Deux hommes qui voulaient changer le monde. Deux hommes dont les chemins se sont croisés puis éloignés. L'Homme du Progrès et le Héraut des Machines.

Deux êtres liés à jamais par leurs actes, leurs rêves, leur vision d'un idéal.

Des créateurs devenus des sauveurs. Des hommes devenus des êtres cosmiques.

Deux hommes qui se sont sacrifiés.

Mais... et si l'histoire continuait ? Et si Viktor et Jayce ne s'évaporaient pas dans le temps et l'espace ?

Et si un nouveau monde leur tendait les bras ?

Chapter 1: Prologue

Chapter Text

🎵 My body's on the line, now

I can't fight this time, now

I can feel the light shine on my face 🎵

The Line – Twenty One Pilots.

C'était comme s'il le voyait enfin. Jayce. Son partenaire. Son ami. L'homme qui avait essayé de le sauver et qui était là, à présent, avec lui. Face à lui.

La pierre runique brillait dans sa main. Elle brûlait, mais il ne pouvait pas la lâcher. Elle brûlait, et sa lumière les aveuglait tous les deux. Elle brûlait, mais il ne voulait pas la lâcher. Viktor ne voulait pas la lâcher.

Oui, il était Viktor.

Il n'était pas ce Héraut des Machines qu'il avait voulu être. Tout ce pouvoir... Il explosait entre ses doigts. Il tenta de le contenir en plaçant son autre paume par-dessus, mais la lumière était trop vive, trop forte, bien trop puissante.

Ils flottaient. Lui et Jayce. Ils allaient disparaître. Non, Viktor allait disparaître. Le pouvoir le consumait. Il devait mettre fin à cette folie. Il devait se sacrifier. Il le savait. Il n'y avait pas d'autre échappatoire.

Mais dans son esprit, les mots de Jayce résonnaient. Celui-ci ne voulait pas s'éloigner. Il tendit ses mains devant lui et essaya de saisir la pierre. Viktor recula. Il ne pouvait pas laisser Jayce s'évaporer. Se dissoudre dans cette explosion de lumière.

Viktor entrouvrit les lèvres mais aucun mot n'en sortit. Son corps lui était étranger. Il n'était qu'une enveloppe inconsistante, une étoile filante au milieu de multiples étoiles, entouré par les silhouettes de toutes les âmes qui vivaient dans ce monde. Toutes ces âmes auxquelles il avait pu se connecter. Toutes ces âmes qu'il avait fait souffrir.

Il n'y avait pas de douleur. Il n'y avait que la lumière. Que les souvenirs qui passaient dans un ballet désordonné devant ses yeux grands ouverts. Il n'y avait que Jayce qui refusait de le laisser seul.

C'est toi et moi, Viktor.

Viktor voulut crier, mais il en fut incapable. Il voulut lutter, mais ses membres ne lui répondaient pas. Jayce posa ses paumes sur les mains de son ami et glissa ses doigts entre les siens pour s'emparer de la pierre runique. Viktor ne put pas lutter. Leurs mains s'entrelacèrent, la lueur devint plus éclatante encore. Leurs corps aspirèrent l'énergie mystique. Leurs cœurs semblaient encore battre, malgré ce qu'ils étaient devenus, malgré leur apparence cosmique ; ils semblaient battre à l'unisson, comme si tous deux se répondaient, se liaient. Jayce empoigna doucement Viktor et l'approcha de lui. Il posa son front contre le sien.

Leurs paupières se fermèrent. La lumière les enveloppa. Le monde disparut autour d'eux.

Il n'y avait plus qu'eux. Jayce et Viktor. Viktor et Jayce. Aux confins de l'univers. Au milieu de ce ciel astral. Deux êtres hors du temps et de l'espace.

Viktor et Jayce voulaient sauver le monde.

Viktor et Jayce allaient sauver le monde.

Dans une déflagration étincelante, tous deux se dissolvèrent. Leurs corps devinrent poussière. Leurs pensées s'envolèrent. Leurs esprits rejoignirent le néant.

Ils plongeaient. Ensemble.

Ils plongeaient. Pour la détruire.

Ils plongeaient.

Au sein de l'Arcane.

Chapter 2: Chapitre 1

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

🎵 So you feel entitled to a sense of control

And make decisions that you think are your own

You are a stranger here, why have you come? 🎵

Who Are You, Really? – Ekko.

Jayce ouvrit les yeux.

Ce qu'il ressentit en premier, ce fut la douleur. Une douleur cuisante, insupportable, qui explosait dans chacun de ses membres. Il lâcha un gémissement et porta ses mains à sa tête, le visage figé par une grimace de souffrance.

Ses oreilles bourdonnaient, son cœur battait fort dans sa poitrine. Il haleta. Il chercha de l'air. Il tenta de prendre une profonde inspiration, et son corps s'agita encore et encore sans qu'il soit capable de discerner le monde qui l'entourait.

Ses paupières papillonnaient, ses yeux se fermaient et se rouvraient, incontrôlables. La lumière était trop vive, son environnement l'agressait, sa vision était trouble. Ses doigts cherchèrent quelque chose auquel ils pouvaient s'accrocher et saisirent un tissu doux, rassurant, qui semblait s'étendre sous lui.

Ce contact calma la course de son organe vital, et tout doucement, lentement, son souffle redevint régulier. Son corps cessa de trembler. Il n'y eut plus qu'un silence profond. Un silence profond et une douleur sourde qui commençait à lui comprimer le crâne.

Jayce se redressa difficilement. Il plaça une main devant ses yeux pour se protéger de la lumière et finit par apercevoir entre ses doigts les contours confus du lieu où il se trouvait. Il prit une profonde inspiration. Ses poumons se gonflèrent. Ses sens revenaient. Ses sens revenaient. Plus les secondes s'écoulaient, moins le monde paraissait brumeux. Plus les secondes s'écoulaient, plus Jayce reprenait possession de son corps.

Il était assis dans un lit. Un lit qui n'était pas le sien, un lit qu'il ne reconnaissait pas, aux draps de soie, lisses et immaculés, qu'il avait presque déchirés en s'y cramponnant violemment. Il les lâcha comme s'il avait été brûlé. Il releva la tête. Une avalanche de questions déferla dans son esprit mais aucune ne lui vint clairement. Il n'y avait que cette migraine qui prenait toute la place, qui déformait son visage en une grimace de souffrance. La souffrance... Jayce n'avait jamais eu aussi mal. Chacun de ses muscles était lourd. Une multitude d'aiguilles semblait le transpercer de toutes parts. Et la douleur, la douleur, la douleur, la douleur.

— Vous êtes enfin réveillé !

Jayce sursauta. Il se tourna vers la voix. Cligna des paupières. Il était dans un lit. Dans un lit, oui. La lumière traversait les fenêtres et se déversait dans la pièce. Jayce distingua une silhouette à sa gauche, la silhouette d'une femme. Il cligna une énième fois des yeux. La femme était blonde, ses cheveux fins relevés en un chignon serré, qui surmontait un visage rassurant parsemé de taches de rousseur. Elle était comme un ange, auréolé de lumière. Jayce ouvrit la bouche pour articuler quelque chose mais un brusque spasme le secoua et le força à se pencher sur le côté.

Il vomit.

Il vomit, et il toussa. Il cracha de la bile. Il vomit, il se contorsionna, et il bascula presque sur le sol, malmené par des tremblements incontrôlables, la gorge en feu.

Lorsque la tempête passa, il s'affala sur le lit et s'essuya la bouche d'un revers de la main. Haletant, il distingua à moitié la femme qui lui tendait un verre d'eau et un morceau de tissu. Son cœur courait de nouveau dans sa poitrine. Il le sentait contre ses tempes. Affolé, perdu.

Jayce se redressa sur un coude et saisit le verre qu'il avala d'une gorgée, avec avidité. Le liquide lui fit l'effet d'une caresse et d'une bourrasque d'air frais. Il se sentit revigoré, le temps d'un instant, avant que le poids de l'éreintement revienne l'écraser.

La femme récupéra le verre, glissa le tissu dans la paume de Jayce, et tourna les talons. Jayce s'essuya et apprécia le doux contact du chiffon contre sa peau. Il s'immobilisa cependant lorsqu'il le pressa contre sa joue. Il la toucha du bout des doigts. Sa barbe semblait plus longue. Il l'avait presque oubliée... Elle le démangeait. Il enleva rapidement ses doigts pour ne pas avoir envie de tirer sur ses poils. Son corps lui paraissait étranger. Il avait l'impression qu'il ne lui appartenait pas. Ce n'était qu'une impression... mais pourtant. Pourtant.

Un nœud s'était formé dans son estomac. La sensation nauséeuse que quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas physique, c'était à l'intérieur de lui, c'était une petite voix qui lui soufflait que plus rien n'avait de sens.

Jayce secoua la tête pour chasser ces pensées. La femme attendait silencieusement. Il esquissa un rictus.

— Désolé...

Sa voix était rauque, éraillée ; elle n'avait pas été utilisée depuis longtemps. Il déglutit.

— Je vais... nettoyer...

Ses mots étaient hésitants. Il ne put pas en dire plus, alors il osa jeter un coup d'œil à la flaque qui s'étendait sur le carrelage. Il n'avait même pas assez d'énergie pour se préoccuper de ce pouvait penser cette inconnue. Il était tout simplement ballotté par une vague invisible, fragile, submergé par une fatigue intense et difficile à combattre.

La femme sourit avec douceur.

— Ne vous inquiétez pas.

Sa voix était à son image. Lumineuse, chaleureuse, réconfortante. Elle se rendit dans une pièce attenante et revint avec de quoi rendre le sol de nouveau impeccable. Ses talons claquaient contre les dalles, un son régulier et sec qui fit légèrement grimacer Jayce.

Il profita de cet instant pour apprivoiser réellement son environnement. Ses yeux rencontrèrent en premier le plafond infini qui s'élevait à plusieurs mètres puis l'immensité de la salle dans laquelle il se trouvait. De nombreux lits étaient répartis face à lui et remplissaient l'entièreté de l'espace, mais il y avait aussi des instruments médicaux, quelques portes qui menaient à d'autres pièces, et surtout une abondance de dorures sur chaque mur, autour de chaque applique murale, et même autour des fenêtres. Celles-ci, gigantesques, sur le mur du fond, donnaient une vue plongeante sur une ville qui lui paraissait familière, flamboyante dans les rayons du soleil.

— Où sommes-nous ? articula-t-il lentement.

Son interlocutrice ne se départit pas de son sourire.

— Vous vous trouvez à l'hôpital de Piltover.

Piltover.

Le mot s'imprima au fer rouge dans son esprit. Ses sourcils se froncèrent, son rythme cardiaque s'emballa à nouveau. Jayce resta bouche-bée, perplexe. Il ne comprenait pas. Plus rien n'avait de sens.

Il était à Piltover. Il ne pouvait pas être à Piltover.

Que s'était-il passé ?

Tout était confus dans sa mémoire. Ne restaient que des images qui s'emboîtaient maladroitement, comme un puzzle dont toutes les pièces étaient mélangées.

La femme le dévisageait. Il reprit contenance en reportant son attention sur les lit vides qui se succédaient dans son champ de vision.

L'hôpital était immaculé, lumineux, luxueux. Une atmosphère rassurante s'en dégageait, mais Jayce ne se sentait pas serein pour autant.

— Pourquoi les autres lits sont vides ?

Ce fut la seule question qui lui vint. La fatigue prenait le dessus sur son discernement.

— Oh, vous savez, l'hôpital est gigantesque, il contient de nombreuses salles comme celles-ci et elles ne sont pas souvent remplies... Mais nous avons décidé de vous laisser seul pour des raisons de sécurité.

Son sourire vacilla. Jayce leva un sourcil, confus.

— Des raisons de sécurité ? répéta-t-il, désarçonné.

La femme hocha la tête mais resta silencieuse. À la place, deux coups sourds résonnèrent, en provenance de la porte principale, une belle porte en bois massif gravée de motifs que Jayce ne sut pas identifier. Mais parmi eux, il eut tout de même la désagréable impression d'apercevoir le symbole de Piltover. Piltover.

Il savait qu'il venait de Piltover. Qu'il habitait à Piltover. Mais il n'était pas à Piltover... Il le sentait au fond de lui, ce nœud dans son estomac qui ne cessait de se resserrer.

La porte s'ouvrit et une autre femme pénétra dans la pièce. Son uniforme blanc et bleu, strict, était composé d'une jupe longue, de collants, et d'une veste aux boutons d'or dont le col remontait pour cacher le cou de celle qui le portait. Jayce ne s'attarda pas longtemps sur les vêtements de la nouvelle arrivante, il posa presque immédiatement les yeux sur son visage, ce visage encadré de cheveux courts, coupés au carré, mais surtout d'un bleu nuit, reconnaissables entre mille.

Et le monde bascula encore une fois.

Une exclamation silencieuse déforma ses traits. Il se cramponna au bord de son lit et dut cligner plusieurs fois des paupières pour assimiler la réalité.

— Caitlyn, murmura-t-il.

L'interpellée fronça les sourcils et avança, avant de s'immobiliser devant le lit, au niveau des pieds de Jayce, dissimulés sous la couverture.

Elle le jaugea un instant, sans rien dire, tandis qu'une quantité astronomique d'émotions déferlait dans le corps de Jayce. Cette femme face à lui s'appelait Caitlyn Kiramman. Il la connaissait. Il le savait. Il s'en souvenait.

— Comment connaissez-vous mon nom ? demanda-t-elle d'un ton sec, sans appel.

Jayce se recroquevilla instinctivement sur son matelas. La femme blonde s'était volatilisée – peut-être s'était-elle rendue dans une autre pièce. Il n'y avait plus que lui. Lui et Caitlyn. Lui et Caitlyn qui... lui demandait comment il connaissait son prénom ?

Jayce s'emballa :

— Mais voyons, Caitlyn, c'est moi, Jayce ! Je suis là, c'est moi ! Que... que... que s'est-il passé ?

Les mots moururent dans sa gorge déshydratée. Une étrange excitation se liait à la confusion qui l'imprégnait depuis qu'il s'était réveillé. C'était comme un mauvais rêve. Ou un cauchemar. Mais Caitlyn était une figure rassurante, familière. Une amie. Une amie qu'il n'avait plus vue depuis... depuis quand ?

Une énième grimace déforma ses traits. Un vertige le prit. Son crâne était comme enfermé dans un étau. Un étau qui le comprimait et qui l'empêchait de faire preuve de discernement.

Une étincelle brilla dans les yeux bleus de Caitlyn. Elle pinça les lèvres.

— Je ne vous connais pas. Et vous ne pouvez pas me connaître.

Elle semblait prendre sur elle pour se convaincre qu'elle avait raison. Elle afficha un visage dur, inexpressif.

— Et vous ne pouvez pas être Jayce.

Sa phrase tonna comme un éclair. Elle était dure. Impénétrable. Lentement, Jayce commençait à percevoir de minuscules détails chez Caitlyn qui la rendait finalement étrangère à ses yeux. Dans ses souvenirs, la jeune femme avait des cheveux longs, un visage plus doux, un regard moins froid. Il y avait chez cette Caitlyn une méfiance et une sévérité qui lui coupait le souffle.

Il était persuadé que chaque battement de son cœur résonnait avec force dans l'immensité de la pièce. Comme si tout était amplifié. Comme si chacune de ses réactions physiques se heurtait aux murs et se diffusait en un écho terrible entre chaque lit, chaque table de chevet et chaque instrument médical.

Le regard insondable de Caitlyn ne l'avait pas lâché. Elle était différente de celle qu'il connaissait. De celle dont il se souvenait. C'était étrange, c'était impossible à expliquer, mais c'était bien là, en lui.

Ou alors, il n'était plus sûr de rien et il se fourvoyait. Peut-être.

Mais une chose était sûre.

— Si, je vous assure que je suis Jayce Talis, clama-t-il d'une voix forte.

Il ne pouvait pas se tromper. C'était évident. Il était Jayce Talis. Mais alors... Caitlyn ? Piltover ? Cet hôpital ?

Pincement de douleur dans le crâne. Picotement au bout des doigts. Nausées. Vertiges.

— Taisez-vous.

Jayce se figea. Caitlyn fit quelques pas autour du lit, la mâchoire crispée. Une émotion semblait s'être réveillée en elle.

— Nous allons reprendre du début.

Sa voix était calme, mesurée,

— Vous vous trouvez dans l'hôpital de Piltover, et je suis Caitlyn Kiramman, membre du Conseil de Piltover. Je vous demande de me donner votre identité et de me dire pourquoi vous êtes ici.

Jayce s'étrangla presque, secoué par l'absurdité de la situation. Membre du Conseil ? Son identité ?

Il se passa une main sur le visage, comme pour retrouver ses esprits qui ne paraissaient pas lui revenir. Il avançait toujours dans ce brouillard épais, étouffant.

— Écoute, Caitlyn, je ne comprends pas ce qu'il se passe, mais je suis Jayce Talis, et je viens tout simplement de me réveiller, ici, dans ce lit. Mes souvenirs sont... flous... Je ne me souviens plus...

Il s'interrompit. Les yeux de Caitlyn s'écarquillèrent. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine. Jayce s'attarda un instant sur le gant qu'elle portait à sa main gauche. Sa main droite, elle, était nue.

—Conseillère Kiramman, le corrigea-t-elle.

Ses bras quittèrent sa poitrine pour se glisser derrière son dos. De cette manière, ses mains étaient dissimulées. Son geste ne fit que renforcer la curiosité de Jayce.

— Que se passe-t-il ? insista-t-il.

Caitlyn leva les yeux au ciel, agacée.

— Je vous conseille de ne pas vous moquer de moi. C'est moi qui pose les questions, et je suis ici pour des réponses. Qui êtes-vous ?

Chaque mot était comme un éclat de verre tranchant. Il était de plus en plus difficile pour Jayce de superposer le souvenir qu'il avait de Caitlyn et l'image de cette femme si différente.

— Je suis Jayce Talis, répéta-t-il.

— Non, c'est impossible.

Jayce haussa les sourcils.

— Pourtant, je le suis. Je suis Jayce Talis. Pourquoi ne serait-ce pas possible ?

Son ton était doux, ouvert à la discussion. Il tentait d'éviter toute brusquerie, légèrement troublé par la prestance de cette Caitlyn, par sa froideur et sa méfiance. Il se heurtait à un véritable mur.

— Dis-moi ce qu'il se passe, Caitlyn, je t'en prie.

— Jayce Talis est mort ! hurla-t-elle.

Jayce tressaillit. Le cri de Caitlyn se répercuta contre les murs. Un silence suivit, un silence qui dégoulinait de tension, un silence qui plana au-dessus d'eux sans qu'aucun ose le briser. Caitlyn avait baissé la tête. Son masque de sévérité semblait s'être fissuré, fragilisé par une déferlante d'émotions.

Jayce sentit son cœur se serrer même si la situation lui paraissait de plus en plus nébuleuse.

— Vous avez été trouvé par les Pacifieurs de Piltover, inconscient, dans une ruelle de la ville.

Caitlyn prit une profonde inspiration.

— Les Pacifieurs vous ont emmené à l'hôpital, hôpital dans lequel vous vous trouvez depuis lors. Vous venez tout juste de vous réveiller, et le Conseil a été informé de votre présence en raison de votre... statut particulier.

— Mon statut... particulier ? bafouilla-t-il, sans prendre le temps d'assimiler toutes les nouvelles informations qu'elle lui donnait.

— Vous ressemblez à... Jayce Talis.

Pour toute réponse, un rire étranglé échappa à Jayce, un rire nerveux, perplexe.

— Mais je suis Jayce Talis !

C'était absurde. Rien n'avait de sens.

— Vous ne pouvez pas être Jayce Talis parce que Jayce Talis est mort, asséna-t-elle.

Jayce déglutit.

— Je ne comprends pas.

— Je ne comprends pas non plus, figurez-vous. C'est pourquoi le Conseil attendait votre réveil. Pour obtenir des réponses.

Elle s'interrompit pour laisser ses mots se frayer un chemin jusqu'à l'esprit de Jayce. Le brouillard ne se dissipait pas, il devenait de plus en plus épais. La migraine montait en intensité. Son corps hurlait de douleur.

—Je... je... je suis arrivé ici, je le sais. Je n'étais pas là, avant. J'étais... autre part... Oui, mais à Piltover. Je sais que j'étais à Piltover. Il faut que tu me croies, Caitlyn.

—Conseillère, grinça-t-elle entre ses dents.

Nouveau soupir excédé.

— Il n'existe pas plusieurs Piltover. Et il n'existe pas plusieurs Jayce Talis. Alors vous vous moquez forcément de moi. Et je ne suis pas d'humeur à rire.

— Pourtant...

— Arrêtez ! La situation ne joue pas en votre faveur, là. J'ai connu Jayce Talis. Je sais que vous n'êtes pas lui. Même si vous lui ressemblez... Je dois l'avouer.

Elle se passa une main sur le visage. La frustration se devinait dans chacun de ses gestes.

S'il n'était pas le Jayce Talis qu'elle avait connu, elle n'était pas non plus la Caitlyn qu'il connaissait. Le mystère s'épaississait. Qui était-elle ? Où était-il vraiment ? Était-il perdu dans un cauchemar ? C'était la seule explication vraisemblable qui lui venait.

Jayce leva les mains en signe de reddition.

— Écoute... Écoutez... Je dis la vérité. Alors, peut-être que je suis en train de rêver. Peut-être que tout ça est un terrible malentendu.

Caitlyn leva un sourcil suspicieux.

— Vous vous moquez à nouveau de moi ?

— Non ! s'écria-t-il. Non, non, je... t'assu... je vous assure... Je suis tout autant perdu que... vous.

Caitlyn soupira.

— Je vais rendre compte de cet échange au Conseil. Il prendra ensuite une décision.

— Je peux aller leur expliquer la situation moi-même, lança Jayce en amorçant un geste pour sortir de son lit.

Il avait besoin de comprendre, d'y voir plus clair. Il avait besoin de sortir d'ici.

Il s'immobilisa. Ses pieds étaient bloqués. Il tira sur la couverture pour dévoiler le bas de son corps et découvrit avec stupéfaction que ses chevilles étaient accrochées au bord du lit par des menottes argentées, solides, surtout pour un homme qui était resté inconscient pendant autant de temps.

— Je suis attaché ? s'écria-t-il, furieux et désorienté à la fois.

Caitlyn tourna la tête vers lui.

— Je vous ai dit que tant que je n'ai pas de réponses claires, vous représentez un danger pour notre ville.

Elle le jaugea pendant quelques secondes avant de tourner les talons pour sortir de la pièce. Jayce ne put que remuer ses jambes entravées en retenant un gémissement de frustration, enchaîné comme il était. Il ne pouvait pas bouger. Il ne pouvait pas se lever.

Ce ne pouvait pas être un rêve. Ce n'était même pas un cauchemar. C'était autre chose. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas. Que se passait-il ?

Il était de nouveau seul. L'infirmière avait disparu. Il était seul avec ses pensées, sa fatigue et sa souffrance. Avec les rayons du soleil qui semblaient le provoquer. Il soupira et s'adossa contre son oreiller. Ses doigts descendirent sur sa jambe et rencontrèrent un alliage métallique qui arrêta son geste. Jayce se redressa.

Sa jambe était soutenue par une structure métallique, de longs morceaux de métal emboîtés les uns dans les autres, et qui se prolongeaient même jusqu'à sa cheville. Il n'y avait même pas fait attention.

Jayce fronça les sourcils avant de se retrouver brutalement submergé par une vague de souvenirs.

Des flashs de lumière. Des voix étouffées. Des images qui se succédaient. Lui. Lui, Jayce Talis. Oui, Jayce Talis, à Piltover, après avoir survécu au monde apocalyptique dans lequel l'Arcane l'avait plongé.

L'Arcane.

Sa jambe. Il avait construit cette béquille là-bas. Il avait passé des jours là-bas. Des semaines ? Tout se confondait.

Jayce se tordit de douleur. Il était de retour à Piltover. Il allait sauver le monde de l'Hextech. De l'Arcane. Il avait échoué. Non, il avait réussi.

Non.

Que s'était-il passé ?

Un dernier souvenir le renversa. Lui. Au sein des étoiles. Lui. Son corps étincelant, mystique. La magie qui pulsait. Lui.

Et Viktor.

Jayce ouvrit les yeux.

Viktor.

Viktor et lui s'étaient sacrifiés pour détruire l'Arcane. Pour sauver le monde. Il avait sauvé Viktor. Il avait aidé Viktor. Il avait réussi. Il avait réussi.

Est-ce qu'ils avaient réussi ?

Où était Viktor ?

La douleur sourde dans son crâne reprit toute la place, et son corps s'affaissa malgré lui contre le matelas, abattu par un poids incommensurable qui l'empêchait de respirer. Ses paupières se fermèrent, indépendamment de sa volonté, et son esprit se laissa envahir par l'appel envoûtant du néant.

Mais avant de sombrer, Jayce arriva enfin à mettre des mots sur la sensation étrange qui lui collait à la peau.

Oui, c'était ça.

Il avait l'impression de s'être réveillé dans le mauvais univers.

Notes:

Hello !! Alors, je suis nouvelle sur AO3, je suis une fille de Wattpad avant tout et j'ai posté ma fanfiction là-bas d'abord... mais me voilà ici pour tester la plateforme et pour trouver d'autres lecteurs, on ne sait jamais !

J'espère que cette histoire va vous plaire, j'ai beaucoup d'idées en tête et j'espère réussir à faire quelque chose de bien :)) On verra ça xD

Je suis accro à Jayce et à Viktor depuis que j'ai vu Arcane, tout simplement, et j'ai eu l'idée de cette fanfiction au moment où je me disais que je n'allais jamais trouver d'idées pour écrire une fanfiction Arcane... Mais il ne faut jamais dire jamais xD

Breeef, merci d'être là, ça me fait trop plaisir ♥

Chapter 3: Chapitre 2

Chapter Text

🎵 The days blur together

I watch the ceiling buckle

The walls are closing in

There's  a black hole in the living room floor

I keep trying to ignore

But it's growing 🎵

Black Hole Fantasy – The Crane Wives.

 

Jayce tombait.

Il tombait dans un gouffre sans fin, étouffé par l'obscurité et par la douleur. Aucun son ne s'échappait de sa gorge.

Il tombait encore et encore, les yeux fermés, l'esprit vide, le cœur battant fortement, trop fortement, dans sa poitrine.

Jayce se réveilla. Il se réveilla, suffoqua, s'agita dans ses draps. Le monde était flou. Rien n'avait de sens.

Il ferma à nouveau les yeux, se rendormit, mais son sommeil était entrecoupé de réveils brutaux, sa conscience lui glissait entre les doigts, et il n'y avait que la souffrance qui l'accompagnait, la souffrance, la souffrance, et l'obscurité, l'obscurité si intense qui le dévorait de l'intérieur.

Jayce, amorphe, ne pouvait se libérer de cette prison. Il était bloqué, coincé dans cet état de semi-conscience contre lequel il ne pouvait pas se battre.

Il n'avait plus d'énergie. Il n'avait rien. Il n'y avait plus rien. Il n'y avait que le vide. Que la douleur. Il n'y avait que ces visions qui le hantaient, ces images qui explosaient derrière ses paupières closes, ces souvenirs qui revenaient encore et encore, dans une avalanche violente, dans un désordre qui le faisait grimacer.

Jayce resta longtemps, là, emmêlé dans les couvertures, entre rêve et réalité, à se battre pour tenter de remonter à la surface, impuissant.

Il resta longtemps, là, à regarder ses souvenirs aveuglants, à écouter les dernières paroles échangées, à se replonger dans sa vie, dans tout ce qu'il avait vécu avant d'atterrir dans ce monde qu'il ne connaissait pas. Il resta longtemps, là, immobile, le corps meurtri, persuadé dans sa fièvre folle qu'il n'allait jamais réussir à s'extirper de cette torpeur, qu'il était destiné à errer éternellement dans ce brouillard oppressant.

Et enfin, il se réveilla. Il se réveilla vraiment.

Jayce se redressa brusquement, le souffle court. Toujours les mêmes draps sous ses doigts. Toujours ces rayons de lumière qui le firent plisser les yeux. Sa barbe le démangeait. Son cœur battait contre ses tempes, comme un tambour incontrôlable. Une douleur lancinante explosa sous son crâne.

Jayce prit une profonde inspiration. Il était de retour. Une nouvelle fois. Encore désarçonné, mais l'esprit plus clair. Il se souvenait de tout. Il reprenait le contrôle de son corps. 

Ses paupières papillonnèrent fébrilement, ses doigts tremblèrent sur la couverture. Puis, tout s'arrêta d'un coup. L'air frais dans ses poumons le revigora. Le soleil ne l'agressait plus. Le monde retrouvait ses couleurs, et Jayce retrouvait ce monde avec une once de soulagement.

Il avait compris.

Il avait déjà vécu ça. Il avait voyagé dans une autre réalité, emporté avec Ekko et Heimerdinger par l'Arcane, par l'anomalie, menaçante, intrigante, impossible à comprendre. Jayce s'était retrouvé dans une véritable apocalypse, dans une ville détruite, terrassée par le pouvoir de l'Arcane. Il avait dû survivre, et il s'était vu, lui, figé dans la pierre, une simple statue de pierre, un corps sans vie, qui avait tout anéanti.

Jayce prit sa tête entre ses mains. Il avait déjà vécu ça. C'était forcément ça. Il était tombé dans un autre monde. Encore une fois. Dans un monde qui n'était pas détruit, et qui ressemblait au sien. Piltover. Caitlyn

Dans ce monde, les choses étaient différentes. Jayce Talis n'existait pas. Enfin, il avait existé. Mais il était mort.

Jayce s'allongea et s'enfonça dans le matelas, contre les oreillers douillets. Sa main glissa de son front à son menton, lasse, avant de retomber le long de son corps.

Comment avait-il pu atterrir dans cette réalité parallèle ?

L'idée ne lui avait pas traversé l'esprit auparavant, mais à présent, il comprenait qu'il était probable que le monde apocalyptique qu'il avait découvert n'était pas le seul et unique monde qui existait. Il devait y en avoir des centaines. Des milliers. Des milliards, peut-être. Et ces mondes pouvaient être accessibles grâce à l'Arcane... Était-ce donc cela ? En voulant détruire l'Arcane, en voulant sauver Piltover et Zaun, Viktor et lui avaient-ils plongé dans une dimension parallèle ?

Viktor.

L'image de son partenaire revint envahir son esprit. Les questions le dévoraient. Il ne savait pas où était Viktor. Il jeta un coup d'œil le long des lits alignés contre le mur, mais tous étaient vides. Viktor aurait pu être là aussi. Dans cet hôpital, avec lui. Pourquoi n'était-il pas là ? Avait-il été transporté dans ce monde, lui aussi ?

Il le fallait. Jayce ne pouvait pas se retrouver seul dans l'inconnu. Pas après tout ce qu'il s'était passé. Tout ce qu'il avait vécu.

Il s'assit à nouveau, engourdi, désireux de secouer ses membres douloureux, mais ses jambes étaient toujours solidement attachées. Un soupir exaspéré lui échappa. Son dos craqua, ses muscles protestèrent. Il devait absolument sortir d'ici.

Ses yeux se posèrent sur la table de chevet et s'écarquillèrent de surprise lorsqu'il aperçut une miche de pain et un verre rempli d'eau, accompagnés d'une carafe dorée. Il se jeta dessus, se rendant compte à l'instant qu'il était affamé et déshydraté. 

L'eau coula dans sa gorge irritée, et ses dents s'enfoncèrent avec vigueur dans le morceau de pain. Son estomac gronda, alors Jayce mâcha rapidement et avala précipitamment, dévoré par la faim. Il répéta ce geste plusieurs fois, jusqu'au moment où la mie eut un goût de cendres dans sa bouche. Il éloigna lentement la nourriture de ses lèvres, avant de déglutir difficilement, le ventre soudainement noué, la gorge obstruée. Il était dans un autre monde.

Cette réalité lui paraissait insurmontable. Il sentit les larmes lui monter aux yeux mais il les chassa d'un clignement de cils furieux. Ils étaient censés détruire l'Arcane. Disparaître avec elle. Ils étaient censés se sacrifier. Tout réparer.

Pourquoi était-il là, à présent ?

Et où était Viktor ?

L'Arcane avait-elle réellement quitté sa dimension ? Toutes les personnes qu'il connaissait avaient-elles pu continuer à vivre leur vie ? Piltover et Zaun avaient-elles enfin pu avoir leur fin heureuse ? 

Tant de questions sans réponse... Jayce détestait les questions. Il détestait ne pas savoir. Il aimait pouvoir répondre à toutes les interrogations qui le hantaient. Il détestait rester dans l'incertitude.

Mais là, il y était immergé. Nouveau monde. Nouvelle Caitlyn.

Comme en écho avec ses pensées, la porte s'ouvrit et la jeune femme pénétra dans la pièce, toujours vêtue de bleu et de noir, une longue cape posée sur ses épaules, une cape dont le col dissimulait presque son visage. Son pantalon, lui, était rentré dans de hautes bottes de cuir qui la grandissait. Jayce eut l'impression de voir la Caitlyn qu'il connaissait. Elle ressemblait à la Pacifieuse qu'il connaissait, mais surtout à la générale Caitlyn, celle qui avait pris les choses en main, encouragée par Ambessa, celle qu'il avait retrouvée lorsqu'il était revenu à Piltover. Ces deux Caitlyn avaient cette étincelle de détermination dans le regard, une flamme guerrière qui brûlait au fond d'elles. Seuls ses cheveux étaient radicalement différents et fissuraient ces deux images qui se superposaient. La dernière fois qu'il avait vu Caitlyn, elle avait une haute queue de cheval qui dégageait son visage, et non pas cette coupe au carré trop stricte. 

— Vous êtes réveillé, constata-t-elle.

Jayce sortit de sa contemplation et acquiesça distraitement. Caitlyn parut presque déçue. Elle posa les yeux sur une bassine de métal remplie d'eau, sur un meuble à côté de Jayce, avant d'avancer de quelques pas et de remettre son masque impassible. Jayce fronça les sourcils en voyant le récipient et le chiffon humide sur le rebord. S'était-elle occupée de lui ? Avait-elle essayé de lui apporter un peu de fraîcheur pendant qu'il délirait ?

Il ne savait pas quelle relation cette femme entretenait avec Jayce, le Jayce qui était mort. Était-ce la même que celle qu'il avait avec Caitlyn ? À quel point les mondes se ressemblaient-ils ?

Elle devait forcément être troublée. Elle voyait en lui le reflet d'un homme qui n'existait plus, un homme qu'elle avait connu, et peut-être auquel elle s'était attachée.

— Vous allez rester conscient, maintenant ?

La voix de Caitlyn le sortit de ses pensées.

— Euh, oui... Je crois que je me sens mieux, bafouilla-t-il.

Il était sincère. Même s'il ressentait toujours les séquelles de son voyage à travers les dimensions, il retrouvait aussi lentement ses forces et son discernement. Tout doucement, il commençait à accepter cette nouvelle réalité.

Il le fallait.

— Le Conseil va vous convoquer, l'informa-t-elle.

— Quoi ? Maintenant ? s'étrangla-t-il, surpris.

Elle glissa un coup d'œil furtif sur les miettes qui parsemaient le drap et le verre vide sur la table de chevet. Elle s'attarda plus longtemps sur ses cheveux longs, emmêlés, et sa barbe trop fournie.

— Bien sûr que non. Le Conseil vous donne accès à une chambre pour vous débarbouiller et vous rendre présentable. Pour reprendre des forces, aussi, ajouta-t-elle avec une esquisse de sourire compatissant.

Son ton était plus doux. Jayce accueillit ce changement de comportement avec plaisir et sourit en retour, un sourire qui devait plutôt ressembler à une grimace. Tous ses muscles étaient douloureux et il avait l'impression qu'il ne pouvait plus les contrôler. Son corps avait été immobile si longtemps...

— Avez-vous des réponses à m'apporter avant de voir le Conseil ?

Jayce ouvrit la bouche, puis la referma, interrompu involontairement par cette question. Il aurait aimé, lui aussi, avoir des réponses. Il n'oubliait pas Viktor. Et l'énigme autour de Jayce Talis.

— Je crois que j'ai compris ce qu'il m'arrivait.

Caitlyn l'encouragea à continuer d'un signe de tête.

— Comme je te... je vous l'ai dit, je suis Jayce Talis. Je suis Jayce Talis mais je viens d'un autre monde, d'une autre réalité, d'un autre Piltover. Et dans cette réalité parallèle, tu... vous existez. C'est pour cette raison que je vous connais. Je suis arrivé ici grâce à l'Arcane, grâce à la magie, en essayant de sauver mon propre monde.

Il avait débité ses explications précipitamment, comme pour éviter que le courage ne lui échappe. Ses mots résonnèrent à ses oreilles. Son discours paraissait complètement absurde, complètement fou. Il garda le silence devant l'absence de réaction de Caitlyn, avant d'ajouter, timidement :

— C'est la seule explication possible.

Caitlyn pinça les lèvres, suspicieuse.

— Vous vous moquez de moi ?

— Non ! s'écria aussitôt Jayce en levant la main vers son interlocutrice, comme pour la retenir, retenir son attention.

Le lit grinçait sous ses gestes brusques.

— Je ne peux pas vous croire.

La réponse tonna, sans appel. Jayce n'était pas étonné. Il comprenait. Mais elle devait se rendre à l'évidence, il n'y avait pas d'autre explication.

— Écoutez, vous dites qu'il y avait déjà un Jayce Talis, donc je suis forcément le Jayce d'un autre univers ! C'est ça, et non pas autre chose. Je connais une Caitlyn, mais elle vient de mon monde. Je ne sais pas à quel point nos deux réalités sont différentes, mais je peux déjà vous dire que les similitudes ne sont pas nombreuses... Puisque je suis en vie, et que... la Caitlyn que je connais n'est pas Conseillère.

Il retint presque sa respiration. Libérer ses réflexions et ses hypothèses fit s'envoler un poids qui pesait dans son estomac. Leur discussion paraissait peut-être tourner en boucle, mais elle était nécessaire pour que la prise de conscience se fasse. Énoncer les faits à voix haute les rendait plus réels, plus concrets.

Et légèrement plus acceptables.

Caitlyn tressaillit mais resta impénétrable.

— J'entends bien ce que vous me dites là, et je peux convenir que ce soit la seule explication possible à toute cette situation...

Elle se racla la gorge.

— Je vais me contenter de cela pour l'instant, étant donné que je ne suis pas experte dans le fonctionnement de l'Arcane.

Jayce tiqua et remua sur son lit.

— Vous connaissez l'Arcane ? La magie existe aussi ici ?

Était-elle reliée à celle de sa réalité ?

— Savez-vous si l'Arcane a été détruite ?

Est-ce qu'elle savait si son monde avait été sauvé ?

Elle ne pouvait pas le savoir. Évidemment. Jayce en était parfaitement conscient. Mais les mots dévalaient sa langue sans qu'il arrive à les arrêter. Après autant de temps emprisonnés, ils avaient besoin de s'échapper.

— Mais de quoi parlez-vous ? soupira Caitlyn, excédée.

Jayce se mordit la lèvre.

— Pardon...

Il marqua une pause, aussi confus que gêné.

— Est-ce que la magie existe dans ce monde ?

Pour toute réponse, il n'y eut qu'un silence profond, plein de tension. Caitlyn fuit son regard et fit les cent pas dans la pièce. Ses talons frappaient à un rythme régulier sur le carrelage.

Jayce n'insista pas. Il nota simplement la réaction de la jeune femme dans un coin de son esprit, et tenta de réfréner la curiosité qui le dévorait. 

— Je vais vous emmener dans votre chambre, finit-elle par déclarer.

Jayce hocha la tête. Caitlyn s'approcha du lit et souleva délicatement la couverture pour pouvoir déverrouiller les menottes. Le cœur de Jayce battit un peu plus fort lorsqu'elle posa les yeux sur sa jambe blessée.

— Les médecins de Piltover ont pu vous administrer des remèdes pour guérir votre jambe. Des os avaient été brisés et s'étaient mal ressoudés, mais ils ont réussi à... tout réparer. 

Le visage de Jayce se teinta de surprise. Sa jambe était guérie ? Il allait pouvoir marcher à nouveau normalement ? 

— Merci, souffla-t-il, ému.

Cette fois-ci, les mots lui manquaient. Il n'avait pas dû supporter sa jambe longtemps depuis son retour à Piltover – les événements s'étaient enchaînés à une telle vitesse qu'il n'avait presque pas pu y penser... Elle avait surtout été douloureuse lorsqu'il avait passé tous ces jours dans ce gouffre obscur, seul, à essayer de survivre...

Jayce tressaillit. Il ne voulait pas repenser à cela. Oui, sa jambe avait subi des dommages à cause de son propre marteau, oui, il avait failli perdre l'esprit dans ce monde dévasté, mais il avait réussi à s'échapper. Il avait réussi à s'enfuir. Il n'avait même pas pu prêter attention à cette blessure, il avait été emporté par un tourbillon incontrôlable, par la guerre qui se préparait, par...

Viktor.

Jayce releva vivement la tête.

— Où est Viktor ?

Caitlyn suspendit son geste. Ses doigts s'immobilisèrent autour des menottes. Elle leva un sourcil interrogateur.

— Viktor ?

Jayce sentit son pouls s'accélérer. Il fallait qu'il soit là. Quelque part. Ils étaient forcément arrivés ensemble, il n'y avait pas d'autre explication... C'était la première question qu'il aurait dû poser – pourquoi son esprit était-il aussi chaotique ? 

— Je n'étais pas seul quand les Pacifieurs m'ont trouvé, n'est-ce pas ? J'étais avec quelqu'un. Viktor. Un... ami.

Il prit une longue inspiration.

— Est-ce qu'il était là ?

L'inquiétude était comme un nœud dans son estomac. Caitlyn pinça les lèvres.

— Oui, les Pacifieurs ont trouvé quelqu'un d'autre avec vous.

Une vague de soulagement le submergea. Viktor. Il était là. Ils étaient arrivés ensemble. L'Arcane ne les avait pas séparés. Viktor était là.

— Où est-il ?

Il aurait aimé secoué Caitlyn, mais elle ne l'avait pas libéré. Elle recula même de quelques pas. Jayce fronça les sourcils.

— Il a été envoyé en prison.

Jayce hoqueta, abasourdi.

— Comment ça, en prison ? 

Une colère inattendue commença à grimper en lui, en écho avec la température de son corps qui s'éleva soudainement. Jayce pouvait presque sentir ses émotions bouillonner en lui. Il ne comprenait pas.

— Pourquoi est-il en prison ? insista-t-il.

Il garda un ton mesuré, mais il avait envie de hurler. Viktor ne pouvait pas être en prison. Il n'avait rien fait. Il n'avait rien fait dans ce monde. Que s'était-il passé pendant que lui était endormi, inconscient, terrassé par la douleur, par son voyage à travers l'Arcane ?

— Il est considéré comme étant une personne dangereuse. Le Conseil a pris ses précautions pour protéger Piltover.

Elle lissa sa cape d'un geste de la main. Jayce s'écria :

— Mais j'étais avec lui ! Pourquoi est-il en prison et moi, ici ?

L'injustice et l'absurdité de la situation le laissait pantois. Une nouvelle fois, rien n'avait de sens. Tout paraissait sens dessus dessous.

— Nous avons des soupçons. Des doutes. Nous avons de bonnes raisons de penser que cet homme est lié à la magie, et la magie étant interdite à Piltover, nous refusons de prendre des risques.

La magie était interdite. Jayce secoua la tête, confus.

— Mais attendez, attendez... Moi aussi, j'ai utilisé la magie ! Je viens de vous le dire. Et j'étais avec Viktor ! 

Sa gorge était irritée à force de parler.

— Vous venez de me le dire aujourd'hui, mais rien ne le prouve.

Jayce retint un rictus moqueur.

— Il ne peut pas y avoir deux Piltover et deux Jayce Talis, j'ai compris... marmonna-t-il d'un air renfrogné.

Caitlyn leva les yeux au ciel.

— Écoutez, nous avons trouvé des runes tracées sur sa peau, ce qui est, je pense, une preuve assez tangible qui indique que cet homme a eu recours à de la magie, ce qui est impensable ici. Le Conseil est sage et fait parfaitement son travail, alors je vous interdis de l'insulter. Peut-être que vous vous sentiez supérieur dans votre monde, mais dans celui-ci, vous n'êtes rien. Vous êtes un problème que nous essayons de régler.

Son ton accusateur évacua toute trace de colère au fond de Jayce. Il entrouvrit les lèvres mais aucun mot ne sortit. Une unique pensée tournait en boucle : Viktor n'avait pas de runes tracées sur sa peau...

Oh.

Le souvenir revint, net, clair, douloureux. Jayce avait vu ces cicatrices sur le corps de Viktor lorsqu'il l'avait emmené dans le laboratoire, après l'explosion qui avait failli lui coûter la vie. Non. L'explosion qui lui avait coûté la vie. C'était ce jour-là que Jayce avait lié Viktor au Cœur Hextech, c'était ce jour-là que tout avait basculé. C'était ce jour-là qu'il avait vu avec horreur ce que Viktor s'était infligé. Mais il n'avait pas eu le temps d'y penser, il n'avait pas eu le temps de parler à son partenaire. En un clignement d'yeux, il avait fui, était sorti du laboratoire et avait laissé Jayce tout seul.

C'était comme si tout était arrivé dans une autre vie, à un autre Jayce. 

Il se sentit soudainement misérable, insignifiant dans cet hôpital immense, affaibli, l'esprit torturé, les membres endoloris. Toutes ses erreurs le hantaient. Tout ce temps écoulé était comme un poids insupportable qui l'écrasait et qu'il ne pouvait pas soulever.

Jayce sentit sa gorge se serrer.

— Ces runes... Elles ne sont pas un danger. Elles ont un rapport avec ce qu'il s'est produit dans mon monde, mais elles ne peuvent rien provoquer ici. Viktor ne représente pas un danger, je vous assure, expliqua-t-il d'une voix douce, presque suppliante.

— Nous voulons aussi des réponses de sa part, trancha Caitlyn. Rien ne me prouve que vous dites la vérité, vous pouvez affirmer cela pour le protéger.

— Eh bien, interrogez-le ! Vous verrez que sa version des faits est la même que la mienne.

— Il refuse de répondre à nos questions.

Jayce s'emporta :

— Peut-être qu'il se sentirait mieux s'il n'était pas en prison ! Il n'a rien fait ! Vous ne pouvez pas le garder enfermé, il est fragile, il a besoin d'aide, il...

Il s'interrompit. En réalité, il ne savait même pas dans quel état se trouvait Viktor. Avait-il gardé ce corps modifié par l'Hextech ? Avait-il retrouvé le sien ? Comment allait-il ?

— Piltover traite ses détenus avec tout le respect dont elle peut faire preuve envers des êtres humains. Nous ne sommes pas des monstres. Votre ami a un lit confortable, de quoi se laver, et les gardes lui apportent des repas à des heures régulières tous les jours, répondit Caitlyn, impassible.

Ses yeux de glace transpercèrent Jayce. Celui-ci lâcha un soupir de soulagement. Il était presque rassuré. Presque. Il ne le serait pas complètement tant qu'il ne l'aurait pas vu. 

— Est-ce que...

— Ce n'est pas de la faute du Conseil s'il refuse de s'alimenter, lâcha Caitlyn du bout des lèvres, au même moment.

Les mots de Jayce moururent sur sa langue.

— Quoi ? s'étrangla-t-il, interloqué.

Caitlyn soupira mais ne répondit rien. Jayce se massa les tempes et passa une main sur son visage. Il aurait aimé pouvoir s'asperger d'eau froide pour y voir plus clair.

Viktor... À quoi jouait-il ? Pourquoi refusait-il de manger ? Il devait aller le voir.

— Laissez-moi le voir, la supplia-t-il.

Un éclair de compassion sembla traverser les traits austères de Caitlyn. Il devait s'engouffrer dans cette brèche, appuyer sur les émotions qu'elle avait enfouies, réveiller la femme sensible qu'il devinait derrière ce masque de froideur. 

— Vous voyez bien que je ne suis pas dangereux. Je me présenterai au Conseil, je répondrai à toutes leurs questions, je ferai ce qu'il faut pour que la situation puisse être tirée au clair... Mais je ne peux pas faire cela sans Viktor. 

Ils avaient traversé tout cela ensemble. Ils allaient continuer ensemble. Jayce n'allait pas abandonner Viktor.

— Je vais d'abord vous conduire dans vos appartements temporaires. Ensuite, j'irai parler au Conseil de votre demande, concéda-t-elle.

Jayce retint un soupir désapprobateur.

— Je t'en prie, Caitlyn... Depuis quand laisses-tu les règles dicter ta conduite ? tenta-t-il, avec un sourire en coin.

Sa remarque n'eut pas l'effet escompté. Caitlyn se crispa et planta ses prunelles dans les siennes.

— Je suis Conseillère, monsieur Talis, répliqua-t-elle.

Elle ne cilla même pas quand elle prononça son nom. Comme si elle avait effacé le Jayce Talis qu'elle avait mentionné lors de leur première discussion. Ce Jayce qu'elle avait connu... Il était certain qu'il était proche d'elle. Peut-être comme un frère et une sœur, comme ce que lui avait vécu avec elle. Avait-elle vraiment fermé son cœur à double tour, de manière à ne pas pouvoir être atteinte par cette apparition inexplicable ?

Jayce repensa à la bassine remplie d'eau. À la douceur qui transparaissait dans certains de ses gestes quand elle s'approchait de lui. Elle ne pouvait pas rester indifférente.

— Tu me connais, Caitlyn. Tu sais qui je suis. Tu peux m'aider.

Pour toute réponse, la jeune femme se pencha et déverrouilla les menottes autour des chevilles de Jayce. Elle les récupéra dans sa main gantée avant d'avancer d'un pas vif vers la porte de la pièce.

— Vous venez ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.

Jayce reprit ses esprits, hébété. Tout s'était passé très vite, et le gant mystérieux avait retenu toute son attention. Il agita doucement ses pieds nus pour les désengourdir, avant de les poser sur le sol. La froideur du carrelage le pétrifia, puis ce fut la douleur qui fusa dans chacun de ses muscles. Jayce grimaça mais se leva tout de même, encouragé par une énergie nouvelle.

Une fois debout, un vertige bouleversa ses repères. Il se stabilisa en s'appuyant d'une main tremblante sur le matelas, excédé au fond de lui par cette fragilité qui le rendait maladroit et incapable. Il serra les dents et puisa en lui pour se redresser et s'éloigner de son lit. 

Une main sur le mur à sa gauche, les yeux mi-clos, assailli par la souffrance et son environnement soudainement trouble, Jayce laissa ses pieds glisser sur le sol, lentement, en priant silencieusement pour retrouver rapidement son équilibre. 

Il cligna des paupières et aperçut une main lui tendre une béquille. Son visage se teinta de surprise, et son regard remonta jusqu'à celui de Caitlyn qui lui offrait un sourire timide.

— Prenez ça.

Jayce se cramponna à la béquille comme si sa vie en dépendait, et suivit la jeune femme en boitant, vacillant sur ses jambes. Chaque coup sourd contre le sol était comme une bouffée d'énergie qui s'engouffrait en lui. Il chancelait, mais il tenait bon, et surtout, il avançait.

Son corps était rouillé, à l'instar d'une machine qui n'avait pas servi depuis longtemps. Il devait reprendre le contrôle. Reprendre des forces.

Caitlyn passa la porte, Jayce l'imita, et tous deux traversèrent de longs couloirs vides, seulement accompagnés du son de la démarche claudicante de Jayce et du bruissement de la cape de Caitlyn. Celle-ci marchait à ses côtés, à son rythme, sans qu'il sache si elle le surveillait ou si elle lui témoignait son soutien. Elle les guida dans ce labyrinthe d'or et de pierres grises jusqu'à ce qu'ils arrivent devant un ascenseur doré dont les portes étaient décorées de grandes ailes déployées. Jayce devina que ce devait être le symbole de Piltover, et cette pensée le fit presque trébucher ; dans son monde, Piltover portait fièrement en tant qu'emblème la représentation d'un Hexgate doré. C'était ça, le symbole de Piltover, chez lui.

Mais l'Hextech n'existait pas ici. Les Hexgates non plus. La magie n'existait pas.

Une sonnerie le tira de ses pensées. Jayce releva la tête. Caitlyn avait déjà pénétré dans la cabine, ouverte, devant lui. Il s'appuya sur sa béquille et y entra à son tour. La Conseillère effleura un bouton sur le tableau de bord, et l'ascenseur se mit en marche, en silence, pour descendre vers les étages inférieurs.

Jayce ne savait pas exactement dans quel bâtiment il était, pourquoi celui-ci était relié à l'hôpital, et comment avait été pensé l'édifice dans lequel il se trouvait, mais il comprenait que Caitlyn l'emmenait vers les cellules de prison, comme il le lui avait demandé. Son cœur accéléra sa course dans sa poitrine, sa paume devint moite contre le métal de sa béquille.

Les portes s'ouvrirent, et Jayce se figea un instant avant de se décider à sortir de la cabine. Les couloirs devant eux étaient à l'image du luxe de Piltover, un emboîtement de pierres claires sur lesquelles de multiples dorures se croisaient et semblaient briller. Viktor se portait forcément bien. Il était dans un environnement agréable, Caitlyn n'avait pas menti.

Les cellules qui s'alignaient sur le mur étaient entièrement vides. Caitlyn encouragea Jayce à avancer d'un geste du menton.

— Nous mettons ici les personnes dans l'attente d'un procès, ou celles que nous n'envoyons pas inévitablement dans la véritable prison de Piltover. Ce sont des cellules de réflexion qui permettent aux accusés d'être à la portée du Conseil selon ses besoins, avant de les désigner comme étant coupables ou non.

Jayce l'écouta d'une oreille distraite. Toute son attention était tournée vers Viktor. Viktor qu'il allait revoir, Viktor pour qui il était inquiet, Viktor...

Caitlyn s'arrêta devant une cellule. Jayce se figea à son tour, mais son cœur poursuivit sa course dans sa poitrine. La cellule était à moitié plongée dans l'obscurité. Jayce ne distinguait rien. Il se pencha et jeta un coup d'œil à travers les barreaux. Un lit confortable bien que minimaliste se dessinait dans un coin, ainsi qu'une chaise sur laquelle s'amoncelait une pile de vêtements. Le regard de Jayce glissa sur le plateau repas encore rempli qui était posé sur le sol de pierres, avant de remonter vers le fond de la cellule.

Son cœur rata un battement.

Là, dans l'obscurité, au milieu des ombres, à peine éclairée par la lumière déversée par les appliques murales, Jayce devina une silhouette recroquevillée sur elle-même. Il plissa les yeux.

Viktor. 

Viktor était assis à même le sol, une jambe tendue, l'autre ramenée contre lui, comme un animal pris au piège. Jayce aperçut sa peau livide sous la couverture qui le recouvrait à moitié. Son corps était celui d'un homme. Son corps était le sien. C'était Viktor.

Jayce tenta de voir son visage mais la noirceur ambiante l'en empêcha. Il s'agrippa aux barreaux d'une main et se tourna vers Caitlyn.

— Laisse-moi entrer, Cait.

Son ton suppliant la fit hésiter. Les jointures de Jayce blanchirent autour des barreaux de métal. Il aurait aimé pouvoir les arracher, il aurait aimé pouvoir pénétrer dans cette cellule et parler à Viktor. Celui-ci n'avait pas effectué un seul mouvement. Il ne semblait même pas conscient de ce qu'il se passait autour de lui. Jayce sentit les larmes lui monter aux yeux. Une douleur inexplicable le submergea, mais ce n'était pas en raison de sa fatigue ni de sa migraine et encore moins de sa jambe, qu'il avait totalement oubliée. 

C'était Viktor.

Un bruit de clés le fit se redresser. Caitlyn poussa la porte et l'invita à entrer d'un geste de la main. Jayce la fixa quelques secondes, interdit, avant de laisser tomber sa béquille et de se précipiter à l'intérieur de la cellule.

L'espace exigu lui donna l'impression d'étouffer. Il esquiva le plateau de nourriture et, en quelques pas, arriva devant le corps recroquevillé de Viktor. Il tomba à genoux et sans réfléchir, se jeta sur son ami pour le serrer dans ses bras.

Jayce enfouit son visage dans le cou de Viktor. La couverture glissa légèrement. Viktor ne broncha pas. Il resta là, amorphe, tandis que Jayce l'étreignait avec toute la douceur dont il pouvait faire preuve malgré l'émotion intense qui l'envahissait et qui rendait ses gestes plus vigoureux, peut-être un peu trop précipités. Jayce n'avait pas réfléchi. Pour une fois, il avait simplement agi. Il avait eu envie de serrer Viktor dans ses bras. 

— Je suis là, partenaire, murmura-t-il à son oreille.

Viktor ne répondit pas, alors Jayce se blottit un peu plus contre lui, et ferma les yeux un instant, apaisé à l'idée de ne plus être seul.

Viktor était là.

Chapter 4: Chapitre 3

Chapter Text

🎵 This world is a wasteland where nothing can grow 

I used to have strength, but I ran out of hope

I know it's my fault that I'm here all alone 

This world is a wasteland 🎵

Wasteland – Royal & the Serpent.

/!\ Je tiens à prévenir que ce chapitre est sombre /!\

 

L'obscurité.

Il n'y avait que l'obscurité. Il n'y avait que l'obscurité qui l'entourait, qui l'enveloppait, qui l'écrasait.

L'homme était plongé dans le noir, dans un néant profond et étouffant, dans un vide qui l'empêchait de respirer, qui l'empêchait de réfléchir, qui l'empêchait de penser.

Son esprit était éloigné de tout. Sa conscience lui glissait entre les doigts, son corps ne lui répondait pas, il restait là, immobile, figé comme la pierre.

Il flottait loin, loin, loin du monde, loin de son environnement, loin de tout. Il n'était plus là. Il n'était qu'une coquille sans vie, un être qui n'existait plus, qui ne respirait plus, qui ne vivait plus.

Ses paupières s'agitaient, tremblantes, elles l'empêchaient de voir, et lui, lui, lui sombrait dans un gouffre sans fond, il plongeait dans un sommeil entrecoupé, épuisant, dont il se réveillait par intermittence, écartelé entre le rêve et la réalité, déchiré entre de brefs instants de lucidité et l'appel envoûtant du noir profond.

Il se souvenait s'être écroulé. S'être écroulé dans le noir, dans la solitude, dans la souffrance. Il y avait eu des voix. Des bruits. De la nourriture glissée vers lui. Mais tout cela n'était pas réel, rien ne l'était, il ne pouvait pas se mouvoir, il ne pouvait pas faire fonctionner ce squelette éteint, abîmé, paralysé. La machine restait inanimée. Elle était cassée.

Parfois, un éclair de conscience lui revenait, vif, aveuglant, tranchant comme un poignard. Mais il ne faisait que passer. Il finissait par se dissoudre inévitablement. L'homme se noyait dans sa souffrance, il la laissait s'engouffrer en lui, remplir ses poumons, s'immiscer dans ses veines, résonner, vibrer dans chaque parcelle de son corps.

Ses doigts, incontrôlables, griffaient sa peau livide, cherchaient ses cicatrices encore sensibles, ils s'enfonçaient et s'animaient en un geste nerveux, fou, incontrôlable. Il ne sentait même pas la douleur. Elle était là, comme une seconde peau, comme un carcan étouffant dont il était impossible de se libérer, inexistante et omniprésente en même temps, un lac brûlant et glacé dans lequel il était immergé, une prison mentale, une prison physique, une prison oppressante, une prison...

Une lumière.

Une lumière dans l'obscurité. Un pan de lumière qui se déverse et qui recouvre le sol, qui avance vers lui, sans pour autant le toucher, sans pour autant l'atteindre.

Un grincement. Des sons étouffés. Des bruits indistincts. Des paroles échangées. Mais il n'entend rien. Il y a un bourdonnement dans ses oreilles, et ses yeux sont plissés, et son cœur ne bat plus, et sa poitrine est vide, et son esprit dérive, et plus rien n'a de sens, il ne peut pas s'accrocher car il n'y a rien, que le vide, que la noirceur, que les abysses qui dévorent, qui dévorent encore et encore, qui l'appellent, qui veulent l'arracher à ce monde, et il ne peut pas y échapper, il ne peut pas faire taire les voix dans sa tête, mais il ne peut pas non plus les entendre, elles l'engloutissent mais elles n'existent pas, et lui n'existe pas, plus rien n'existe, et il dérive, il se perd, il s'égare, il...

Un corps contre le sien.

Une présence. Tangible. Réelle. Rassurante. L'homme cligna lentement des yeux, mais il ne vit rien. Sa vision était brouillée. Il n'y avait que ce corps vague près de lui, une silhouette indistincte mais légèrement familière. Une odeur. Une sensation de chaleur.

— ... suis... partena...

Le bourdonnement était strident, il ne pouvait pas entendre ce que ce fantôme lui disait. Il ne savait même pas s'il s'adressait à lui, il ne savait même pas où il était, il ne savait même pas qui il était. Mais il avait envie de s'agripper à cette voix et de se hisser. Une faible envie. Comme une flamme qui vacille.

Mais le vent est trop fort, la flamme est trop faible, et l'obscurité finit toujours par l'emporter, par gagner, par tout engloutir.

Viktor.

Le nom remonte à la surface comme un vieux souvenir. Lointain, fragile, étrange. Il essaye de s'en saisir mais il lui échappe.

Viktor.

Oui, il était Viktor. C'était lui, ça. Était-ce son nom ? Le brouillard s'épaissit. Le nom s'envole. Le corps reste contre lui.

Il ne peut pas bouger. Il ne veut pas bouger. Il veut se laisser tomber dans les ombres. Elles l'appellent. Elles sont proches, très proches, trop proches.

— u... m'en... ?

Le corps s'éloigna du sien. Il eut vaguement conscience que des mains étaient posées sur ses épaules. Le contact était réconfortant. Il avait l'impression de connaître cette voix qu'il entendait à peine. De connaître ces doigts qui l'effleuraient. Mais sa vision était brouillée. Ses paupières plissées ne distinguaient rien. Il n'y avait que les ombres. Les ombres, et cette minuscule lueur qui essayait de les chasser.

Une légère secousse. 

— ... ik... or... ?

Impression d'avoir la tête sous l'eau. 

— Cai... sor... te... aît...

Il sentit la silhouette bouger. Se tourner. Vers la lumière. Une autre voix surgit. Les deux voix s'enchevêtrèrent, se fondirent l'une dans l'autre, s'éloignèrent. 

Viktor fixait un point invisible devant lui. Son esprit continuait à tourner au ralenti, empêtré dans des lianes solides qui l'emprisonnaient, qui l'asphyxiaient, qui le tiraient en arrière, en arrière, encore et encore et encore...

Viktor flottait. Il s'était levé. Quelqu'un le portait. Il sentait un bras contre lui. Il sentit une étoffe sur ses épaules. Viktor tremblait. Son corps était léger. Le poids n'existait plus. Il était comme un pantin désarticulé dont les ficelles avaient été tranchées. Il flottait.

Ses pieds glissèrent sur le sol. Sa vision trouble ne distinguait toujours rien. Les paroles se mélangeaient aux souffles, aux bruits, à l'air glacé, à la peau chaude contre lui, à la lumière qui grandissait, qui grandissait, qui grandissait...

L'obscurité s'éloignait. Viktor se déplaçait. Quelqu'un le déplaçait. Sa tête dodelina. Ses paupières se fermèrent. Son corps apathique glissait entre les mains de la silhouette indéfinie. Celle-ci marmonna, s'agrippa à lui, mais la coquille vide lui échappa et s'effondra.

Et tout devint noir.

Chapter 5: Chapitre 4

Chapter Text

🎵 Every day is like the same old song

Until everything right goes wrong

You keep the light on

You keep the light on

You keep the night light on 🎵

Melody X – Bonaparte.

Jayce n'était pas rassuré.

Assis dans un fauteuil rembourré, la tête enfouie dans ses mains, il assistait, impuissant, au défilé des images de ses retrouvailles avec Viktor, qui repassaient sous ses paupières closes. 

Après le soulagement intense qui l'avait envahi, après l'émotion qui avait étreint son cœur lorsqu'il avait serré son ami dans ses bras, c'était la panique qui l'avait submergé. Jayce s'était heurté avec horreur à la réalité. À la condition physique de Viktor. Son corps était maigre, fragile, sa peau était livide et les battements de son cœur étaient presque imperceptibles.

Allongé dans le lit, les membres inertes, la respiration sifflante, Viktor ne ressemblait plus à la créature qu'il avait été lors de la guerre à Piltover, mais il ne ressemblait pas non plus à ce qu'il avait été auparavant. Jayce avait l'impression de fixer un cadavre. C'était un corps immobile, recouvert par une couverture, endormi, sans vie. 

La gorge de Jayce se serra.

Lorsqu'il avait enlacé Viktor, il avait perçu sa maigreur inquiétante, mais il avait pensé à sa propre situation, au fait qu'ils avaient tous deux atterri dans un autre monde et que ce voyage avait laissé des séquelles... Puis, il s'était reculé pour l'observer, pour essayer d'attirer son attention, mais Viktor n'avait pas répondu. Viktor s'était contenté de rester impassible, amorphe, le regard vide.

Il semblait complètement éteint.

Jayce avait alors pensé à la fatigue, au choc, à ce que lui-même avait traversé, à ses migraines, ses membres endoloris, ses questions incessantes, mais il avait baissé les yeux sur le corps frêle de son partenaire, et il avait vu le sang séché, il avait vu les griffures, il avait vu la peau meurtrie. Il avait vu les runes tracées sur ses bras, à peine cicatrisées, sanguinolentes et violacées.

Et il y avait l'absence de lumière dans la cellule – lumière qu'il avait lui-même demandé d'enlever, selon Caitlyn –, les vêtements qui lui avaient été donnés mais qu'il avait refusé de porter, ainsi que la nourriture qui n'avait jamais quitté les plateaux repas. 

Viktor avait délibérément choisi de rester assis contre le mur, sur ce sol froid, affaibli par la manque de nourriture et par l'obscurité oppressante.

Ce n'est pas de la faute du Conseil s'il refuse de s'alimenter.

Jayce retint un gémissement. Il avait envie de hurler. Tout se mélangeait dans son esprit. Viktor était là, si proche, mais si éloigné en même temps. Jayce avait supplié Caitlyn de le laisser sortir de la prison pour qu'il puisse recevoir des soins. Il lui avait expliqué qu'il avait besoin d'être avec Viktor pour rencontrer le Conseil, et que, pour cela, il fallait qu'il soit capable de se lever et de parler.

Jayce l'avait porté. Malgré son propre corps encore secoué par sa convalescence, il avait serré Viktor contre lui et avait remonté le couloir pour l'installer dans la chambre que le Conseil avait préparée pour lui. Mais Viktor s'était effondré dans ses bras, comme s'il ne pesait rien, brusquement, et Jayce avait dû être aidé par Caitlyn. Ils avaient porté le corps inerte jusqu'au lit et appelé un médecin.

L'évidence lui avait alors sauté aux yeux.

Viktor n'allait pas bien. 

Caitlyn avait semblé surprise de le voir dans un tel état. Elle avait mordu sa lèvre inférieure sans rien dire pendant leur traversée des couloirs, et avait seulement lâché quelques mots hésitants avant de laisser Jayce seul.

Jayce ne savait pas combien de temps s'était écoulé. Son dos était courbaturé, sa jambe tressautait nerveusement, et l'autre, bien qu'immobile en raison des os toujours fragiles, n'était plus aussi douloureuse. La béquille dont il s'était servi reposait contre le mur, près de la table de chevet. À quelques mètres de Viktor. 

Le lit était spacieux, confortable, il prenait presque toute la place dans la pièce vaste et lumineuse. La chambre que le Conseil avait mis à sa disposition était une chambre dédiée aux invités de marque, une chambre parmi tant d'autres située au sein du bâtiment du Conseil, bâtiment dans lequel il avait passé la plupart de ses journées, lorsqu'il était Conseiller, dans l'autre Piltover.

L'architecture était différente, mais l'atmosphère restait la même. Jayce avait eu des étoiles dans les yeux quand il s'était confronté à toute cette richesse, à la découverte de la chambre, même s'il y était habitué, même s'il avait vécu dans un tel environnement durant une partie de sa vie. Comme si le fait d'avoir survécu lui faisait reconsidérer le monde. Il ne s'était jamais senti réellement chanceux, toujours dévoré par son désir d'en vouloir plus, de faire plus, d'être plus. Mais depuis qu'il était revenu du monde apocalyptique, il avait retrouvé ce regard. Cette envie de simplicité. Il avait commencé à comprendre ses erreurs.

Un soupir passa la barrière de ses lèvres et résonna dans le silence de la pièce. Les rayons du soleil déversaient leur lumière à travers l'immense fenêtre et réchauffaient sa peau. Il était censé vivre ici durant les prochains jours, dans l'attente de la réunion du Conseil. Il devait reprendre des forces, se rendre présentable, et reprendre ses esprits, se calmer, réfléchir.

Caitlyn lui avait indiqué une porte qui reliait cette chambre à une autre ; une chambre pour lui, une chambre pour Viktor. Elle avait abdiqué et avait accepté de ne pas le laisser dans sa cellule, malgré ce qui avait été décidé par l'ensemble du Conseil. Jayce lui en était reconnaissant, et il commençait même à l'apprécier, malgré sa froideur et sa distance. Elle était comme un phare rassurant dans la tempête qu'était devenue sa vie. Une lumière qui le guidait.

La porte claqua, et Jayce releva la tête. La femme blonde qu'il avait rencontrée à son arrivée était là, vêtue d'une robe blanche sur laquelle était brodé l'emblème de Piltover. Elle le salua avec son éternel sourire lumineux, et s'approcha de Viktor pour l'examiner. Le bruit de talons dans son sillage lui indiqua que Caitlyn était présente également. Elle se posta à la droite de Jayce, debout comme une statue de pierre.

Jayce baissa les yeux et fixa le carrelage brillant. Il n'avait pas encore le courage de regarder à nouveau Viktor. Les retrouvailles dans la prison le hantaient, et la vision de l'homme évanoui, la bouche entrouverte, pâle, éteint, en comparaison avec le soleil de Piltover, faisait grandir une angoisse sourde et étouffante au fond de son estomac.

— Je vous présente le médecin Lana Jarka. Elle s'est occupée de vous et elle va s'occuper de votre ami.

La voix de Caitlyn le sortit de ses pensées. Il acquiesça machinalement.

— Son pouls est faible. La perfusion va le maintenir dans un état stable mais s'il ne reprend pas des forces rapidement, s'il ne s'alimente pas, son cœur va finir par lâcher.

Jayce leva des yeux paniqués vers le médecin. Son ton n'était pas neutre, comme celui de la Conseillère, mais légèrement plus empathique. Une poche de liquide pendait à un piquet métallique, reliée à Viktor par un tube en plastique. La vue de la peau rougie et boursouflée autour de l'aiguille arracha une grimace à Jayce, qui tenta de rester concentré sur la femme blonde.

— L'accusé a refusé de s'alimenter. Le Conseil n'est en rien responsable de son état, répondit Caitlyn sans une seule émotion.

Lana pinça les lèvres et donna un petit coup dans la poche de liquide. Une goutte tomba et glissa dans le tuyau.

Jayce ne savait pas ce qu'elle pensait de la magie ni de la présence de ces deux inconnus étranges au sein du bâtiment du Conseil, mais il était évident qu'elle ne tolérait pas les mauvais traitements, et qu'en tant que médecin, elle désirait plus que tout sauver les patients qui avaient besoin de son aide. Il fallait qu'elle sauve Viktor.

— Depuis combien de temps sommes-nous là ? lança Jayce pour briser le silence qui s'était installé.

La question ne lui venait qu'à cet instant. Débarrassé du brouillard dans lequel il n'avait cessé de baigner depuis son réveil, son esprit était plus clair et retrouvait enfin le sens des priorités.

Caitlyn se tourna vers lui. Un pli barra son front tandis qu'elle réfléchissait.

— Les Pacifieurs vous ont trouvés il y a un peu moins de deux semaines. Votre ami s'est réveillé quelques heures après avoir été placé dans sa cellule, et vous êtes resté inconscient environ six jours avant de reprendre connaissance et de vous évanouir à nouveau, expliqua-t-elle d'un ton neutre.

Jayce se leva brusquement. La chaise grinça, ses muscles protestèrent.

— Quoi ? Ça fait presque deux semaines qu'il est enfermé là-bas ? s'écria-t-il.

Caitlyn lui jeta un coup d'œil désapprobateur.

— Nous lui avons donné de la nourriture et des vêtements, monsieur Talis. Il a eu tout ce dont il avait besoin.

Lana enchaîna avec une pointe de reproche dans la voix :

— Son état est critique. Il était déjà affaibli mais il l'est encore plus aujourd'hui.

La réponse de Caitlyn fusa comme une flèche :

— Le Conseil n'a jamais poussé cet homme à se laisser m...

— Arrêtez !

Jayce avait brandi sa main, secoué par un brusque accès de colère. Son corps vibrait d'émotions brûlantes qui ne demandaient qu'à surgir. Il prit une profonde inspiration pour se calmer. Il ne voulait pas entendre ce mot. Il ne voulait pas l'accepter.

Lana afficha une mine désolée et baissa les yeux vers Viktor.

— La Conseillère Kiramman a raison. Je suis désolée mais votre ami est... mourant parce qu'il se laisse mourir. Le problème est là.

Sa voix était douce mais Jayce y était insensible. Il tremblait de fureur et de frustration. D'inquiétude, aussi.

— Nous ne pouvons pas faire les choix pour lui, prendre des décisions à sa place... S'il ne veut pas reprendre des forces...

Elle marqua une pause et lâcha un soupir triste.

— Nous ne pouvons rien faire. Nous pouvons simplement garder son corps en vie. Son esprit, lui... Il se peut qu'il soit déjà loin. Il n'y a que lui qui peut se sauver.

Jayce s'écroula sur sa chaise. Toutes ses forces l'abandonnèrent abruptement. Les mots dévalèrent précipitamment sa langue, désordonnés, emportés par l'émotion :

— Non, non, non... Je peux l'aider ! Je peux l'aider à manger, l'aider à revenir, l'aider à...

— Oui, nous pouvons tous l'aider. Il faut qu'il reprenne des forces, c'est ce que nous pouvons faire.

Jayce planta son regard embué dans celui de son interlocutrice. Il y avait de l'espoir. Une petite lueur d'espoir qui brillait. Il pouvait y croire aussi, il devait y croire.

— Le pire arrivera seulement s'il continue de refuser de se battre pour rester parmi nous, poursuivit Lana.

Elle gardait ses deux mains dans son dos, le menton relevé, sûre d'elle, le visage moulé dans une expression bienveillante. Elle semblait sereine, habituée à être confrontée à des cas comme celui-ci, mais Jayce n'arrivait pas à calmer les battements frénétiques de son cœur.

Alors que le sien battait furieusement, celui de Viktor était à peine perceptible au fond de sa poitrine. Cette terrible différence lui était insupportable.

Viktor n'était pas de ceux qui se laissaient mourir. Il avait toujours eu cette volonté, cette volonté que Jayce avait toujours admirée, depuis leur première rencontre, jusqu'au bout. Il s'était toujours battu, il s'était même battu contre la mort. La maladie l'avait dévoré de l'intérieur mais il avait poursuivi ses recherches, poursuivi son travail, passé ses nuits à mener ce combat intérieur... 

Et il avait utilisé le Cœur Hextech pour tenter de se guérir.

Jayce déglutit. Il n'avait toujours pas saisi ce que Viktor avait fait. Mais il avait vu sa main et sa jambe, étrangères, comme du métal, traversées par des rais de lumière. Il avait compris lorsqu'il s'était précipité dans le laboratoire pour tenter de le sauver, qu'il l'avait déshabillé, qu'il avait saisi impulsivement le Cœur Hextech qui grondait, qui brillait, qui semblait vouloir se lier à ce corps meurtri.

Le visage immobile, aux joues creusées, éclairé par les rayons du soleil, dans ce lit en face de lui, se superposait à celui de cet autre Viktor. Ce Viktor allongé dans le laboratoire, mortellement blessé après l'attentat qui avait détruit la salle de réunion du Conseil.

Jayce pouvait presque encore voir la poussière voler dans la pièce, entendre les gémissements de douleur, sentir l'effroi le glacer. L'explosion avait eu lieu dans une autre vie. C'était comme si une éternité s'était écoulée. Mais en réalité, tout était récent. Le brouillard avait quitté son esprit, alors sa mémoire lui renvoyait ces souvenirs devant ses yeux, ces souvenirs auxquels il n'avait pas envie de penser, ces souvenirs qui lui donnaient envie de hurler.

Viktor sur cette table, blessé par l'explosion. Viktor qu'il avait voulu sauver. Viktor dont la poitrine ne se soulevait plus, alors que lui, que lui, Jayce Talis, le stupide Conseiller qui avait abandonné son ami, abandonné ses convictions, n'avait eu aucune égratignure. 

Puis, l'Hextech, l'explosion, la lumière aveuglante, le noir.

Viktor avait fini par se réveiller. Différent. Ce n'étaient plus sa main et sa jambe qui avaient été touchées par l'Hextech. C'était sa peau, c'étaient ses os, c'était tout ce qui faisait de lui ce qu'il était.

Jayce avait voulu le sauver.

Et, à présent, il gisait là, encore. Encore. Ils avaient parlé, ils s'étaient disputés, Viktor s'était enfui, Jayce s'était senti trahi, et Viktor avait changé, Viktor avait créé une communauté, Viktor était devenu quelqu'un d'autre. Jayce avait traversé le pire, il était tombé dans cet autre monde dévasté, tout cela pour ensuite se battre contre son partenaire.

Jayce enfouit son visage dans ses mains. Il ne voulait pas y penser. Il voulait chasser ces souvenirs parce qu'il savait que s'il y plongeait, il allait s'y noyer, et souffrir, souffrir de tout son être, souffrir parce qu'il avait fait des erreurs, parce que Viktor était allé trop loin, et que rien n'était plus comme avant.

Il ne supportait pas de voir Viktor dans ce lit, au bord du gouffre. Il n'avait jamais pu le supporter. Il avait l'impression que tout recommençait. Il avait l'impression d'être coincé dans une boucle infernale, de devoir assister sans cesse à la mort de son ami. Il ne pouvait pas le laisser dans cet état.

Jayce avait la mâchoire crispée, des larmes qui menaçaient de couler. Il balaya les images qui défilaient dans son esprit.

Il ne pouvait pas affronter ce nouveau monde tout seul.

— Je vais l'aider, finit-il par affirmer, brisant le silence qui s'était installé. Nous nous présenterons au Conseil ensemble. Même si des jours, des semaines, des mois, doivent passer.

Il se redressa. Lana lui offrit un sourire discret. Caitlyn hocha lentement la tête, pensive.

— Très bien. Je vous y autorise. Vous resterez ici, le temps de sa convalescence.

Un muscle de sa mâchoire tressaillit.

— Je vais informer le Conseil de ce changement. 

Sa main gantée replaça le col de sa cape.

— Vous serez surveillés. Vous êtes toujours considérés comme étant potentiellement dangereux.

Elle lança un regard appuyé à Jayce et celui-ci se retint de lever les yeux au ciel. Il comprenait ses inquiétudes, surtout si la magie était interdite dans ce monde, mais n'importe quel observateur extérieur aurait pu comprendre que Jayce et Viktor ne représentaient pas un risque. Ils devaient avoir l'air pathétiques, perdus, épuisés. Et non pas dangereux.

— Allez chercher de la nourriture pour monsieur Talis, Lana, poursuivit-elle.

— Oui, Conseillère Kiramman.

La blonde quitta la pièce non sans un dernier coup d'œil pour Viktor. La porte claqua et fit sursauter Jayce. Celui-ci se recroquevilla à nouveau sur sa chaise, les coudes sur les genoux, une main massant son front plissé par l'inquiétude. Une angoisse sourde avait trouvé refuge dans son estomac. Il n'était pas sûr de pouvoir avaler quoi que ce soit.

Caitlyn et lui baignèrent dans un silence tendu, un silence qui permettait à Jayce d'entendre toutes ses pensées assourdissantes, même celles qu'il aurait aimé étouffer.

— Je ne comprends pas ! s'écria-t-il brusquement. Je... Je ne comprends pas pourquoi il est dans cet état, pourquoi il... il... il... a refusé de manger... Je ne comprends pas, c'est totalement absurde ! Je... Je ne voulais pas que tout ça arrive, je pensais qu'on allait sauver notre monde... que... que tout allait se terminer là... Je ne comprends pas...

Il ponctua son discours décousu de grands gestes de la main. Ses bras se levaient tout seuls, emportés par une soudaine énergie qui le traversa pendant quelques secondes, avant de s'évaporer, et de laisser sa voix se briser, son dos se courber une énième fois. Il portait encore et toujours un poids incommensurable sur ses épaules.

— Je ne vous connais pas. Et je ne connais pas votre ami. Mais ce que je peux vous dire, c'est que, parfois, nous pouvons avoir l'impression qu'il n'y a plus aucun d'espoir. Nous pouvons avoir envie de nous laisser sombrer, parce qu'il n'y a aucune échappatoire à la douleur qui nous ronge à l'intérieur. 

Jayce lui jeta un regard confus mais curieux. Il crut voir une larme solitaire briller un instant au creux de l'œil de Caitlyn. Un battement de paupières, et elle disparut. C'était comme si la jeune femme se remémorait une expérience douloureuse. Jayce crut percevoir cette douleur qu'il connaissait si bien traverser fugacement son visage. 

— Mais il y a toujours un espoir. Il y a toujours une flamme qui brille dans le noir. Il est difficile de la trouver, mais dès qu'on l'aperçoit, le monde devient un peu moins sombre.

Caitlyn se racla la gorge et tourna les talons, comme pour balayer ses paroles, les effacer avant qu'elles ne prennent toute la place dans l'immensité de la pièce. Avant de passer la porte, elle se retourna une dernière fois vers Jayce.

— Il va s'en sortir, j'en suis certaine.

Une émotion indéchiffrable adoucit ses traits puis s'envola. Caitlyn disparut dans le couloir. La porte claqua, la clé tourna dans la serrure, et Jayce lâcha un profond soupir.

Ses doigts s'égarèrent sur son poignet nu, là où se trouvait auparavant son bracelet de cuir, orné de la pierre runique. Il caressa sa peau, machinalement, tout en reportant son attention sur Viktor. 

Oui, il allait l'aider. Il allait le sauver. Encore une fois. Il n'allait pas échouer, il savait qu'il pouvait le faire, il savait que Viktor était toujours là, qu'il voulait vivre. Il le savait. Il en était persuadé. Il était hors de question d'échouer.

Il allait être sa lumière dans l'obscurité.

Chapter 6: Chapitre 5

Chapter Text

🎵 And you know I will fight till the end

In a flash in a blink of an eye

It all can change over night 🎵

Blink – Ben Onono.

La nuit était tombée. Plus aucune lumière ne traversait les gigantesques fenêtres. Il n'y avait plus que l'obscurité qui emplissait la pièce. Une obscurité silencieuse et rassurante, un moment de répit bienvenu.

Jayce somnolait sur son fauteuil, la tête contre le dossier, les paupières closes, la bouche légèrement entrouverte. Il avait réussi à trouver un peu de calme, bercé par les rayons déclinants du soleil et la fatigue qui l'avait enveloppé comme une couverture réconfortante, même s'il n'était pas réveillé depuis bien longtemps. Les émotions de la journée l'avaient épuisé.

Mais son esprit finit par se remettre en marche, et Jayce remua en grimaçant, avant d'ouvrir les yeux et de remettre les pieds dans la réalité. Il ne distinguait pas grand-chose, mais les étoiles dans le ciel, accompagnées de la lueur argentée de la lune, dessinaient vaguement les contours des meubles, et bien sûr de Viktor. 

Sa poitrine se soulevait imperceptiblement sous la couverture. Son visage était paisible, comme s'il était tout simplement en train de dormir, plongé au pays des rêves, là où tout était parfait.

Jayce sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Il aurait même pu parier qu'il ne s'était pas décontracté une seule fois depuis qu'il avait déposé Viktor dans ce lit. Il ne réalisait toujours pas. Il ne voulait toujours pas l'accepter. Viktor était là, mais en même temps, il ne l'était pas.

Il releva les yeux et avisa les deux plateaux de nourriture posés sur une petite table en verre. Son estomac gronda. Ses mains tremblèrent légèrement. Il était encore affamé. Il devait reprendre des forces.

Jayce se leva de son fauteuil et traîna les pieds vers le plateau, les membres courbaturés. Il le saisit distraitement et s'installa de nouveau à sa place, à côté du lit, là où il pouvait veiller sur son ami. Ses doigts saisirent distraitement une cuillère pour avaler sa soupe mais son regard était bloqué sur Viktor et un horrible sentiment ne pouvait s'empêcher de venir nouer ses entrailles. Il tenta de lever les yeux vers la fenêtre, d'échapper à cette vision déchirante, mais le corps de Viktor ne voulait pas quitter son esprit. 

Il lâcha la cuillère, prit le morceau de pain et avança vers le fond de la pièce, dans une volonté absurde de fuir la réalité. Il avait besoin de se concentrer sur autre chose. De diriger son attention vers autre chose.

Piltover, illuminée par les lumières nocturnes, presque magique dans cette atmosphère, comme figée dans le temps, s'étendait de l'autre côté de la vitre. Elle était magnifique. À première vue, elle semblait être la même que celle qu'il connaissait. Au contraire, il ne distinguait pas réellement Zaun. Il porta son regard là où elle se situait, de l'autre côté du pont, mais il y avait autant de lumière qu'à Piltover, il y devinait la même agitation douce qui baignait la ville lorsque la nuit tombait. Il ne distinguait pas de différence, pas un seul détail qui lui permettait de séparer les deux dans son champ de vision.

L'obscurité engloutissait peut-être la triste réalité. Zaun était destinée à rester dans les ombres, même dans les autres mondes. À moins que... 

Jayce mâchait la mie de son pain distraitement. Les questions déferlaient. Zaun était peut-être différente ici. Mais à quel point ? Une curiosité familière l'envahit. L'envie d'en apprendre plus. D'explorer. De comprendre, d'apprivoiser ce monde.

Puis, soudain, la morsure de la nostalgie. Le manque. Son Piltover.

Il passa une main lasse sur son visage et se perdit à nouveau dans la contemplation des habitations dorées, dans les contours flous et les minuscules silhouettes qui parcouraient encore les rues. Il se força à laisser de côté ses pensées pour savourer ce moment de paix. 

Un bruit étouffé atteignit ses oreilles. Jayce fit volte-face et vit Viktor remuer dans son lit. Il lâcha la miche de pain sur le plateau et se précipita à son chevet, le cœur battant à vive allure dans sa poitrine. 

Viktor gémissait. Ses traits s'étaient plissés, et il bougeait légèrement sous la couverture qui remontait jusqu'à son menton. Jayce ne savait que faire. Il souffla son prénom mais il n'eut aucune réaction. Son regard dériva sur le plateau rempli et une idée germa dans son esprit. Si Viktor devait reprendre des forces, il devait se nourrir. Ce n'était pas avec une simple perfusion qu'il allait retrouver un peu de vitalité.

De nouveau debout, il attrapa un bol de soupe et une cuillère et s'accroupit près de Viktor. Sa jambe blessée appréciait peu d'être tordue dans une telle position, mais il ne s'en préoccupa pas. Il avait assuré qu'il allait sauver Viktor. Il pouvait commencer dès maintenant. Plus vite il reprendrait des forces, mieux ce serait.

Jayce glissa la cuillère dans le bol puis l'approcha des lèvres de son ami. Il avait cessé de remuer pour se replonger dans son immobilité presque rassurante. La cuillère toucha ses lèvres, et s'immisça entre elles, doucement, pour déverser le liquide dans sa gorge. Mais Viktor fronça les sourcils, secoua la tête, et refusa d'avaler. Jayce recula la cuillère, et fixa d'un air absent la soupe couler sur son menton. Un clignement de paupières, et il avait repris ses esprits. Il se jeta sur un chiffon posé sur la table de chevet et s'empressa d'essuyer la peau de Viktor.

Des larmes qu'il ne pensait pas retenir vinrent se coincer au coin de ses yeux. Il tenta de les chasser. Ses doigts tremblaient autour du chiffon. Viktor était toujours inconscient, comme si rien ne s'était passé. Comme s'il n'avait pas refusé d'avaler la soupe. Jayce se crispa. Non, ce n'était pas ça. Ce n'était pas volontaire.

Ce ne pouvait pas être volontaire. 

Jayce se redressa et posa violemment tout ce qu'il tenait. Il avait l'impression d'avoir été brûlé. Il avança d'un pas lourd vers la fenêtre et laissa son front se heurter doucement à la fraîcheur salvatrice de la vitre. Son souffle ralentit. Ses paupières se fermèrent. Il déglutit difficilement. La scène repassait en boucle dans son esprit.

Il n'allait pas y arriver, il ne pouvait pas supporter cette situation, il ne pouvait pas continuer comme ça, il le savait, il le sentait, c'était déjà beaucoup trop...

Jayce se rua dans la salle de bain et claqua brusquement la porte. Un juron lui échappa. Le son résonna douloureusement à ses oreilles. Il pensa à Viktor. Viktor, infirme. Viktor, allongé dans ce lit, incapable de faire un seul mouvement, amorphe, incapable de manger, incapable d'ouvrir les yeux, de parler, d'être tout simplement là.

Quelques jours. Un peu plus d'une semaine. Il n'y avait que ce temps si insignifiant qui était passé. Ce n'était rien. Mais Jayce avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée. Une éternité sans Viktor. Alors qu'il l'avait retrouvé. Après l'avoir perdu. Encore et encore et encore.

D'un mouvement du poignet, il ouvrit rageusement le robinet. Le bruissement de l'eau l'arracha à ses pensées. Il se concentra sur le jet qui pulsait. Il s'aspergea le visage et leva machinalement les yeux vers le miroir. Il se heurta violemment à son reflet. Un hoquet étranglé lui échappa. 

Des gouttelettes glissèrent de sa barbe et s'écrasèrent sur la porcelaine. Sa barbe. Ses cheveux. Son visage. Jayce fixait un fantôme. Les traits tirés, les cernes, la peau abîmée, les cheveux emmêlés, sales, trop longs. Son reflet le terrifiait presque. Dans ses pupilles ne gisait qu'une faible étincelle. Balayée par les épreuves, la petite flamme vacillait. Comme si elle allait finir par être emportée par une brusque rafale. Jayce se frotta vigoureusement le visage, pour échapper à ce reflet, pour échapper à cette vision désolante. 

Sa mâchoire était légèrement déformée, là où elle s'était écrasée sur le sol, lorsqu'il était tombé dans le gouffre, au sein du monde apocalyptique. Il cligna des yeux. Pendant un court instant, le miroir devint pierre, des pierres recouvertes d'inscriptions et de schémas fous. Jayce se revit graver cette même pierre, désespéré, emporté par le délire. Il recula brusquement et chassa l'image d'un battement de paupières. 

C'était derrière lui. C'était fini. Il était là à présent. 

Nouveau flash, et tout revint. Jayce retint un gémissement. Il se précipita sous la douche et la déclencha. Le jet pulsa et tomba sur lui bruyamment. L'eau l'engloutit. Ses vêtements l'absorbèrent. Le jet était brûlant. Il était trempé. Ses cheveux s'agitaient sur ses épaules et projetaient des gouttelettes sur la paroi. Il secouait la tête, il voulait chasser ses souvenirs. Sa paume se posa sur le carrelage en face de lui. Sa respiration était haletante. Il enleva ses vêtements et les jeta au bord de la cabine, et l'eau put enfin glisser sur sa peau. La chaleur participa à son retour à la réalité. Comme des flammes qui le dévoraient. L'eau était brûlante, mais la douleur était bienvenue. C'était comme si elle enlevait tout, elle chassait tout. Toutes les pensées, les questionnements, toute la souffrance, fuyaient hors de lui, remplacés par la brûlure du liquide. 

Jayce soupira. Il se passa une main sur le visage, se laissa engourdir par la vapeur et la chaleur. Tout était plus calme. Seul le bruissement de l'eau résonnait à ses tympans. Son cœur ne pulsait plus aussi fortement dans sa poitrine. Son corps fut secoué par un spasme. Il hoqueta et sa vision se troubla, sans qu'il sache si c'était la douche ou des larmes incontrôlables qui recouvraient ses joues. 

La tension qui s'était envolée de ses muscles revint à l'assaut. Un sanglot lui échappa. Des larmes dévalèrent sa peau, presque insignifiantes, mêlées au jet brûlant qui prenait toute la place. Jayce se recroquevilla sur lui-même. Seul, dans la cabine carrelée, terrassé par ce poids incommensurable sur ses épaules, Jayce aurait voulu s'effondrer. Il aurait voulu hurler.

Mais il ne pouvait pas. Il était fort. Il avait survécu. Il s'en était sorti. Il ne pouvait pas s'écrouler. Il n'avait aucune raison de s'écrouler. Il était là, en vie, en sécurité, en bonne santé. Il était là.

Une vague d'énergie le traversa. Ses sanglots se tarirent dans sa gorge. Il se redressa, remua ses orteils et toucha du bout du doigt la structure métallique qui entourait sa jambe. Il planta son regard dans le carrelage gris qui lui faisait face, empli d'une détermination nouvelle. 

Il n'était pas question d'abandonner. Il n'était pas question d'échouer. Il se l'était déjà répété inlassablement. Il avait déjà essayé de se persuader. Alors pourquoi son esprit restait-il aussi buté ?

Jayce arrêta la douche, trouva une serviette et l'enroula autour de sa taille. Il nota distraitement sa perte de poids et ses muscles moins dessinés qu'auparavant. Tous ces jours passés allongé avaient eu des conséquences sur sa condition physique... Ses doigts effleurèrent la cicatrice sur son épaule, séquelle de l'attaque qui avait interrompu violemment la commémoration organisée pour rendre hommage au Conseillers de Piltover. Il savait qu'une autre barrait son dos, souvenir de la tronçonneuse qui s'était enfoncée dans sa chair. Jayce grimaça. La douleur n'était plus là, mais parfois, il avait l'impression d'entendre encore le vrombissement de l'arme dans ses tympans.

Pour chasser ses pensées, il leva la tête et osa se confronter à nouveau à l'homme dans le miroir. La vapeur recouvrait à moitié la surface, alors il l'enleva d'un geste de la main et découvrit avec un léger soulagement que la douche semblait lui avoir fait un peu de bien. Mais ses cheveux étaient toujours trop longs. Et sa barbe le démangeait. Il fouilla dans les tiroirs de la commode dorée et trouva avec surprise ce qu'il cherchait. 

D'un geste hésitant et maladroit, il sectionna quelques mèches et fit glisser les lames des ciseaux pour désépaissir sa barbe. Les poils tombèrent dans le lavabo pendant quelques instants, jusqu'au moment où Jayce s'examina avec un air satisfait. Ses cheveux lui arrivaient derrière les oreilles et sa barbe était moins broussailleuse ; il ne paraissait plus aussi négligé. C'était la première étape. Il avançait. C'était important. Surtout s'il allait devoir se présenter au Conseil dans les prochains jours.

Jayce rangea les ciseaux, nettoya le lavabo, et récupéra ses vêtements en se réprimandant silencieusement. Ils étaient trempés. Il ne pouvait pas enfiler ça. Heureusement, Lana lui avait apporté de quoi s'habiller quelques heures auparavant, lorsqu'elle avait déposé les plateaux. Mais ils n'étaient pas dans la salle de bain...

Jayce se sentit soudainement gêné à l'idée de retourner dans la chambre, à moitié nu, pour aller chercher ce dont il avait besoin, mais il balaya cette sensation absurde et sortit de la salle de bain sans réfléchir.

La vapeur s'échappa et s'envola dans la pièce principale. La froideur du carrelage sous les pieds de Jayce le transperça, contraste saisissant avec la chaleur dans laquelle il avait été enveloppé pendant de longues minutes. La lumière se déversa sur le sol et illumina légèrement la chambre. Jayce avança au milieu des ombres et saisit vivement les habits, étendus sur le dossier d'un autre fauteuil. 

Il se réfugia dans la salle de bain aussi vite qu'il en était sorti, et enfila la chemise et le pantalon avec hâte, désireux de pouvoir sentir contre lui la douceur de vêtements propres contre sa peau. Un sentiment intense de réconfort l'emplit et se diffusa dans ses membres. C'était comme s'envelopper dans une couverture réconfortante.

Puis, Jayce retourna dans la chambre et s'affala dans son fauteuil. Il savait qu'il aurait été plus cohérent de se rendre dans sa propre chambre et se coucher dans son lit, mais il ne voulait pas laisser Viktor seul. Il paraissait tellement fragile... Tellement chétif et frêle sur ce matelas immense.

Les cheveux de Jayce gouttaient encore légèrement sur le sol. Seul le bruit régulier des gouttelettes retentissait dans l'immensité de la pièce.

Jayce soupira. Il ne savait pas quoi faire. Ses pensées avaient enfin décidé de le laisser tranquille – au moins pour un instant. Il se sentait apaisé. Par sa douche, ses vêtements, l'obscurité. Ses paupières devinrent lourdes. Il les sentit se baisser sans qu'il arrive à les retenir. La fatigue l'emportait à nouveau, alors il se laissa sombrer dans un sommeil lourd et profond, enfoncé dans le fauteuil moelleux, en essayant d'ignorer le souffle léger de Viktor qui atteignait ses oreilles.

Chapter 7: Chapitre 6

Chapter Text

🎵 This is what you asked for, heavy is the crown

Fire in the sunrise, ashes  rainin ' down

Try to hold it in but it keeps  bleedin ' out

This is what you asked for, heavy is the

Heavy is the crown 🎵

Heavy is the crown – Linkin Park.

Les jours s'écoulèrent. Ils passèrent comme une éternité. Chaque seconde était comme une épreuve pour Jayce. Mais il avançait. Il tenait bon.

Les jours passaient, et Jayce s'occupait de Viktor du mieux qu'il le pouvait. Lana lui apportait des repas, des vêtements, et examinait son patient avec attention. Elle échangeait quelques mots réconfortants avec Jayce avant de le laisser baigner de nouveau dans sa solitude. Caitlyn, elle, venait aussi s'enquérir de l'état de Viktor, mais elle restait souvent immobile, dans un coin de la pièce, soutien discret mais inébranlable, un soutien que Jayce acceptait sans toutefois le comprendre entièrement.

La porte était toujours fermée à clé, et Jayce n'avait jamais essayé de l'enfoncer. Il n'en voyait pas l'utilité. L'enfermement commençait à lui peser, mais il s'obstinait à se dire qu'il n'avait rien à faire à l'extérieur. Il devait aider Viktor. Il n'y avait que Viktor qui comptait. Viktor qu'il fallait remettre sur pied.

Alors Jayce se contentait d'observer la vue qu'il avait à travers les fenêtres, et d'imaginer ce à quoi ressemblait réellement Piltover. Il se perdait dans ses divagations, et étonnamment, cela lui permettait de tenir. Parfois, il imaginait que Viktor se réveillait et qu'ils pouvaient enfin parler. Retrouver leur relation, leur complicité.

En réalité, Jayce ne savait pas comment leurs retrouvailles allaient se produire. Il préférait ne pas y penser. Parce que la dernière fois qu'ils avaient parlé, ils étaient tous les deux persuadés qu'ils allaient disparaître avec l'Arcane et que tout était terminé. La dernière fois qu'ils avaient parlé, Jayce avait ramené Viktor à la raison. Après s'être battu avec lui. Après avoir écouté ses déclarations effrayantes, insensées. Jayce ne voulait pas y penser. Il n'y penserait pas. Il devait rester concentré sur le présent.

Alors Jayce continuait à s'asseoir près de Viktor pour le nourrir. Au début, il n'avalait rien. Refus ou incapacité, Jayce avait cessé de se poser la question. Chaque cuillerée de soupe était inévitablement recrachée. Il ne voulait même pas boire de l'eau. À chaque fois qu'il assistait à ces tristes scènes, Jayce sentait les larmes lui monter aux yeux. Voir son ami dans un tel état lui était insupportable. Mais il surmontait ses sentiments et il continuait. Il s'évertuait à aider Viktor.

Petit à petit, Viktor finit par accepter d'avaler quelques gorgées. C'était encore une épreuve. Chaque fois que le liquide coulait dans sa gorge, Jayce voyait son ami souffrir. Il se débattait légèrement sous sa couverture, les sourcils froncés, comme en plein combat avec lui-même. Jayce détournait souvent les yeux. Et il se persuadait qu'il faisait ce qu'il fallait.

Et il continuait.

Les contenus liquides devinrent des aliments solides. Jayce les glissait entre les lèvres entrouvertes de Viktor avec douceur. Un bout, puis un autre. Il avançait pas à pas. Lentement. Viktor n'était pas toujours conciliant. Jayce devait essuyer son menton et se retenir de le secouer vivement pour qu'il se réveille. Chaque minute qui passait était comme un coup de poignard dans son estomac.

Mais il continuait.

Jayce reprenait lui aussi des forces. Il commença à reprendre du poids, à retrouver son énergie. Il faisait de l'exercice pour s'occuper l'esprit. La chambre devenait une salle de sport, Jayce oubliait tout. Ses muscles se dessinaient à nouveau sous ses vêtements. Il renforça même sa jambe blessée par différents exercices et des étirements réguliers, ce qui lui permit de pouvoir enfin retirer la structure métallique qui la soutenait.

Ce fut Lana qui la lui enleva, satisfaite du résultat. Les remèdes qu'elle lui avait administrés avaient ressoudé correctement les os ensemble. Jayce ne ressentait plus aucune douleur, il avait l'impression de redevenir lui-même, et il se sentait plus libre, libéré d'un poids auquel, il le savait, il ne se serait jamais habitué.

Les jours passaient, et le temps tournait au ralenti. Caitlyn venait parfois lui montrer son impatience, non pas directement, mais subtilement, par des remarques, des gestes nerveux. Le Conseil était dans une position complexe. Jayce et Viktor ne représentaient aucun danger, enfermés dans cette chambre, mais ils étaient toujours des inconnues dans une équation que les Conseillers voulaient résoudre. Caitlyn lui avait soufflé plusieurs fois qu'il allait probablement devoir se présenter seul si Viktor ne reprenait pas conscience dans les prochains jours. Jayce avait secoué distraitement la tête, convaincu que le moment n'allait pas tarder à arriver, qu'il allait bientôt se réveiller.

Mais l'attente était interminable.

Jayce restait à son chevet. Il répétait les mêmes gestes inlassablement. Il s'accrochait. Il ne disait rien. Sa gorge restait nouée. Viktor, lui, marmonnait, parfois. Des paroles inaudibles, incompréhensibles. Son visage reprenait vie dans ces instants figés. Jayce sentait ses yeux s'écarquiller lorsque cela arrivait. Des mots d'encouragements lui échappaient alors, même s'il savait que Viktor ne les entendait pas. Un mur les séparait. Un gouffre immense s'étendait sous eux.

Jayce avait de plus en plus de mal à trouver du sens dans toute cette situation.

Puis, un jour, un mot, un simple mot, perça le silence assourdissant :

— Jayce...

Jayce se figea. Son cœur s'arrêta. Il fixa Viktor d'un air absent. Son nom. Son nom. C'était bien lui. C'était lui qui avait parlé. Les doigts de Jayce se mirent à trembler. Sa cuillère resta suspendue dans les airs. Il se pencha vers son ami dont les paupières restaient éternellement closes. Il se demanda s'il avait rêvé. S'il avait halluciné. Peut-être devenait-il fou.

— Pourquoi... tu ne me... laisses pas... partir ?

La cuillère s'écrasa sur le sol en un bruit sec. Jayce déglutit. Se couvrit la bouche d'une main. Les lèvres de Viktor s'étaient entrouvertes. C'était bien lui qui avait parlé. Jayce ne rêvait pas. Il aurait aimé rêver.

La question résonna douloureusement à ses oreilles. Jayce en perdit tous ses moyens. Il ne savait pas quoi faire. Il ne savait pas quoi dire.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Jayce ne pouvait pas accepter que Viktor avait prononcé ces paroles. Ce n'était pas lui. C'étaient les médicaments. C'était la fatigue. Ce n'était pas volontaire.

Viktor était immobile. Comme si rien ne s'était passé. Sa voix n'avait été qu'un souffle hésitant, mais elle s'était immiscée tout au fond de Jayce et elle ne voulait pas disparaître. Il l'entendait en boucle.

Son regard se fixa sur le visage de son ami. Ses joues creusées. Sa peau pâle. Ses cheveux longs qui tombaient jusqu'à ses épaules.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Jayce sentit les larmes monter. Son cœur battait douloureusement dans sa poitrine. Les mots lui manquaient. Ils étaient bloqués dans sa gorge.

— Viktor... put-il simplement murmurer après de longues minutes de silence.

Il n'eut pas de réponse. Dans un geste désespéré, il glissa sa main sous le drap et saisit celle de Viktor. Elle était glacée. Fragile, comme si chaque os pouvait se briser s'il la serrait trop fort.

Il l'enveloppa délicatement dans ses paumes pour la réchauffer. Le contact était rassurant, agréable. Tangible. Viktor était là. Il n'allait pas partir.

Non, non, non, non.

Son doigt caressa distraitement le dos de sa main dans un geste machinal. Viktor semblait avoir de nouveau sombré. Ce n'était qu'une trêve dans l'obscurité qui le happait. Elle le libérait pour ensuite l'engloutir à nouveau.

Jayce baissa la tête et posa son front contre le matelas. Son regard dériva sur le carrelage et la cuillère qui gisait dessus. De petites taches de soupe avaient été projetées sur le sol, parsemant les dalles grises de gouttelettes rouges. Jayce déglutit.

Il n'avait jamais vu Viktor dans un tel état. Il ne l'avait jamais vu comme ça, au fond du gouffre, aussi limité... Mais il devait avouer que c'était aussi comme un écho de ce jour où il avait visé Viktor avec son marteau. Un écho de ce jour où Viktor s'était effondré sur le sol, mort.

Mort.

Jayce avait tué Viktor. Ou du moins ce que le Cœur Hextech avait fait de lui. Il ne se l'était pas pardonné. Même s'il s'était persuadé avoir fait le bon choix.

Puis, tous ses espoirs s'étaient écroulés lorsque Viktor était revenu sous une autre forme.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Jayce se leva, lâcha la main de Viktor, et se réfugia dans sa propre chambre. Tout était à sa place, dans un ordre presque trop parfait, étouffant. Il se laissa tomber sur son lit. Les rideaux étaient tirés, il ne savait même plus s'il faisait nuit ou jour, mais peu lui importait. Il voulait oublier.

Tout oublier.

Il ferma les yeux, enfouit son visage dans son oreiller, et là, seulement là, emmitouflé dans la couverture, drapé dans une solitude pesante, il relâcha ses larmes. Des larmes chaudes et salées qui dévalèrent ses joues, comme un appel à l'aide, un cri de détresse.

Que devait-il faire ?

Ce fut une légère secousse qui tira Jayce de sa torpeur. Il battit des paupières et distingua vaguement la silhouette de Lana qui lui offrait un sourire timide. Il se redressa brusquement et lui adressa un regard interrogateur, étonné de la trouver là, avant de penser immédiatement à Viktor. S'était-il réveillé ? Était-ce la raison de sa présence ? Jayce sortit précipitamment du lit mais se calma lorsqu'il vit les gestes rassurants de la jeune femme qui lui signifiaient qu'il ne devait pas s'inquiéter.

— Le Conseil veut vous voir maintenant.

Jayce secoua la tête, sans comprendre.

— Mais... Viktor... je dois y aller avec lui... bégaya-t-il, confus.

Il était encore plongé dans le brouillard de son sommeil agité. Il ne pouvait pas rencontrer le Conseil, il ne voulait pas le rencontrer... Pas seul. Pas .

Lana posa une main délicate sur son épaule.

— La Conseillère Kiramman vous attend.

Elle ne dit rien de plus et le poussa légèrement vers la porte. Jayce passa l'encadrement en se frottant le visage pour se réveiller et esquiva du regard le lit de Viktor avant de sortir de la chambre de celui-ci. Ce n'était pas le moment de penser à cela.

Caitlyn l'attendait dans le couloir, l'air toujours aussi sévère, droite comme si rien ne pouvait l'atteindre. Elle examina un instant Jayce, peut-être jugeait-elle même ses traits tirés, ses yeux rouges et gonflés et ses vêtements froissés, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle se contenta d'adresser un signe de tête à Lana qui fermait la porte derrière eux, avant de reporter son attention sur Jayce.

— Je suis désolée mais nous ne pouvons pas attendre plus longtemps.

Elle se mit en marche, ses talons martelant le sol avec force. Jayce la suivit machinalement.

— Le Conseil a besoin de vous voir, de vous poser des questions. Vous êtes arrivé il y a un peu plus d'un mois à présent, il est temps de mettre au clair la situation.

— Je suis resté inconscient plusieurs jours... marmonna Jayce, comme une excuse.

Caitlyn se tourna vers lui et le fusilla du regard.

— Je vous conseille de garder vos remarques pour vous, monsieur Talis.

Son corps paraissait crispé, trop serré dans son uniforme et sa cape épaisse. La réunion qui allait avoir lieu semblait la rendre nerveuse, une nervosité qu'elle dissimulait derrière sa froideur habituelle. Jayce déglutit mais ne répondit pas. L'appréhension commençait à s'immiscer en lui aussi, poison discret mais destructeur qui lui donnait envie de fuir. Il savait déjà ce qu'il allait trouver au Conseil. Ou plutôt qui il allait trouver. Il était persuadé qu'il était identique à celui qu'il avait connu, il le sentait au fond de lui ; un mauvais pressentiment qui le dévorait. Mais, en même temps, il y avait cette petite lueur, cette voix qui lui murmurait que si Caitlyn était Conseillère, peut-être que les autres Conseillers étaient différents aussi... Il ne voulait pas revoir Torman Hoskel et Irius Bolbok qui avaient péri lors de l'attaque de Jinx. Il ne voulait pas revoir Salo... qui était mort par sa faute.

Et Mel. Il ne voulait pas la revoir. Il ne voulait pas voir une version alternative de la femme qu'il connaissait. Il gardait dans sa mémoire l'image de cette femme forte qui avait découvert ses pouvoirs, qui s'était battue contre Ambessa, qui avait changé, aussi, oui. Une femme puissante, déterminée, et admirable, à qui il n'avait même pas eu le temps de dire au revoir.

Il aurait aimé pouvoir lui dire au revoir. À elle, et à Caitlyn. Mais il était là.

Jayce releva les yeux et se retrouva face à une double porte dorée gigantesque et intimidante. Caitlyn s'était immobilisée, et elle prit une brève inspiration avant de pousser le battant d'un geste vif. Jayce l'observa entrer dans la pièce, figé par les pensées qui se mélangeaient dans son esprit, terrifié par ce qu'il allait trouver de l'autre côté.

— Chers Conseillers de Piltover, clama-t-elle d'une voix forte.

Jayce fixa le mur un instant avant de se reprendre et de se forcer à lui emboîter le pas. Il devait le faire. Il pouvait le faire.

Une enjambée, et il était dans la salle. Ce qui le frappa en premier, ce fut le soleil qui perçait à travers le toit vitré. Il plissa les yeux, et poursuivit sa contemplation en notant avec surprise que tout était comme chez lui. L'immense table circulaire, les chaises assemblées autour, les murs de pierre et la lumière qui englobait tout, qui glissait sur chaque personne, chaque objet, chaque meuble, une lumière rayonnante, douce, et presque magique.

Jayce se sentit comme un intrus lorsqu'il avança lentement, Caitlyn devant lui, telle un bouclier contre les Conseillers qui le scrutaient déjà de leur regard curieux. Jayce osa les affronter. Et il les vit tous. Salo, Irius, Torman, Shoola, Heimerdinger.

Et Mel.

Mel et Heimerdinger.

Il fut tenté de baisser les yeux, mais il les avait plantés dans ceux de la jeune femme et il n'était pas capable de s'en détacher. Elle était là. Comme lors de leur première rencontre. Majestueuse avec ses bijoux dorés, dans sa robe blanche immaculée. Heimerdinger, assis à ses côtés, penchait la tête d'un air intrigué, sa petite moustache s'agitant avec ses mouvements.

Jayce entendit Caitlyn s'adresser aux Conseillers sans comprendre ce qu'elle leur disait. Les mots ne parvenaient pas à ses tympans, il se contentait de poursuivre sa contemplation de l'assemblée, comme s'il était seul. Seul parmi des étrangers.

Ce fut là qu'il remarqua l'absence de Cassandra Kiramman. Il pensa aussitôt à l'explosion, mais sa raison revint à l'assaut pour lui souffler que cet événement ne s'était pas produit dans ce monde. Avait-elle laissé sa place à sa fille ? Avait-elle été Conseillère ? Jayce ne pouvait pas s'accrocher à une logique, à des règles. Cet autre Piltover était à la fois semblable et différent, et à aucun moment, il ne pouvait déterminer à l'avance ce qu'il allait découvrir. Ce brouillard constant ne lui convenait pas. Il avait besoin de s'appuyer sur des faits, sur quelque chose de tangible.

Là, tout lui filait entre les doigts.

— Et je peux savoir pourquoi il nous dévisage comme s'il avait vu un fantôme ?

Jayce tressaillit. C'était la voix de Torman Hoskel qui avait grondé, méprisante. Il retint une réplique désobligeante, conscient qu'il n'était pas Conseiller ici et qu'il n'avait aucun droit de répondre à l'homme renfrogné dont le crâne luisait sous les rayons du soleil. Jayce ravala sa fierté et voulut tenter une approche plus respectueuse, mais Caitlyn le prit de court :

— Monsieur Talis est quelque peu... désorienté en ce moment. Ne tenez pas rigueur de son comportement.

Mais les yeux de rapace de Torman ne voulaient pas le lâcher. Ils étaient braqués sur lui, comme s'il n'était qu'un insecte, qu'un parasite qu'il fallait écraser. Jayce avala difficilement sa salive. Il ne comprenait pas pourquoi il se sentait si insignifiant, pourquoi il perdait ses moyens. Il avait l'impression de ne plus être lui-même.

Caitlyn se tenait toujours devant lui, alors l'assemblée ne pouvait que le dévisager de côté, mais Jayce se sentait tout de même épié et jugé. La dernière fois qu'il avait ressenti cela, c'était dans cette même pièce, lors de son procès, des années auparavant. Il avait joué avec le feu, il s'était brûlé... Et le monde avait été consumé des années plus tard.

— Monsieur Talis, je vous invite à me dire ce que vous m'avez expliqué lorsque vous vous êtes réveillé, lui demanda Caitlyn d'une voix plus douce qu'à l'accoutumée.

Elle se tourna furtivement vers lui avant de le quitter pour prendre sa place autour de la table. Jayce se retrouva donc au centre de la salle, là où tous les regards convergeaient. Salo faisait courir ses doigts sur la surface d'un air impatient, Torman fronçait les sourcils avec sévérité, Irius restait toujours aussi impénétrable en raison de son visage de métal, Shoola pinçait les lèvres, Heimerdinger semblait se retenir de bondir sur sa chaise, enthousiaste comme un enfant, et Mel, elle, était impassible, ses yeux mordorés glissant avec intensité sur l'homme courbé sous la lumière éblouissante. Sur lui, Jayce Talis.

Il se racla la gorge.

— Comme Cait... euh, la Conseillère Kiramman vous l'a dit, je m'appelle Jayce Talis. Mais je ne viens pas de ce monde. Je viens d'un autre Piltover, d'une autre dimension. Un monde semblable au vôtre mais différent sur certains points...

Il s'interrompit. Il ne savait pas quoi ajouter.

— Mmh, oui, c'est exactement ce que la Conseillère Kiramman nous a rapporté, lança Salo d'un ton désinvolte. Mais c'est totalement ridicule !

Son exclamation agacée se répercuta contre les murs. Jayce se retint de lever les yeux au ciel.

— C'est la seule explication...

— Regardez-moi quand vous me parlez.

Jayce leva les yeux par automatisme, poussé par la voix sévère de son interlocuteur. Mais lorsqu'il se heurta au visage de celui-ci, un léger vertige le vit. Un souvenir revint brusquement. Il vit le marteau s'écraser sur Salo. Il vit Salo à terre. Il se rappela... Jayce cligna des paupières, recula d'un pas. Reprit ses esprits.

À sa droite, Caitlyn avait froncé les sourcils.

— Conseiller Salo... grinça-t-elle entre ses dents.

Ils échangèrent un regard lourd et pesant. Torman en profita pour prendre la parole :

— Je suppose que la façon dont vous êtes arrivé ici n'a pas changé non plus... La Conseillère Kiramman nous a parlé de... magie.

Il jouait avec une petite boîte en or. Ses doigts se tortillaient autour, comme s'il cherchait à l'ouvrir ou seulement à déceler chacune des lignes imperceptibles qui la composait.

— Oui, c'est la magie qui m'a amené ici.

Des murmures se firent entendre, les intonations se mélangèrent, tandis que chaque Conseiller se tournait vers son voisin. Un spectacle presque inaudible, suspendu dans le temps. Puis, les mots finirent par manquer, le silence s'imposa.

— Comment ?

Heimerdinger perça la bulle de sa voix fluette. Jayce dirigea son attention sur le Yordle, sur son ancien mentor qui, involontairement, faisait remonter en lui des éclats du passé. Ils s'enfonçaient douloureusement dans sa poitrine. Ses deux pupilles curieuses et pétillantes dévisageaient Jayce avec un intérêt profond.

— Excu...sez-moi ? bafouilla-t-il.

— Comment la magie vous a-t-elle amenée ici ?

Il croisa ses mains gantées et posa son menton dessus, légèrement penché sur la table.

— Dans mon monde, nous... enfin... j'ai réussi à créer de la magie. J'ai... lié la magie et la science et créé l'Hextech. Cette invention a permis de faire grandir Piltover, de la faire rayonner, de donner naissance à des outils révolutionnaires.

Il marqua une pause. Il ne voulait pas mentionner Viktor, pour le protéger, pour éviter que les soupçons qui pesaient sur lui soient renforcés.

— Mais la magie nous a échappé. Et je me suis sacrifié, je l'ai détruite, pour protéger mon monde. Je pensais que j'allais disparaître avec elle, mais... j'ai atterri ici.

Heimerdinger hocha la tête d'un air entendu.

— Et l'autre, là, l'homme qui est inconscient ?

La voix de Salo, tranchante. Jayce serra les poings.

— La Conseillère Kiramman nous a informés des... runes tracées sur son corps, ajouta Shoola en haussant un sourcil.

— Les runes sont le langage de la magie, le langage de l'Arcane, souffla Heimerdinger d'un ton rêveur.

Shoola acquiesça et pinça les lèvres, légèrement confuse. Jayce s'empressa aussitôt de les rassurer :

— Il s'appelle Viktor. Et ces runes ne représentent pas un danger. Elles sont en lien avec ce qu'il s'est produit dans mon monde. Elles ne sont rien, ici.

Salo n'avait pas l'air convaincu.

— Ça ne signifie pas qu'il est connecté à la magie ? Qu'elle est en lui ? Qu'est-ce qui nous prouve que lorsqu'il va se réveiller, il ne va pas déchaîner un pouvoir mystique sur nous et décider de détruire Piltover, en votre compagnie ?

Caitlyn ricana.

— Conseiller Salo, sauf votre respect, l'accusé n'est pas en mesure de faire quoi que ce soit, et même s'il reprenait conscience, je ne pense sincèrement pas qu'il ait des raisons de s'attaquer à notre ville. Il en va de même pour Jayce Talis.

— Vous pensez, Conseillère Kiramman ? répliqua Salo en la fusillant du regard. Votre jugement n'est-il pas quelque peu altéré parce que cet homme devant nous s'appelle Jayce Talis et qu'il ressemble étonnamment à Jayce Talis ?

Un silence tendu plana dans la pièce. Caitlyn s'était raidie. Elle triturait nerveusement son gant aussi noir que la nuit.

— Je suis de l'avis du Conseiller Salo, enchaîna Torman en relevant le menton d'un air hautain.

La discussion commençait à dépasser Jayce. Il s'était tourné vers Caitlyn pour avoir des réponses, mais elle gardait les yeux rivés sur un point invisible devant elle, comme si elle revivait un souvenir douloureux. Jayce se sentit révulsé par le comportement des autres Conseillers envers elle, et il voulut agir, mais il n'en eut pas le temps.

— Je pense que monsieur Talis a beaucoup de questions à nous poser, lui aussi.

La voix calme et diplomate, féminine, figea l'assemblée. Mel venait de s'exprimer pour la première fois, et tout le monde l'écoutait. Droite, les mains jointes devant elle, elle balaya les Conseillers du regard avant de fixer Jayce avec intensité. Son expression fit naître une sensation désagréable dans son estomac, sans qu'il arrive à l'expliquer. Elle était là, face à lui, mais ce n'était pas elle.

Il n'aimait pas ce qu'il percevait en elle.

— Monsieur Talis, nous vous écoutons, poursuivit-elle.

De multiples questions se mélangeaient dans son esprit. Il ne savait pas par où commencer, troublé par cette interruption à laquelle il ne s'attendait pas. Il essaya de formuler une pensée cohérente, avant de lâcher du bout des lèvres :

— Qu'est-il arrivé à Jayce Talis ?

Mel sembla satisfaite de cette réponse. Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise avec un léger sourire sur les lèvres. Les autres Conseillers reportèrent aussitôt leur attention sur Caitlyn, impénétrable, impassible, à l'exception de Heimerdinger, qui prit une brève inspiration avant de prendre la parole :

— Jayce Talis, dans notre monde, était un jeune scientifique très prometteur. Un élève de l'Académie qui avait tout pour réussir. Seulement, comme beaucoup de rêveurs, il a voulu aller trop loin et il a joué avec l'Arcane. Il a essayé de créer de la magie.

Jayce sentit ses jambes vaciller sous lui. Cette histoire ressemblait étrangement à la sienne. Il n'avait pas envie d'avoir la suite, il s'attendait au pire.

— Il avait en sa possession des pierres magiques, puissantes, trop puissantes, qui ont fait exploser son appartement. Ce jour-là, tout Piltover a entendu parler d'un groupe d'enfants venu de Zaun qui s'est infiltré chez un élève de l'Académie pour le cambrioler. Ces enfants ont manipulé les pierres et celles-ci ont détruit l'appartement. Elles ont créé une déflagration violente qui s'est fait entendre aussi bien dans Piltover que dans Zaun.

Jayce déglutit.

— Ce jour-là, un enfant est mort. Jayce Talis est tombé dans le coma. Et Caitlyn Kiramman a été blessée.

Caitlyn dissimula sa main gantée sous la table. Jayce battit des paupières. L'explosion... Était-ce la même que celle qui avait dévasté son propre appartement ? Dans son monde, les cambrioleurs n'avaient pas été arrêtés, aucun enfant n'était mort... Lui avait été seulement assommé. Caitlyn n'avait pas été blessée.

Un même événement, mais des conséquences différentes.

— Que... s'est-il... passé en...suite ? bredouilla-t-il.

— Jayce Talis a fini par se réveiller. Il a été jugé par le Conseil en raison de ses expérimentations illégales. Ses travaux ont été confisqués. Et... malheureusement...

Le passé lui revint comme une vague glacée. Les événements étaient lointains mais clairs. Si clairs. Jayce avait voulu...

— Le jeune homme a mis fin à ses jours.

Jayce en eut le souffle coupé. Un vertige lui comprima le crâne, il voulut s'accrocher à quelque chose, mais il n'y avait rien, il n'y avait que cette pièce immense et aveuglante, ce vide sous lui, autour de lui, alors il trembla sur ses jambes, mais puisa dans toutes ses forces pour rester debout, les pieds ancrés dans le sol, aussi inébranlable d'une statue de pierre.

Ce jour-là, il s'en souvenait très bien. Il avait voulu sauter, parce qu'il ne voyait plus aucune raison de rester en vie. Ses années de recherche avaient été balayées, il n'était pas autorisé à les reprendre, à les continuer, tout s'était écroulé... Et Viktor avait surgi. Nonchalant, avec son carnet de notes dans la main, son sourire à la fois amusé et moqueur sur le visage.

Si on veut changer le monde, on ne demande pas la permission.

Dans ce monde, Viktor n'avait pas sauvé Jayce. Et Jayce était mort.

Tout devenait limpide.

Dans ce monde, Viktor et Jayce n'avaient pas inventé l'Hextech.

La magie était restée interdite, et rien de ce qu'il s'était passé dans son monde s'était produit ici.

Tout était différent.

Viktor et Jayce n'avaient pas changé le monde.

Chapter 8: Chapitre 7

Chapter Text

🎵 I wanna stand up, I wanna let go

You know, you know – no you don't, you don't

I wanna shine on

In the hearts of men

I want a meaning from the back of my broken hand 🎵

All These Things That I've Done – The Killers.

Jayce ne savait pas ce qu'il devait dire. Il avait compris à quel point ce monde était différent du sien. À quel point les choses avaient pris une autre tournure. Dans un sens, il était rassuré, parce que cela signifiait qu'il n'y avait pas de menace ici, pas de magie à combattre et à faire disparaître. Tout semblait aller bien. Est-ce que c'était possible ?

Les questions lui brûlaient les lèvres. Les Conseillers étaient silencieux autour de lui, certains exaspérés par l'émotion dans la voix de Heimerdinger, et les autres, la tête basse, touchés par son discours. Jayce Talis avait marqué l'histoire de Piltover, c'était indéniable. Même s'il n'avait pas eu l'occasion de réaliser quoi que ce soit.

Jayce acquiesça pour montrer qu'il avait entendu, qu'il avait compris. Les sourcils de Heimerdinger étaient froncés, son expression légèrement déformée par une pointe de douleur. Il avait sûrement vu en Jayce tout ce qu'il avait vu en lui, le jour du procès, et même après. Jayce avait été encouragé. Ils avaient été encouragés, lui et Viktor, à poursuivre leurs recherches, même si toutes leurs méthodes et leurs avancées ne convenaient pas au professeur...

— Vous comprenez pourquoi il est déroutant de vous voir parmi nous aujourd'hui, termina Heimerdinger.

Jayce se racla la gorge.

— Oui, oui, je comprends. Et je suis désolé pour tout cela. Je n'ai jamais voulu atterrir dans ce monde... 

Heimerdinger hocha la tête. Caitlyn continuait à le fuir du regard. Mel laissa un sourire s'étendre sur son visage.

— Et donc, cet autre monde ? Cet autre Piltover ? À quoi ressemble-t-il ? Et vous, vous étiez aussi un élève de l'Académie ? Le récit que vous nous avez fait nous permet de deviner que vous n'êtes pas n'importe qui. Vous avez créé cet... Hextech.

Le mot inconnu roula sur la langue de Mel. Elle dévisageait Jayce comme si elle pouvait lire en lui. Comme si elle pouvait et qu'elle voulait découvrir tous ses secrets. Jayce ne savait pas s'il devait expliquer aux Conseillers que l'explosion avait aussi eu lieu dans son monde. Ce n'était pas nécessaire. Et ça n'avait que peu d'importance, non ? Mais il apercevait la curiosité dans le regard de la jeune femme. Cette flamme qui brûlait dans ses pupilles le poussait involontairement à vouloir avouer tout ce qu'il savait.

— Euh... Mon monde ressemble beaucoup au vôtre... Enfin, oui, il y a Zaun et Piltover, mais évidemment, les inégalités sont nombreuses entre elles, et c'est pourquoi nous... je voulais créer l'Hextech. Pour aider la population de Zaun. Pour aider ceux qui en ont besoin.

Le visage de Viktor traversa furtivement son esprit.

— L'Académie existe dans mon monde. Et j'ai fait mes études là-bas, oui, avant de travailler sur la création de l'Hextech.

Il s'arrêta là. Il n'avait pas besoin d'en dire plus. De dire que Viktor était à ses côtés, qu'Heimerdinger aussi, et que l'explosion n'avait causé aucune tragédie. Au contraire, elle avait été le début d'une nouvelle ère...

— Vous ne nous avez pas expliqué ce que fait votre ami dans ce monde, avec vous, grinça Salo, les dents serrées. 

Jayce se tourna vers lui.

— Je ne me suis pas sacrifié tout seul... Viktor était là. C'est pourquoi nous sommes tous les deux ici.

Il garda son calme, tenta d'énoncer les faits sans laisser entendre les trémolos dans sa voix. 

— Ah, maintenant, vous ne vous êtes plus sacrifié tout seul ? Vous n'arrêtez pas de changer votre discours, et nous sommes censés avoir confiance en vous ? répliqua le Conseiller avec un reniflement méprisant.

Jayce se retint de lever les yeux au ciel et de reprendre la parole. Il se contenta de planter son regard dans celui de Salo et de lui renvoyer son dédain. Son expression tressaillit mais il reprit vite contenance et posa son menton dans la paume de sa main en un geste désinvolte.

— Conseiller Salo, laissez cet homme, il est aussi perdu que nous, intervint Heimerdinger, d'un ton désapprobateur. 

Sa moustache s'agitait sur son visage tendu par toutes ces paroles qui ne faisaient pas avancer la conversation.

— Nous allons pouvoir interroger ce Viktor ? demanda Shoola.

Ses doigts recouverts par cinq petites pointes en or, semblables à des griffes, tapotaient la surface de la table dans un geste mesuré. 

— Euh... oui, bien sûr...

— Quand il se réveillera, compléta Caitlyn.

Jayce la remercia d'un coup d'œil. Elle avait repris ses esprits, avait surmonté ses émotions. Il n'y avait plus aucune trace de la douleur qui avait transformé son visage de pierre. Jayce, quant à lui, sentait le poids dans sa poitrine peser de plus en plus lourd. Il ne savait pas si Viktor allait vraiment être capable de répondre à leurs questions un jour. Et il avait peur qu'il fasse tout pour qu'il soit considéré comme coupable. Jayce l'imaginait déjà... Parler de la magie, dire que les runes étaient dangereuses... Pour retourner en prison. 

Jayce ne voulait pas que Viktor retourne en prison.

— Je vous rassure, Conseillers, je m'empresserai de l'examiner pour être sûr qu'il ne représente pas un risque.

Heimerdinger s'était levé et balayait l'assemblée du regard. Il avait perçu les airs toujours peu convaincus de Salo et de Torman, ainsi que les interrogations silencieuses de Shoola et de Irius. Jayce était rassuré par la présence du doyen. Il ne paraissait pas être contre lui, il était compréhensif, et il savait que si quelqu'un pouvait comprendre la situation, c'était lui. Il connaissait l'Arcane –  en tout cas dans son monde...

Chacun hocha la tête avec vigueur. Heimerdinger restait une figure d'autorité que peu de personnes osaient contredire. La voix mécanique de Irius prit alors le relais :

— Qu'allons-nous faire d'eux ?

Jayce déglutit. Elle était là, la question. Ce pourquoi il était dans cette pièce. Il ne pouvait pas y échapper. Le silence s'abattit, une légère tension emplit l'air. Jayce baissa involontairement les yeux. 

— Pour le moment, nous allons les garder dans le bâtiment du Conseil. Jusqu'à ce que Viktor se réveille, déclara Caitlyn en se levant à son tour. 

Elle toisa les Conseillers, comme pour les mettre au défi de refuser sa proposition. Ce n'était même pas une proposition, c'était une décision, une décision qu'elle prenait et qu'il fallait accepter. 

Jayce soupira de soulagement. Il remercia intérieurement la jeune femme. Il n'était pas encore prêt à être préoccupé par autre chose que la santé de Viktor. Il ne voulait pas devoir chercher un endroit où vivre dans cette ville presque inconnue... Il ne voulait même pas penser à l'après. Même pas penser à la petite voix qui lui soufflait de regarder plus loin, de se pencher enfin sur l'autre problème qui se dessinait tout doucement devant lui...

— Et ils rentreront chez eux, ensuite ? 

C'était dit. Jayce fut submergé par un puissant sentiment de haine envers Salo. C'était encore et toujours lui qui posait les questions qu'il ne fallait pas. Les questions auxquelles il ne voulait pas se confronter...

— Une étape à la fois, répondit Heimerdinger en secouant la tête. Nous avons eu ce que nous voulions. 

Il quitta la table et la contourna pour se retrouver face à Jayce. Celui-ci se sentit étrangement intimidé, même si le Yordle était plus petit que lui. Il avait un regard déterminé, un visage sérieux, et il pouvait presque voir les rouages de son esprit se mettre en marche tandis qu'il l'examinait, comme s'il était un calcul complexe à effectuer. Jayce croisa les mains dans son dos, gêné par cette inspection.

— Venez avec moi, mon garçon.

Il s'enfonça dans le fond de la pièce, vers la porte, et se tourna une dernière fois vers le Conseil, à moitié exaspéré, à moitié impassible, probablement habitué aux manies du doyen.

— La réunion est terminée, nous reparlerons de tout cela plus tard.

Sa voix fluette résonna fortement dans la salle, et s'échappa avec lui lorsqu'il s'éloigna dans le couloir. Jayce réagit avec une seconde de décalage, troublé par la fin abrupte de son interrogatoire, et s'élança à la suite du professeur, non sans lancer un sourire timide à Caitlyn, et non sans croiser, involontairement, les yeux perçants de Mel qui ne l'avaient pas lâché, comme s'il était une énigme fascinante. 

Un frisson lui parcourut l'échine, puis la porte claqua derrière lui. Il rattrapa le Yordle d'un pas rapide, et remonta machinalement les manches de sa chemise sur ses avant-bras. Il ne s'en était pas rendu compte, mais il transpirait. Être au centre de l'attention, jaugé par les Conseillers, comme un inconnu, un étranger, un intrus, l'avait mis à rude épreuve. Il avait eu peur de dire ce qu'il ne fallait pas, de se mettre en danger – lui ou Viktor.

L'air frais du couloir le revigora. Les chaussures de Heimerdinger frappaient le carrelage avec une force étonnante. Jayce n'attendit pas qu'ils arrivent à destination pour l'interroger.

— Où allons-nous ? Pourquoi sommes-nous partis ?

— La discussion n'allait rien apporter de plus, mon garçon. Je déteste tourner en rond, alors je préfère attendre le moment opportun pour évoquer la suite. Pour l'instant, vous êtes ici, votre ami reprend des forces, et nous savons que vous venez d'un autre monde. Tout va bien !

Il agita sa main poilue dans un geste vaguement théâtral, un sourire satisfait s'étira sur ses lèvres. Mais il n'en dit pas plus. Jayce connaissait son ancien mentor, alors il ne le sollicita pas à nouveau, même s'il était intrigué par son attitude. Il était surtout soulagé d'en avoir fini avec le Conseil.

Heimerdinger finit par s'arrêter devant une porte qu'il ouvrit dans un cliquetis de clés. Jayce le suivit, mais lorsqu'il comprit où il se trouvait, son cœur rata un battement, et il dut prendre sur lui pour ne pas s'enfuir.

Le laboratoire.

Le laboratoire dans lequel il avait passé ses journées, ses nuits... Leur refuge, à lui et à Viktor.

Jayce balaya ses pensées et s'installa sur un tabouret. Heimerdinger, lui, sautilla jusqu'au bureau pour saisir un objet que Jayce ne connaissait pas. 

— Nous sommes tranquilles, ici, mon garçon. Je vais vous examiner, et vous allez pouvoir vous détendre. 

Jayce leva un sourcil.

— Avec ça ?

Il pointa du doigt l'outil qu'il tenait entre ses mains. C'était comme une minuscule trompette au bout de laquelle se trouvait une surface en verre circulaire. Jayce devina que c'était un moyen de détecter la présence de la magie sur sa peau, dans son corps... et cette nouvelle invention aurait dû le fasciner, mais il n'arrivait pas à s'en émerveiller. Il ne pouvait s'empêcher d'imaginer Viktor à sa place. L'outil détecterait forcément les traces de magie, d'Hextech en lui. Ou peut-être pas ? Jayce ne savait pas à quel point son corps avait été affecté, à quel point sa composition avait changé... Il aurait tellement aimé pouvoir lui parler. Lui poser enfin toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres.

— Vous m'écoutez ?

Jayce releva la tête. Heimerdinger le fixait d'un air curieux, son invention tournée vers le jeune homme. Jayce lâcha un profond soupir. Il se sentait déjà plus à l'aise, loin de la salle du Conseil. 

— Vous paraissez tendu, poursuivit le Yordle.

Jayce émit un petit rire.

— Évidemment que je suis tendu !

Il se passa une main sur son visage, battit des paupières pour ne plus voir son environnement. Le bureau, les fioles étalées sur les étagères, les livres qui s'amoncelaient, les feuilles de papier... Tout était presque comme chez lui. Comme dans ses souvenirs, dans le laboratoire qu'il avait partagé avec Viktor. Sauf que, là, il y avait moins de vie. Tout était figé. Comme si personne n'y mettait les pieds régulièrement, comme si la science, les recherches, les expériences ne vibraient pas dans la pièce chaque seconde.

Jayce perçut le regard aiguisé de Heimerdinger et sentit l'agacement s'immiscer dans ses veines. Il attendait qu'il continue, qu'il dise quelque chose, mais Jayce était déchiré entre l'envie de garder ses émotions pour lui et celle de se confier vraiment à quelqu'un qui pourrait l'écouter sans le juger, et l'aider avec des paroles pleines de sagesse.

— Vous avez l'air d'avoir confiance en moi, finit par remarquer Heimerdinger. 

Un muscle dans la mâchoire de Jayce tressaillit. Il se laissa aller.

— Oui... Vous avez été mon mentor, dans mon univers.

Sa gorge se serra.

— Vous m'avez beaucoup aidé, et moi... je vous ai déçu.

— Huum, je vois...

Un sourire légèrement amusé se peignit sur les lèvres de Jayce devant la mine curieuse du Yordle.

— C'est juste très étrange de vous revoir... Dans cet environnement si familier et étranger en même temps. Dans ce monde où tout est très différent. Trop différent ?

Sa question s'envola dans un souffle. Heimerdinger approcha son outil à quelques centimètres du bras de Jayce et appuya sur un bouton. Un son clair résonna dans la pièce et se répéta à plusieurs reprises tandis qu'il le faisait glisser contre son corps.

— Aucune trace de magie chez vous, affirma-t-il avec un hochement de tête satisfait.

Jayce se courba un peu plus sur son tabouret. Il n'attendait pas de réponse. Il était habitué au comportement de son ancien mentor, mais, là, plus que jamais, il avait besoin qu'on l'aide, qu'on lui dise qu'il y avait une lueur d'espoir quelque part et qu'il était possible de la saisir.

Mais Heimerdinger tournait déjà les talons pour ranger son invention.

— Pourquoi disiez-vous qu'il y a des inégalités entre Piltover et Zaun ?

Jayce reporta son attention sur son interlocuteur. 

— Euh... Parce que c'est le cas chez moi. La situation est compliquée entre nos deux villes. Enfin, peut-être que ça va changer... Après tout ce qu'il s'est passé.

Heimerdinger se retourna.

— Votre monde a l'air d'être un monde bien triste, mon garçon.

Jayce haussa les épaules.

— Nous avons essayé de le rendre meilleur.

— Et vous avez échoué.

La voix de Heimerdinger était calme, sans jugement. Jayce se figea pourtant. Il osa relever les yeux pour croiser ceux du Yordle, pleins de curiosité. Une curiosité presque innocente. Mais Jayce n'était pas prêt pour cela, il ne voulait pas emprunter cette voie. Il avait déjà réfléchi à tout ce qu'il avait fait, il avait déjà été envahi par la culpabilité, il avait déjà essayé de réparer ses erreurs. Il n'avait pas besoin de l'exprimer à voix haute. Tout était mieux à l'intérieur de lui, dissimulé sous la peur et les doutes.

— Je me souviens parfaitement de Jayce Talis, enchaîna-t-il. Vous vous ressemblez. Vous dégagez la même énergie, vous avez été forgé dans le même feu.

Il avança jusqu'à lui et lui tourna autour, le regard scrutateur. Jayce se recroquevilla instinctivement sur lui-même.

— Je suis désolé que vous ayez dû affronter ce que vous avez affronté. Et je suis désolé que vous soyez là aujourd'hui. Mais je vous promets que je vais faire tout mon possible pour vous aider.

Heimerdinger n'attendit pas de réaction de sa part, il se réfugia à l'autre bout du laboratoire. Jayce entendit de la vaisselle s'entrechoquer, puis, le Yordle reprit la parole, d'un ton léger :

— Vous voulez du thé ?

— Du thé ? lâcha Jayce, interloqué.

L'attitude détachée de Heimerdinger lui donnait aussi bien envie de rire que de pleurer. C'était comme si tout était simple, finalement.

— Oui, du thé. Nous ne pouvons pas avoir une conversation digne de ce nom sans une bonne tasse de thé !

Jayce sourit et accepta la proposition. Lentement, il se plongea dans la contemplation de la pièce. Des rayons de soleil sur le bureau. Du plafond si haut au-dessus de sa tête. Des outils, des objets non identifiés qui s'amoncelaient sur les étagères. Il aperçut ce qu'il n'avait pas vu au premier abord. Comme le carnet usé ouvert dans un coin, l'assiette dans laquelle gisaient des miettes d'une pâtisserie, des tasses blanches regroupées au bord du bureau.

— Vous travaillez souvent ici ?

Il vit Heimerdinger hocher vivement la tête.

— Oui, c'est mon laboratoire, le lieu dans lequel je passe le plus clair de mon temps. J'aime apprendre de nouvelles choses, créer, percer des mystères...

La tasse fumante trouva sa place entre les mains de Jayce. Heimerdinger serra la sienne entre ses doigts et s'installa sur une chaise qu'il fit glisser face son interlocuteur. Jayce le remercia du bout des lèvres et porta la porcelaine à sa bouche pour avaler le breuvage. Le liquide brûlant lui fit l'effet d'un baume apaisant qui chassa presque toutes ses pensées parasites.

Il y avait quelque chose d'étrange mais aussi de très réconfortant dans cet instant partagé, éphémère. Boire une tasse de thé avec son mentor, dans le laboratoire à moitié illuminé par le soleil, était comme mettre un pansement sur une plaie à vif. Jayce se sentait serein, soudainement. Il aurait presque pu croire que tout allait bien.

— Pourquoi avez-vous voulu continuer la discussion ici ? demanda Jayce.

Heimerdinger balaya ses mots d'un geste de la main.

— Je rapporterai aux Conseillers ce qu'il leur sera nécessaire de savoir... Mais ils ne sont pas forcément intéressés par tout cela, vous savez. Ils préfèrent ne pas être confrontés à cette situation quelque peu déroutante.

Il marqua une pause.

— Ils ont peur de ce qu'ils ne connaissent pas.

— Et pas vous ?

Heimerdinger secoua la tête.

— Non, pas moi. Je suis un Yordle, et j'en ai vu, des choses !

Son sourire fit frétiller sa moustache.

— J'ai étudié l'Arcane, alors je suis plutôt fasciné par cela...

Jayce afficha un air intrigué.

— Et vous n'avez jamais voulu créer de la magie ?

— Oh, non, bien sûr que non ! J'étais déjà contre l'idée de l'utiliser, je connaissais les risques, mais quand il y a eu l'explosion... 

Il se tut. Jayce baissa les yeux dans sa tasse. Le liquide sombre laissait encore échapper des volutes de fumée.

— Dans mon monde, il y a aussi eu une explosion...

Il déglutit.

— Et j'ai aussi voulu mettre fin à mes jours.

— Mais vous ne l'avez pas fait.

Le souvenir de cet instant était toujours profondément ancré en lui. C'était une décision un peu trop spontanée, impulsive. Il pensait ne plus avoir d'avenir et avoir travaillé dans le vide...

— Non, je ne l'ai pas fait.

Le thé lui faisait penser aux prunelles ambrées de Viktor. Il pouvait presque revoir cette étincelle de curiosité, ce sourire en coin, les rêves qui se lisaient sur son visage. Jayce repensa avec émotion à cette soirée.

— Je ne l'ai pas fait parce qu'il y a eu Viktor.

Il ne put rien ajouter de plus. Il but une gorgée, mais la chaleur ne dénoua pas sa gorge.

— Viktor... Vous êtes attaché à ce jeune homme.

Jayce hocha la tête, presque timidement, comme si avouer son affection allait raviver la plaie encore à vif.

— Qu'est-il arrivé à votre ami ?

La première réponse qui vint à Jayce, ce fut celle qu'il avait déjà donnée au Conseil. Il aurait pu simplement répéter qu'il s'était sacrifié avec lui, qu'il avait été en contact avec de la magie... Il aurait pu rester évasif. Mais Jayce avait besoin de se livrer. C'étaient les faits. Pas ses émotions, pas ce qu'il ressentait. Il pouvait en parler.

— Il est allé trop loin. Comme moi. Comme beaucoup de personnes. Nous avons voulu changer notre monde et l'améliorer avec l'Hextech. Et Viktor... Je crois qu'il a voulu se guérir, s'améliorer, lui. Il a utilisé le Cœur Hextech, l'entité au centre de tout, et il a réussi à changer. Il était malade. Et il ne voulait pas mourir. Sans avoir rien accompli.

Heimerdinger acquiesça d'un air pensif.

— Et ensuite ?

Et ensuite ? Les mots se bloquèrent dans la gorge de Jayce. Tout se reconstruisait dans sa mémoire mais le poids des souvenirs le paralysait. Il prit une longue inspiration, ignora les battements de plus en plus rapides de son cœur.

— Ensuite... il y a eu un attentat. La salle du Conseil a été visée, nous étions dans cette salle... Et il y a eu des morts. Et Viktor... Viktor...

L'explosion. La poussière. L'odeur de brûlé. Les corps immobiles. Les cris silencieux. Le choc. Le bourdonnement dans les oreilles. Sa main contre un bras déjà gelé. Et puis, Viktor. Son regard dirigé vers Viktor. La bouche entrouverte, le visage recouvert de cendres.

Viktor.

Mort.

Jayce s'était précipité vers lui, les larmes étaient montées, et le monde avait brusquement cessé de tourner.

Viktor était mort.

La tasse se brisa dans un fracas sourd. Jayce se leva brusquement, vacilla sur ses jambes, haletant, en sueur, le cœur battant la chamade. Ses doigts tremblaient. Il avait lâché la tasse. Les morceaux étaient éparpillés sur le sol, mélangés au liquide sombre.

Il battit des paupières. Il n'était plus dans la salle du Conseil. Il était dans le laboratoire. Il était avec Heimerdinger. Il buvait du thé. Viktor était en vie.

— Je... Je suis... désolé... Je... ne voulais pas... Je... je...

Les morceaux de porcelaine dansaient devant ses yeux. Le souffle court, il porta une main à sa poitrine, il essaya de se raccrocher aux paroles de Heimerdinger qui arrivaient étouffées à ses oreilles. Il était là.

Il était là.

Une pression sur son bras le replongea dans la réalité.

— Ce n'est rien, mon garçon, ce n'est qu'une tasse ! Tout va bien, elle est simplement cassée. Rien n'est irréparable.

Il lui tapota le bras avant de se baisser pour nettoyer. Jayce chancelait encore sur ses jambes mais il tenait bon.

La couleur du thé lui rappelait celle des yeux de Viktor.

La tasse était brisée.

Rien n'est irréparable.

Jayce releva la tête, se passa une main fébrile sur le visage. Sa respiration reprenait un rythme régulier. Lentement. Doucement.

— Je... suis désolé, souffla-t-il à nouveau.

Mais Heimerdinger ne semblait pas faire attention à lui. Il jeta la tasse, enleva les traces de thé sur le sol, sifflait, même, un petit air léger, nonchalant dans son attitude.

Jayce ne put s'empêcher de lâcher un soupir. Ses souvenirs étaient encore clairement imprimés sur sa rétine. Comme si tout était arrivé la veille. Il ne savait pas pourquoi parler de ce qu'il s'était produit le mettait dans un tel état. Le temps était passé... Il aurait dû s'en remettre.

Il aurait dû.

— Vous n'êtes pas obligé de me parler de ce qui vous est arrivé si c'est trop difficile pour vous, mon garçon.

Un sourire discret se dessina sur les lèvres de Jayce. Il s'installa sur son tabouret et enfonça les mains dans ses poches pour ne plus les voir trembler.

Il voulait expliquer à Heimerdinger ce qu'il s'était passé dans son monde. Il en avait besoin. Il avait besoin que quelqu'un ici sache qui il était, pour qu'il puisse se raccrocher à quelque chose.

— J'ai sauvé Viktor grâce au Cœur Hextech.

Ces mots lui laissèrent un goût doux-amer sur sa langue. Il l'avait sauvé... L'avait-il vraiment fait ?

— Mais Viktor a été transformé, l'Hextech s'est véritablement lié à lui et il s'est complètement métamorphosé. Et une chose en entraînant une autre, il a poursuivi un but inatteignable et surtout néfaste pour chaque individu alors nous avons dû le vaincre... J'ai pu lui faire reprendre ses esprits, et c'est là que nous nous sommes sacrifiés pour sauver notre monde de la magie.

Heimerdinger hocha la tête, le regard attentif. Il semblait fasciné. Intrigué. Il but une gorgée de son thé avant de reprendre la parole.

— Je comprends mieux. Vous avez bien fait de m'en parler, de me donner tous les détails. Il est probable que votre ami ait encore des traces de magie en lui, mais honnêtement, je ne pense pas que ça puisse être dangereux.

Il haussa les épaules.

— Je ne pourrai pas le savoir tant que je ne le verrai pas... J'espère qu'il se réveillera bientôt. Mes recherches pourront avancer grâce à son cas ! Et elles peuvent aussi bien avancer grâce à vous, Jayce ! ajouta-t-il avec excitation.

Jayce ne répondit pas, peinant à savoir s'il devait se sentir utile ou utilisé comme un vulgaire cobaye... Plus la conversation se déroulait, plus Jayce avait la désagréable sensation que Heimerdinger était tout de même différent de celui qu'il connaissait. Ils se ressemblaient mais en même temps... quelque chose de subtil les éloignait.

C'était la même sensation qu'il avait ressentie lorsqu'il avait posé les yeux sur Mel. Mel et son regard scrutateur, intimidant.

— Viktor se réveillera bientôt, j'en suis convaincu.

À ces mots, la curiosité de son ancien mentor fut à nouveau piquée.

— Pourquoi est-il inconscient d'ailleurs ? Vous êtes bien là, vous ? Est-ce à cause de la magie qui se trouve peut-être encore en lui ?

Jayce détourna le regard.

— Euh... Apparemment, ce serait parce qu'il a refusé de s'alimenter lorsqu'il était en prison... Et qu'il se laisse délibérément... mourir.

Sa voix se brisa. Il parlait enfin tout haut de ce qu'il pensait tout bas. Il énonçait enfin ce qui tournait en boucle dans son esprit depuis des jours.

— Je... je ne comprends pas pourquoi il fait ça... 

Les sanglots s'immiscèrent dans sa gorge, traîtres, douloureux. Jayce les refoula difficilement.

— Et vous ne pouvez pas le laisser partir, c'est cela ?

Jayce se figea. Le temps parut s'arrêter un instant. Heimerdinger venait-il vraiment de lui poser cette question ?

— Bien sûr que non ! s'exclama-t-il vivement. Pourquoi...

Il soupira d'agacement.

— Ça se comprend, non ? Je ne peux pas laisser mon ami mourir !

La réponse fusa, directe, simple, innocente :

— Même si c'est ce qu'il veut ?

— Non, non, non... Il ne le veut pas. C'est impossible.

Jayce secouait nerveusement la tête, incommodé par le regard de Heimerdinger qui le transperçait.

— Je connais Viktor, je... je...

Mais plus il parlait, plus les mots s'emmêlaient dans sa bouche. Et plus il réalisait que peut-être, peut-être, Heimerdinger avait raison.

Les paroles de Viktor tournaient encore en boucle dans son esprit.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Le doute supplanta la peur, les regrets, l'incertitude. Il l'envahit complètement, jusqu'à ce que Jayce décide de lui échapper, en se levant brusquement de son tabouret pour commencer à faire les cent pas dans le laboratoire.

— Il ne veut pas mourir, insista-t-il.

Sa voix était forte. Assurée. Il était persuadé de ce qu'il disait.

— Pourtant, vous venez de me dire...

Jayce se retourna, agacé.

— Professeur, je ne vous ai pas demandé de juger mes choix.

Heimerdinger revêtit son air sérieux. Sa moustache frétilla.

— Je ne vous juge pas, mon garçon. Je fais simplement des remarques. Et j'essaye de vous aider.

— Le seul moyen de m'aider serait de faire en sorte que Viktor se réveille, lâcha-t-il dans un souffle, dépité.

Le Yordle secoua la tête.

— Je le laisserai partir, si j'étais vous.

Les mains de Jayce devinrent moites.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

— C'est à Viktor de choisir, répondit-il machinalement.

Une lueur curieuse s'alluma dans le regard de Heimerdinger.

— Mais vous vous obstinez à choisir à sa place.

Jayce ouvrit la bouche pour répondre mais il prit conscience à cet instant de l'incohérence de ses propos. Oui, il savait que c'était à Viktor de prendre ses propres décisions. Mais là... c'était différent. Viktor ne pensait pas vraiment ce qu'il avait dit. Il était plongé dans un brouillard épais, il tentait tant bien que mal de remonter à la surface. Jayce connaissait son ami. Viktor se battait. Viktor n'aurait pas aimé qu'on l'aide, oui, mais s'il voulait survivre, il était bien obligé de l'accepter.

Et il voulait survivre.

— Si vous n'aviez pas sauvé votre ami après l'attentat, seriez-vous ici, aujourd'hui ?

Cette fois-ci, un soupçon de reproche sembla transparaître à travers ses mots. Jayce fronça les sourcils, déconcerté, mais surtout surpris par la tournure que prenait la conversation. Il n'avait pas réfléchi à cette question. Elle ne lui avait même pas effleuré l'esprit.

Seriez-vous ici, aujourd'hui ?

Ici, dans cet autre monde, loin de son Piltover, lâché au milieu de personnes qu'il pensait connaître mais qui se révélaient être différentes. Ici, dans cet autre monde, seul, seul et hanté par la vision du corps immobile de Viktor.

Ici, dans cet autre monde, en proie à la panique et aux doutes.

— Je... je ne... sais pas, bégaya-t-il.

Qui pouvait prédire ce qui aurait pu se passer ?

Mais Viktor était au centre de tout.

La guerre, Ambessa, l'Arcane, l'Hextech, Viktor, le Héraut des Machines, et lui, lui, Jayce, qui était venu réduire à néant ce qui avait été construit. Et les combats, les morts, la Glorieuse Évolution, les sacrifices.

Leur sacrifice.

Un vertige le prit. Jayce se cramponna au bord du bureau, et tenta de calmer les battements de son cœur qui s'emballait déjà à nouveau, secoué par tous les questionnements qui s'ouvraient devant lui. Heimerdinger continuait à le dévisager, comme s'il était satisfait de provoquer de telles émotions chez Jayce.

— J'ai l'impression que vous avez fait de nombreuses erreurs, mon garçon.

Sa voix lui parvenait étouffée, recouverte par le bourdonnement sourd du sang qui cognait à ses tempes.

— Et j'ai l'impression que vous vous obstinez à les refaire.

Jayce bondit sur ses pieds, emporté par un brusque élan de fureur. La colère le submergea entièrement et explosa avec violence.

— Je sais que j'ai fait des erreurs ! Je n'ai pas besoin de vous pour m'en rendre compte ! Mais j'ai toujours essayé de faire de mon mieux, je n'ai jamais voulu que tout ça arrive, je n'ai jamais voulu provoquer tout ça !

Chacune de ses phrases étaient criées, propulsées dans l'air dans une vague de rage. Jayce s'emporta, balaya la pièce de grands gestes de la main, planta ses prunelles brûlantes dans celle de son ancien mentor.

— Je voulais juste sauver Viktor !

— Et par là, vous avez condamné votre monde, et vous vous êtes condamné vous-même, répliqua Heimerdinger d'un ton sec.

Jayce se retourna pour étouffer un soupir exaspéré.

— Je vais y aller.

La colère grondait toujours. Elle allait tout dévorer. Il ne daigna pas accorder un dernier regard à son interlocuteur, il se précipita simplement vers la porte et l'ouvrit violemment avant de s'élancer dans le couloir.

— Vous ne pourrez pas fuir votre passé éternellement, Jayce !

Jayce ferma les yeux comme si cela pouvait faire disparaître les paroles du Yordle. Son instinct le guidait à travers le bâtiment labyrinthique et lui permit de retrouver sa chambre. Il ne se souvenait même pas d'avoir marché jusque là. Il n'entendait que la voix d'Heimerdinger résonner difficilement sous son crâne. Il ne sentait que les flammes de l'agacement lui lécher la poitrine. Des flammes qui commençaient tout de même lentement à s'éteindre. Le feu s'éteignait parce que Jayce s'apprêtait à pénétrer à nouveau dans sa chambre, cette pièce qui le hantait. Sa respiration s'apaisa. Rien n'avait changé. Viktor était toujours endormi, c'était évident. Il n'avait aucune raison de ressentir de l'appréhension.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Jayce poussa la porte. Les rideaux étaient tirés. La lumière traversait à peine l'étoffe. Dans la semi-obscurité, Viktor était là, dans son lit. Il n'avait pas bougé. Pourquoi aurait-il bougé ?

Un pied, puis l'autre. Quelques pas, et il était déjà décidé à se réfugier dans sa chambre, sous ses couvertures, pour trouver le sommeil et échapper à cette terrible réalité. Mais son regard fatigué se figea sur Caitlyn. Caitlyn qui était assise au chevet de Viktor et qui lui adressa un sourire timide lorsqu'elle l'aperçut. Jayce sentit la pression relâcher chacun de ses muscles. Il s'affaissa dans un fauteuil, las. Caitlyn semblait plongée dans ses pensées. Il refusa de l'imiter, il chassa les siennes.

— Je l'ai détesté, vous savez.

La voix n'était qu'un souffle fragile, léger. Elle perça le silence. Jayce, étonné, releva la tête. Caitlyn avait rivé ses yeux sur le carrelage. Elle touchait nerveusement son gant.

— Jayce... Le Jayce que j'ai connu. Je l'ai vu pendant des semaines allongé dans un lit comme celui-ci. Et je l'ai détesté.

Sa phrase se brisa. Comme un éclat de verre, noyé dans de légers sanglots qui tentaient de tout engloutir.

— Il était comme mon frère. Il m'a tellement aidée, tellement encouragée. Il était tout pour moi. Mais je l'ai détesté. Parce que j'ai perdu ma main à cause de cette explosion, de ses recherches. À cause de lui. 

Elle désigna d'un signe du menton le corps de Viktor.

— Votre ami me fait penser à lui. C'est comme s'il était là, devant moi. Lorsqu'il était dans le coma.

Elle haussa les épaules. 

— Je n'ai pas oublié cette journée. Les bruits. Les débris. Cette jeune fille... Et cette enfant qui la tenait dans ses bras, qui hurlait son nom... Je ne pourrai jamais oublier cette enfant. Et tous ces cris. 

Les traits de son visage se contractèrent. Ses paupières se fermèrent un instant. Jayce comprit. Il comprit qu'elle revivait chaque seconde de cette journée tragique. Il comprit que les émotions la submergeaient, que la douleur remontait à la surface. 

— Jayce s'en est voulu. Il s'en est tellement voulu. Et ensuite, il y a eu le procès. Le Conseil lui a interdit de poursuivre ses recherches... C'était déjà le tuer, finalement. Il était déjà mort lorsqu'il a mis fin à ses jours. Je l'ai vu. Et je n'ai rien pu faire. Parce que Jayce avait besoin de ses recherches, qu'il rêvait grand, et qu'il était impulsif. Je n'ai pas pu l'aider.

Ses mots s'étranglèrent dans sa gorge.

— Et je l'ai tellement détesté...

Une larme coula. Elle s'était échappée de son carcan. Elle se libérait, glissait sur la peau pâle. Jayce suivit sa course, l'estomac noué. La souffrance de Caitlyn, il la percevait. Il la vivait. Il ne savait que dire. Les lettres se dissolvaient au bout de sa langue, et ses lèvres s'entrouvraient sans qu'une seule phrase ne surgisse au milieu des ombres. 

— Au début, j'ai dû vivre sans ma main. J'ai dû réapprendre à vivre. J'ai été en colère, j'ai haï Jayce, je me suis haïe, et j'ai refusé d'aller sur sa tombe. J'ai dû renoncer à mon rêve de devenir Pacifieuse. 

Elle leva sa main devant elle, déplia chacun de ses doigts lentement.

— Mes parents m'ont proposé de rentrer au Conseil, le moment venu. Ma mère a accepté de me céder sa place. Pour me donner un but... Et j'ai accepté. Je me suis raccroché à cela. Au statut des Kirammans. À un vague chemin creusé pour moi depuis des années. C'était peut-être le destin, finalement.

Jayce retint instinctivement sa respiration pendant quelques secondes. Son discours le laissait bouche-bée. Caitlyn, sa petite sœur de cœur, encore et toujours, probablement dans chaque univers, se confiait à lui. À lui, Jayce Talis, qui lui rappelait tout ce qu'elle avait perdu.

— J'ai enterré mon rêve avec Jayce.

Sa chaise grinça lorsqu'elle se leva. Jayce se redressa. 

— Nous avons ensuite trouvé un inventeur qui a été capable de me créer une nouvelle main.

Elle saisit son gant du bout des doigts et le retira délicatement. Le bruissement du tissu était presque solennel. Caitlyn dévoilait sa plus grande blessure, une blessure qui ne s'était jamais refermée, une blessure dont elle avait honte.

Sous le gant était dissimulée une main métallique, robotique, un très bel ouvrage, détaillé, rutilant. Jayce sentit une bouffée d'admiration l'envahir. Il ne savait pas qui était à l'origine de cette invention, mais il était indéniablement doué. Son talent transparaissait à travers chaque boulon, chaque morceau de métal lié à un autre. Les phalanges de Caitlyn reflétaient légèrement les rayons lumineux qui avaient réussi à se frayer un chemin jusqu'à eux. La jeune femme les fixait comme si elle les voyait pour la première fois.

Jayce pensa à sa jambe qu'il pensait avoir perdue à jamais. Cette jambe qu'il pensait changée à jamais.

Que pouvait ressentir Caitlyn avec cette prothèse qui remplaçait une partie d'elle-même ?

Celle-ci sortit de sa contemplation et remit précipitamment son gant. Un soupir passa la barrière de ses lèvres.

— C'est comme si elle était toujours là. Ma main... Je peux de nouveau tirer. Mais je n'ai jamais réussi à reprendre mon pistolet. Je n'ai jamais réussi à renouer avec ce désir de devenir Pacifieuse.

Elle prit une profonde inspiration.

— Je suis terrifiée, lâcha-t-elle.

Son secret le plus lourd. Une émotion qu'elle n'avait jamais accepté. Jayce se leva et posa une main rassurante sur son épaule. Elle ne broncha pas, elle leva simplement les yeux vers lui. C'était comme une évidence. Sa main sur son épaule, ce contact apaisant. Elle ne le rejetait pas. Peut-être était-ce ce qu'elle attendait, mais qu'elle ne se l'était jamais avouée.

— Caitlyn, tu es la jeune femme la plus forte et la plus courageuse que j'ai jamais connue. Tu as le droit d'avoir peur. Tu as le droit d'avoir tes faiblesses. Mais il ne faut pas que ça te freine. Tu dois faire ce que tu as envie, tu dois faire ce que ton cœur désire.

Il lui offrit un sourire plein de tendresse.

— Caitlyn ne rate jamais son coup. Elle est une excellente tireuse. Il suffit de trouver la bonne cible... Et de reprendre son pistolet en main.

La douleur dans le regard de Caitlyn sembla s'apaiser. Elle s'effaça doucement, remplacée par une lueur d'espoir, fragile, mais bien présente. Jayce resserra légèrement sa prise.

Il n'était pas le Jayce de ce monde. Il était quelqu'un d'autre. Et si Caitlyn avait besoin d'aide, il pouvait être là pour elle.

Il pouvait être la lumière dans l'obscurité pour Viktor, mais aussi pour elle.

Il pouvait être la lumière pour éviter de sombrer lui-même.

— Demain, je vous emmènerai visiter la ville. Pour que vous vous changiez les idées. Il faut vraiment que vous sortiez de cette chambre, sinon, vous allez imploser, lui proposa-t-elle d'un ton presque amusé.

Ils échangèrent un regard complice. Les commissures de leurs lèvres relevées, en miroir. Jayce hocha la tête, encore secoué par le moment qu'ils venaient de partager.

Caitlyn avança et coupa le contact avec la main de son interlocuteur. Ses talons claquèrent jusqu'à la porte, puis, elle se retourna pour lui adresser un dernier mot.

— À demain.

Le panneau se referma doucement, et Jayce se retrouva à nouveau seul, étreint par une émotion intense. Son regard glissa sur Viktor. Le sourire qui flottait encore sur son visage se tordit.

Pourquoi tu ne me laisses pas partir ?

Jayce tourna les talons, se rendit dans sa chambre et s'effondra sur son matelas. L'air était lourd, presque étouffant. Les nœuds dans son esprit ne faisaient que se resserrer.

Demain était un autre jour.

Il allait découvrir Piltover, sentir le vent frais sur sa peau, échanger avec Caitlyn. Il allait arrêter de tourner en rond.

Il devait arrêter de tourner en rond.

Sa conversation avec Heimerdinger avait été balayée. Les mots de Viktor également. Il le devait. Pour son bien.

Jayce faisait de son mieux.

Et c'était le principal.

N'est-ce pas ?

Chapter 9: Chapitre 8

Chapter Text

🎵 The things that I lost here, the people I knew

They got me surrounded for a mile or two

Left at the graveyard, I'm driving past ghosts

Their arms are extended, my eyes start to close

The  car's  in reverse, I'm grippin' the wheel

I'm back between villages, and everything's still 🎵

The View Between Villages (Extended) – Noah Kahan.

La lumière se reflétait sur les façades dorées des bâtiments de Piltover. Jayce les contempla un instant, d'un air rêveur, envoûté par la valse entre les ombres et le soleil, lorsque la porte claqua derrière lui. Il accueillit la fine brise avec plaisir, le cœur léger, gonflé par les rayons brûlants.

Il était enfin à l'extérieur.

Caitlyn l'attendait en bas des marches du bâtiment du Conseil. Elle avait troqué sa longue cape pour une veste bleu marine et elle était vêtue d'un chemisier blanc qui lui donnait l'air moins sévère. Un léger sourire se dessinait derrière ses cheveux tandis qu'elle observait Jayce du coin de l'œil. Celui-ci sentit les coins de ses lèvres s'étirer en retour. Il cessa son observation et descendit les escaliers à son tour. Les pans de son long manteau effleurèrent ses hanches, et chacun de ses pas semblait devenir plus léger à chaque fois qu'il avançait. Ce n'était plus du carrelage sous ses pieds, c'était de la pierre, c'était du béton.

Il était dehors, et il avait enfin l'impression de respirer à nouveau.

Passer tous ces jours enfermé avait failli lui faire perdre la raison...

— Vous êtes prêt ?

Les pupilles de Caitlyn brillaient de cette lueur amusée qui le mit immédiatement en confiance. Elle paraissait moins tendue, moins nerveuse, plus ouverte. Jayce en était profondément heureux. Leur discussion de la veille semblait avoir eu de l'effet. Il avait pu l'aider à sa manière, c'était de soutien dont elle avait besoin finalement... Et ils pouvaient se soutenir tous les deux.

— Je suis prêt !

Caitlyn hocha la tête et se mit en route, Jayce sur ses talons. Ils déambulèrent dans les rues déjà agitées de la ville, entre les bâtiments de pierre qui étincelaient au soleil, les habitants qui vaquaient à leurs occupations, les discussions enjouées qui résonnaient. La ville était pleine de vie, pleine de couleurs, vibrante dans les sons qui s'entrecroisaient, les silhouettes qui circulaient, l'effervescence qui régnait.

Jayce se tordait le cou en tentant d'accrocher son regard sur chaque petit détail. Là, le boulanger qui présentait son pain à des clients, ici, la jeune femme qui plaçait son présentoir surchargé de vêtements devant sa boutique, mais aussi les deux enfants qui jouaient avec des petits animaux robots qui roulaient difficilement sur les pavés.

— Piltover est l'une des villes les plus riches de Runeterra. Prospère et paisible, elle a su se démarquer grâce au commerce mais aussi grâce à ses inventions révolutionnaires qu'elle vend d'ailleurs à d'autres grandes villes. Piltover a su trouver sa place et s'imposer en tant que puissance et elle est réputée dans le monde entier parce que la vie y est douce et qu'elle a su tirer parti de toutes ses spécificités.

Jayce acquiesça distraitement. Caitlyn avait choisi le sujet de conversation. Elle voulait lui présenter la ville, l'instruire, mais elle n'avait sûrement pas totalement saisi que ce Piltover était plutôt semblable à celui qu'il avait quitté... Pourtant, il ne dit rien, il l'écouta d'une oreille, émerveillé par tout ce qui l'entourait.

Peut-être avait-il été enfermé trop longtemps.

Il avait l'impression de revivre. De revivre pleinement, de se libérer.

L'air était doux, le soleil les baignait de ses rayons. La journée était belle, presque irréelle.

— Il fait vraiment beau, ici, lança-t-il, sans vraiment savoir s'il coupait la parole à son interlocutrice ou non.

Un sourire effleura les lèvres de Caitlyn.

— Vous avez de la chance, oui, la température est clémente en ce moment. Les beaux jours se profilent, c'est agréable.

Elle leva les yeux vers le ciel d'un bleu pur et sans nuage. Ses paupières se fermèrent un instant, comme si elle puisait de l'énergie dans cette chaleur douce et revigorante. Jayce l'imita, serein, l'esprit libéré de toutes contrariétés.

Leur marche les mena dans chaque ruelle, devant chaque boutique, chaque étal que Jayce ne put s'empêcher de dévorer du regard. Caitlyn finit par lui acheter une pâtisserie, les traits plissés par un rire timide qu'elle peina à retenir, et Jayce croqua dans celle-ci avec avidité, fier de pouvoir voir son amie sourire et se détendre au fil de leurs heures passées dans la ville dorée.

Jayce percevait tout de même les subtiles différences entre ce Piltover et le sien. Sa ville s'était bâtie principalement sur les Hexgates, sur l'Hextech, et sur la magie, même si les inventions prenaient une place importante également, tandis que la ville dans laquelle il évoluait tirait son pouvoir des inventions seulement. L'innovation était encouragée, l'Académie était remplie chaque année par de multiples étudiants à l'esprit affûté, voulant faire leur preuve et construire la machine révolutionnaire de demain, et partout où son attention était attirée, il pouvait apercevoir un rouage, un boulon, un assemblage ingénieux de pièces destiné à rendre la vie plus facile aux habitants.

Sa poitrine se gonfla à cette vue. De nostalgie, de peine, il n'en savait rien. Les explications de Caitlyn caressaient ses tympans comme une berceuse, couplées à ses propres observations, et le remplissaient d'un sentiment étrange, d'une mélancolie insaisissable.

— J'ai grandi dans cette ville, mais c'est comme si tout était différent, ici..., souffla-t-il.

Il ne pouvait pas mettre de réels mots sur ce qu'il ressentait. Ses émotions lui glissaient entre les doigts. Il y avait cette sérénité, ce bien-être, alors même qu'il avait paniqué avant de mettre les pieds à l'extérieur à l'idée de se retrouver seul avec Caitlyn. Il avait eu peur de ne pas savoir quoi lui dire, de ne pas être capable de parler sans évoquer des souvenirs qu'ils ne partageaient pas et qui se seraient révélés déplacés. Mais finalement, Caitlyn l'instruisait sur Piltover, lui apprenait des choses qu'il ne connaissait pas, et l'aidait à focaliser son esprit sur des sujets plus légers.

Elle ne lui répondit pas. Elle se contenta de le guider jusqu'à une petite place au milieu de laquelle trônait une fontaine majestueuse en pierre blanche. Ils s'installèrent au bord de celle-ci et Jayce plongea ses doigts dans l'eau claire. Sa fraîcheur lui fit du bien. Il plongea son regard dans les remous timides qui se formèrent lorsqu'il bougea sa main.

Autour de lui, les cris des enfants se mélangeaient aux paroles enthousiastes des adultes, en une joyeuse cacophonie qui balayait ses pensées les plus obscures.

Un éclair coloré surgit dans son champ de vision. Jayce braqua ses yeux sur le ciel et aperçut deux cerfs-volants portés par la brise, emportés dans une valse silencieuse, qui l'envoûta. L'un était rouge, l'autre était vert, et ils tournoyaient dans l'immensité sans nuages, accompagnés par des rires et des exclamations de joie.

Jayce baissa la tête. Deux petits garçons s'amusaient à quelques mètres de lui, leurs doigts serrés autour des ficelles blanches reliées aux objets de papier. Un sourire attendri naquit sur ses lèvres. Il se revit, lui, enfant, déambuler dans les rues de Piltover, exalté par tout ce qu'il voyait, la voix de sa mère derrière lui, toujours attendrie, toujours douce et encourageante.

Il revoyait le petit Jayce Talis si sûr de lui dans cette ville dorée, des étoiles plein les yeux et des rêves plein la tête. Ce garçon qui avait survécu à une tempête de neige, qui avait trouvé un refuge avec sa mère, et qui avait toujours su pertinemment au fond de son cœur battant au rythme de ses idées farfelues qu'il allait réussir à changer le monde.

Tous ses souvenirs remontaient, se cofondaient. Les enfants devinrent bientôt deux silhouettes floues qui lui échappèrent. Sa gorge se noua. Sa main cessa de s'agiter dans l'eau. Un soupir passa la barrière de ses lèvres.

— J'ai encore du mal à croire que je suis ici...

Caitlyn se tourna vers lui.

— Je comprends. Je n'imagine pas ce que vous pouvez traverser, ce que vous pouvez ressentir. Je n'imagine pas ce que je ferais si j'étais à votre place.

Elle opta pour un ton doux qui se voulait compatissant. Son corps s'était relâché. Elle était toujours droite comme si elle avait été creusée dans le marbre, immobile comme une statue de pierre, mais elle semblait apprécier cette balade au soleil et cette pause près de la fontaine. Son visage était lisse, comme à son habitude, mais les émotions tentaient de percer à travers celui-ci.

— Vous pouvez tout de même être fier de vous. Parce que vous avez survécu, parce vous vous en êtes sorti. Je sais que c'est compliqué d'accepter ce genre de situation mais malheureusement, le seul moyen d'aller de l'avant, c'est de renoncer au passé et de penser au futur.

Les commissures de ses lèvres se levèrent légèrement. Elle ne prononçait pas ses paroles que pour lui, mais aussi pour elle. Après avoir écouté ses encouragements, elle lui offrait les siens. Ils étaient complémentaires, évidemment. C'était Caitlyn. Elle était là. Encore et toujours là.

Jayce haussa les épaules.

— C'est surtout que je pensais que c'était fini, qu'on allait disparaître, Viktor et moi... Qu'on allait mourir. C'était l'inconnu. Mais nous sommes là. En vie.

Sa voix trembla lorsqu'il prononça le dernier mot.

— Je crois que je suis reconnaissant d'être là. Et c'est comme si je réalisais ma chance seulement aujourd'hui. La chance que j'ai d'être en vie.

C'était pour cette raison qu'il se rappelait avec nostalgie son enfance, qu'il sentait son cœur se serrer tandis qu'il prenait conscience, réellement conscience, de l'endroit où il était et de ce qu'il faisait. C'était comme si tout était nouveau. Comme s'il redécouvrait le monde après lui avoir tourné le dos pendant des années et avoir perdu de vue la personne qu'il était, à l'origine.

— J'ai frôlé la mort plusieurs fois, avoua-t-il dans un souffle.

Son estomac se dénoua. La morsure des souvenirs le brûla. L'explosion dans son appartement, sa tentative de suicide, l'attentat de Jinx, la commémoration, le monde apocalyptique, Viktor, l'Arcane...

Pourquoi était-il encore là ?

— Et c'est comme si je n'arrivais pas à mourir.

Il lâcha un petit rire, fragile, pour alléger le poids de ses mots. Il avait rivé son regard sur le sol sous ses pieds, les coudes posés sur ses genoux, les mains jointes. Le clapotis de l'eau et les bruits de la vie à Piltover emplissaient ses oreilles. La respiration de Caitlyn, elle, était imperceptible. Tout comme sa présence. Elle était presque invisible, elle se fondait dans le paysage.

— Personne ne vous a demandé de mourir. Et si vous êtes là, c'est pour une bonne raison. Vous avez encore beaucoup à accomplir, Jayce.

Elle marqua une pause.

— Je comprends. C'est normal de se demander pourquoi vous êtes encore là... Pourquoi vous. Je...

Elle se racla la gorge.

— Moi aussi, je me suis demandée pourquoi c'était Jayce qui était dans le coma, lorsqu'il m'était difficile de l'imaginer se réveiller. Je voulais prendre sa place...

Ses yeux se perdirent un instant dans le vague, dans le lointain de ses souvenirs douloureux.

— Ce sont des réactions naturelles.

Ils échangèrent un regard bref, rempli de tout ce qu'ils ne disaient pas, de ces mots qui se coinçaient inévitablement dans leur gorge parce qu'ils restaient tous deux maladroits dans leurs interactions, incertains de la manière dont ils devaient agir l'un avec l'autre.

Oui, Jayce s'était montré amical dès le début, et Caitlyn avait fini par l'imiter, mais il y avait toujours cette sensation poisseuse d'être confronté à une personne qu'ils ne connaissaient pas réellement. Ils ressemblaient à ceux qu'ils avaient connus, qu'ils connaissaient, mais ils étaient tout de même différents.

Jayce se revit dans le jardin, assis à côté de Caitlyn, bercés par le parfum des fleurs et la légère brise. Caitlyn était dévorée par le chagrin, brisée par la perte de sa mère, et son désir de vengeance. Il l'avait compris, il l'avait vu. Peut-être n'avait-il pas été assez là pour elle. Peut-être aurait-il dû faire plus.

Il aurait aimé faire plus.

Pour le moment, il espérait simplement qu'elle allait réussir à trouver le bonheur aux côtés de Vi, et que Piltover et Zaun allaient apprendre à vivre ensemble.

La Caitlyn qu'il connaissait était finalement tout aussi tourmentée que celle qu'il côtoyait ici. Et en en quittant une, il en retrouvait une autre... À nouveau pour une discussion douloureuse mais nécessaire dans un endroit paisible.

Tous les univers étaient-ils si semblables ?

Dans un geste instinctif, il saisit doucement la main non gantée de la jeune femme et osa lui offrir un regard tendre. Caitlyn parut troublée mais elle lui renvoya son expression, et un éclat d'émotion transperça son visage.

Jayce hocha imperceptiblement la tête, comme pour ancrer cet instant dans sa mémoire et dans la réalité.

— Vous voulez continuer ? demanda-t-elle après un long silence, seulement ponctué par le brouhaha de la vie qui continuait autour d'eux.

— Oui, allons-y.

Ils se levèrent pour continuer leur marche, accompagnés par la brise légère et la joie environnante. Leurs jambes les menèrent dans d'autres rues, sur d'autres petites places, jusqu'à ce qu'ils arrivent près d'un pont, un pont majestueux et grandiose dont l'armature brillait au soleil.

Avant d'avancer sur celui-ci, Jayce se figea, sans pouvoir se contrôler. Il aperçut un panneau, un très bel ouvrage de métal, sur lequel était inscrit le nom « Zaun » en belles lettres d'or. Ses sourcils se froncèrent. Son cœur s'emballa dans sa poitrine. Il sortit de sa rêverie, il descendit de son petit nuage.

Le pont était le même. Presque le même. Il menait à Zaun, comme dans son monde. Mais il ne servait pas de frontière, ici. Il était un véritable pont. Un lien entre les deux villes. Et plus il laissait ses yeux se perdre dans les habitations qui se dessinaient devant lui, dans le lointain, plus il prenait conscience que Zaun ne ressemblait en aucun cas au Zaun qu'il connaissait.

Un étrange sentiment remua ses entrailles. Une émotion intense, trop intense. Ce monde était définitivement parfait. Utopique.

Était-il ce que son monde aurait pu devenir si tout avait été différent ?

Caitlyn s'était immobilisée à quelques mètres de lui, respectueuse, refusant de s'immiscer dans la tempête qui faisait rage en lui. Honnêtement, Jayce ne savait pas s'il voulait être soutenu ou s'il préférait être seul face à cette vague d'émotions brutes.

Le pont brillait sous ses pieds, comme une invitation à rentrer, une promesse de sérénité. Il prit une longue inspiration, battit des paupières, et avança d'un pas pour pénétrer dans la Basse-Ville qui ne semblait plus vraiment pouvoir porter ce nom.

Caitlyn le guida à nouveau tandis qu'ils déambulaient dans les rues animées. L'atmosphère n'était pas la même qu'à Piltover, il y avait toujours quelque chose de plus fort, ici, de plus brut, avec ces sons métalliques que l'on entendait de tous les côtés, ces styles vestimentaires étonnants, ces bâtiments plus sombres mais rayonnants dans leur architecture admirable. Zaun était liée à Piltover, elle était une partie de la ville, le véritable berceau des inventions et de l'innovation.

Un flot ininterrompu de paroles était expulsé de la bouche de la Conseillère, de ce ton neutre et professionnel qui donnait l'impression à Jayce d'être face à l'inconnu, le terrible et angoissant inconnu.

Zaun était prospère, Zaun était en harmonie avec Piltover, Zaun était libre, et Zaun était surtout pleine de vie, attractive, et non pas dominée par Silco, par des barons de la drogue, par la misère, par la violence...

Jayce déglutit. C'était toujours si étrange d'évoluer dans un lieu qu'il connaissait mais qui ne lui était pourtant pas familier. Caitlyn, elle, avait grandi dans ce monde, dans cette ville modèle, où tout semblait aller pour le mieux, où l'Hextech n'avait pas tout ravagé.

Un soupir las passa la barrière de ses lèvres. Il tenta de décrisper son corps, de redevenir maître de lui-même. Il ne pouvait pas continuer à se laisser surprendre par chaque petit changement qu'il rencontrait dans cet univers alternatif, par chaque minuscule détail...

Et là, il le vit. Le bar accueillant, lumineux, ouvert sur l'extérieur avec sa terrasse en bois et ses parasols colorés. Il vit les banderoles suspendues, l'écriture enthousiaste, les visages qui se levaient pour lire l'inscription.

Le concours des Inventeurs de demain.

Rien ne put empêcher à la vague de déferler en lui. Le choc fut puissant, inattendu et surprenant mais il se contint, il serra les dents, enfonça ses ongles dans ses paumes.

Caitlyn comprit que son attention avait été accaparée par l'annonce de l'événement qui semblait flotter partout, mais surtout au-dessus de ce bar qui se démarquait pour sa chaleur et les discussions enjouées qu'ils entendaient aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, à travers la porte ouverte.

— Vous pourrez venir y assister si vous le souhaitez, il a lieu dans deux semaines. C'est une journée lors de laquelle tous ceux qui veulent peuvent présenter un projet scientifique et peut-être repartir avec un prix si leur invention est appréciée par le jury.

Jayce eut envie de répondre que le concours existait dans son monde et qu'il y avait participé dans sa jeunesse mais prononcer ces mots aurait été ouvrir la porte aux souvenirs et à la souffrance qui ne cessait de pulser au fond de son cœur.

Il avait participé à ce concours avec Viktor, quelque temps après leur rencontre, après avoir pris la décision de travailler ensemble sur la création de l'Hextech. Ils avaient beaucoup ri, ils avaient été dévorés par l'angoisse, mais ils avaient fini par gagner.

Tous les deux.

Jayce sentit le métal du trophée lui effleurer les doigts. Il baissa la tête, mais il n'y avait rien, que le vide autour de ses mains, et la silhouette du Viktor de sa mémoire qui se dissolvait à l'horizon.

Il ferma les yeux un instant, les rouvrit en tentant de calmer les battements frénétiques de son cœur dépassé.

Il se sentait incapable d'aller à ce concours. Même en tant que spectateur... Il refusait d'y aller sans Viktor. Il ne pouvait pas lui faire ça.

— Je vais réfléchir, répondit-il simplement, la gorge nouée.

Caitlyn ne releva pas et acquiesça, mais Jayce crut deviner une lueur d'inquiétude dans ses yeux. Il chassa la culpabilité qui s'immisça insidieusement pour l'envelopper de son étreinte venimeuse, et ordonna à ses jambes de se remettre en marche, pour s'éloigner, comme pour effacer l'image de la banderole si significative, et son passé qui revenait encore et toujours le hanter.

Viktor était partout.

— Nous pouvons rentrer si vous le désirez, proposa Caitlyn.

Jayce se moqua de savoir si elle avait perçu son trouble, si celui-ci se dessinait sur son visage, à travers les gouttes de sueur sur son front et son regard vague ; il se contenta de hocher la tête et de s'élancer dans son ombre, dévoré par une douleur qu'il n'arrivait plus à réprimer.

Caitlyn le laissa devant sa porte, sans un mot, et s'éloigna de son pas mesuré dans le couloir. Jayce pénétra dans sa chambre le cœur lourd, l'esprit envahi par les ombres. Sa bonne humeur était retombée, la fatigue pesait à nouveau sur lui comme une chape de plomb. Il n'avait qu'une envie : s'emmitoufler dans sa couverture et fermer les yeux. Même s'il ne faisait pas nuit, même si ce n'était pas le moment de dormir.

Toute la motivation et l'énergie qu'il avait ressenties la veille et pendant la journée semblaient s'être envolées. La lassitude était de retour. Simplement parce qu'il avait visité Zaun. Simplement parce qu'il avait pensé au concours des Inventeurs de demain. Simplement parce qu'il avait pensé à Viktor.

Viktor.

Jayce contourna le lit de son ami par habitude. Ses pupilles ne se posaient presque machinalement plus sur lui, voilées par la tristesse qui l'étreignait. Il se contentait d'essayer d'ignorer la présence fantôme, le corps sans vie.

Mais sur la table de chevet, il aperçut une enveloppe fermée par un sceau de cire doré. Il la saisit du bout des doigts et l'ouvrit pour découvrir une petite carte à l'intérieur.

La Conseillère Mel Medarda demande le dénommé Jayce Talis dans ses quartiers.

L'écriture fine et élégante lui indiquait également qu'il était convoqué le lendemain, dans la matinée. Jayce fronça les sourcils et serra un peu plus fort l'invitation dans sa main. Il était incontestablement surpris. Il ne comprenait pas pour quelle raison elle voulait le voir – et il n'était pas sûr d'être prêt à affronter la jeune femme et tout ce qu'elle lui rappelait.

Il se massa le front et reposa la carte avec un soupir. Puis, il fit un pas vers sa chambre avant de se reprendre et de finalement décider de s'installer sur le fauteuil près du lit de Viktor.

Son regard dériva vers le visage endormi et émacié. Son souffle se coupa, son corps tressaillit. Les mots se frayèrent un chemin pour s'extirper de sa gorge.

— Salut, Viktor...

Il ne savait pas pourquoi il faisait cela. Viktor ne l'entendait pas. Il était inconscient. Il n'était pas là. C'était absurde.

Mais il continua :

— Je sais que tu ne m'entends pas... Mais j'ai besoin de te parler. J'ai besoin de te parler. Et j'ai besoin que tu te réveilles, tu sais. Pour qu'on puisse avoir une discussion.

Il battit des paupières, planta ses pieds dans le sol pour ne pas s'effondrer. Le poids était lourd dans sa poitrine.

— Tout est allé trop vite. Tellement vite... J'ai voulu t'aider, j'ai toujours voulu t'aider. Et je suis désolé. Je suis désolé de t'avoir fait du mal. Et j'espère que tu pourras un jour me pardonner. Tu me manques.

Une larme coula. Silencieuse. Solitaire.

— Je suis désolé. Pour tout.

Sa voix se brisa. Un éclat de verre qu'il tenta de contenir, de dissimuler. Il voulait dire tellement plus. Faire tellement plus. Mais plus rien ne venait, il se sentait déjà complètement vidé. Il était tout simplement trop attaché à Viktor. À son partenaire. À cet homme qui l'avait accompagné, soutenu, encouragé. Ils avaient tant vécu ensemble. Ils avaient tant rêvé.

Et pour quoi ?

Au final, ils étaient tous les deux perdus dans un monde étranger, brisés par leur passé, terrifiés par le présent, plongés dans la brume épaisse d'un avenir auquel il leur était impossible de penser. Viktor n'était même pas là. Il n'était plus là. Et Jayce, lui, même s'il s'évertuait à rester fort, réalisait avec dépit que sa volonté lui glissait entre les doigts, qu'elle chancelait, secouée par la souffrance qui le dévorait.

Il voulait s'accrocher. Il le devait. Il se l'était promis. Il ne pouvait pas abandonner. Pas là. Pas là alors qu'il avait décidé la veille de ne pas se laisser engloutir par l'obscurité.

Il allait s'accrocher.

Jayce ouvrit la bouche et la referma presque aussitôt. Aucun mot ne lui vint. Il resta muet, pétrifié dans ce fauteuil trop confortable, dans cette chambre trop parfaite.

Dans son dos, les rayons du soleil dansaient derrière la vitre gigantesque, comme un rappel cruel de la vie qui se poursuivait malgré tout. Comme en écho à la lumière qui tentait de se frayer un chemin en Jayce pour prendre le dessus sur l'obscurité.

Alors Jayce ferma les yeux et repoussa les ombres.

Chapter 10: Chapitre 9

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

🎵 What am I supposed to do?

I wanna break out, but I'm frozen

I've been here so long that it hurts just to feel

I wanna take back what you've stolen

I'm searching inside for what's real 🎵

Ash In The Wind – Skillet.

Jayce était submergé par l'appréhension.

Il se tenait immobile devant la double porte gigantesque, nerveux, les mains moites. Il tirait sur le col de sa chemise pour ne plus avoir l'impression d'étouffer – en vain.

Mel était derrière. Elle l'avait convoqué. Dans ses quartiers, non pas dans une salle de réunion, dans un lieu neutre. Il allait se retrouver chez elle. Jayce ne savait pas s'il avait réellement envie de franchir la porte, de se confronter à cette discussion. De se confronter à elle.

Il avait vu cette étrange lueur dans ses yeux. Cette expression qui ne l'avait pas rassuré. Il ne se sentait pas capable de faire un pas de plus, d'échanger quelques mots avec elle. Il se sentait épuisé, vidé de toute énergie – à cause de Zaun, à cause de tous ces changements, à cause de son esprit qui ne voulait jamais le laisser en paix.

Un soupir passa la barrière de ses lèvres. Il fit glisser sa main dans ses cheveux, joua nerveusement avec le bas de sa veste. Tout pour oublier qu'il devait avancer, franchir cette porte qui l'écrasait de toute sa hauteur.

Mais il pouvait le faire.

Il y eut un déclic, une pensée vive qui bondit en lui et à laquelle il s'accrocha pour pénétrer dans la pièce avec une démarche assurée. La porte se referma dans un claquement et les appartements de Mel se dévoilèrent dans la lumière légère du matin. Elle s'échouait sur le petit salon, la table en verre, les fauteuils rembourrés, les rideaux de soie, les autres portes qui s'ouvraient vers d'autres pièces. Le regard de Jayce finit par se poser devant lui, là où Mel le dévisageait de ses iris perçants, avec un sourire en coin. Il sursauta et amorça un mouvement de recul.

— Bonjour, monsieur Talis.

Sa voix était forte, confiante, presque amicale. Jayce hocha la tête, mais les mots se coincèrent dans sa gorge déjà sèche.

— Venez vous asseoir, je vous en prie.

Elle tapota le canapé sur lequel elle était assise, ses longues jambes croisées sous elle, son coude reposant avec élégance sur l'accoudoir en tissu bordeaux.

Le rouge et le doré se croisaient dans un mélange parfait, ponctué de quelques notes de blanc, aussi bien dans chaque recoin de la pièce que dans la tenue dont s'était parée la Conseillère.

Sa robe immaculée laissait voir ses chevilles, en raison de sa position, le rouge de ses lèvres ressortait sur sa peau sombre, et chacun de ses bijoux scintillait dans l'éclat des rayons du soleil.

Jayce ne pouvait qu'admettre qu'elle était d'une grande beauté. D'une beauté fatale, puissante, mais qui ne lui faisait plus rien ressentir. Elle était comme la Mel qu'il avait connue, mais celle-ci était bien loin à présent – il n'y avait plus que Mel, la mage. Et c'était de cette femme-là dont il se souvenait. C'était cette femme-là qu'il admirait. Non pas celle qui les avait utilisés, Viktor et lui, pour parvenir à ses fins.

Jayce cligna des paupières et se décida enfin à s'installer, pas à ses côtés, mais face à elle. Le sourire de la jeune femme sembla s'élargir un peu plus.

— Je vous sers un verre ?

Elle joignit le geste à la parole en se levant pour déboucher la bouteille de vin qui trônait sur la table à sa droite. Jayce l'observa un instant, interdit, avant de décliner sa proposition du bout des lèvres.

Mel arqua un sourcil mais remplit tout de même deux verres qu'elle posa délicatement devant eux. Jayce, lui, était incapable de se détendre. Les mains sur ses genoux, le corps crispé, il n'avait qu'une envie : quitter la pièce.

— Ne me dites pas que vous n'avez pas besoin d'un petit remontant.

Jayce ne dit rien, il se contenta de secouer nerveusement sa jambe et d'échapper du mieux qu'il le pouvait au regard scrutateur de la Conseillère. Le silence s'étira, long, comme une brume épaisse qui comprimait les poumons de Jayce. Il ne savait que dire, il ne savait que faire.

— Comment se passe votre séjour à Piltover ?

Jayce eut un rire amer.

— Ce n'est pas vraiment un séjour, répondit-il. Je ne suis pas là de mon plein gré, vous semblez l'oublier.

Mel saisit son verre et porta la boisson à ses lèvres. Sa bague dorée capta l'éclat de la lumière.

— C'est fascinant.

Jayce leva un sourcil, intrigué.

— La façon dont vous êtes arrivé ici. L'idée d'un autre monde semblable à celui-ci... La magie.

Elle décomposait chaque mot lentement, comme pour leur donner plus de poids. Elle insista d'autant plus sur le dernier, sur cet élément inexistant dans cette réalité, que Jayce connaissait pourtant mieux que quiconque.

— Vous êtes un homme intéressant, monsieur Talis.

Elle déposa son verre sur la table dans un tintement discret et jeta un coup d'œil à celui de Jayce, auquel il n'avait pas touché. Elle pinça les lèvres, se redressa, laissa le silence les englober à nouveau. Jayce avait la sensation qu'elle le déshabillait du regard. Il n'allait pas supporter ça longtemps ; il ne pouvait pas supporter ça plus longtemps.

— Pourquoi m'avez-vous convoqué ?

Mel tapota l'accoudoir de ses doigts impeccablement manucurés.

— Je vous l'ai dit. Vous êtes un homme intéressant.

Jayce retint un soupir.

— Vous vouliez me parler de quelque chose, je suppose, non pas me faire la conversation...

Son ton était presque sec, impatient, mais Jayce s'en moquait. La frustration et l'épuisement prenaient le dessus ; il n'avait pas envie de jouer, il n'avait pas envie d'avoir cette discussion.

Et ce n'était pas Mel, en face de lui, alors il était plus facile de la vouvoyer, de faire comme s'il ne la connaissait pas. Cette femme n'avait pas connu Jayce. Ce n'était pas la même situation que celle dans laquelle il se trouvait avec Caitlyn.

— Vous pouvez vous calmer et vous détendre, monsieur Talis. Je ne suis pas votre ennemie, je suis simplement Conseillère et je vous ai demandé de venir pour en apprendre plus sur votre monde.

Elle saisit son verre et y trempa ses lèvres dans un geste lent et élégant, comme si elle-même maîtrisait le temps et pouvait le faire couler à la vitesse qu'elle désirait.

— Que voulez-vous savoir ?

Il se racla la gorge et posa sa paume sur son genou pour l'empêcher de tressauter.

— Comment avez-vous créé cet Hextech ?

Le mot étranger avait presque une connotation exotique sur sa langue. Jayce secoua légèrement la tête, surpris par cette question.

— C'est assez compliqué à expliquer. Ce sont des années de travail, de recherche, ce sont des expériences menées encore et encore en refusant d'abandonner... Et c'est une combinaison technique de science et de magie, grâce aux runes que nous avons appris à connaître et aux outils que nous avons pu construire.

Il haussa les épaules. Mel resta pensive un instant et le dévisagea, le vin dans son verre tournant légèrement sous la rotation de son poignet.

— Vous savez, monsieur Talis, la magie existe dans notre monde, comme dans le vôtre.

Elle déplia ses jambes et se leva pour déambuler dans la pièce d'un pas souple. Jayce suivit ses mouvements distraitement, intrigué sans vouloir l'avouer par là où elle voulait en venir.

— Mais elle est interdite ici. Personne ne peut l'utiliser, personne n'a le droit d'essayer d'en créer... Les conséquences peuvent être terribles. C'est la loi.

Un soupir rêveur passa la barrière de ses lèvres.

— Nous vivons de cette façon depuis des années. Nous nous y sommes habitués, nous ne savons pas ce que nous manquons...

Ses talons claquaient sèchement sur le sol carrelé. Elle s'immobilisa devant l'immense fenêtre et plongea son regard vers la ville qui brillait de mille feux à l'extérieur.

— Mais maintenant que vous êtes là, nous savons. Nous savons que la magie pourrait être une ressource inestimable.

Elle se retourna. Seul le bruit de ses ongles contre le verre à pied résonna dans la pièce.

— Vous ne nous avez pas tout dit, monsieur Talis. Mais j'ai fait mes recherches, j'ai découvert tout ce qu'il était possible de réaliser grâce à cette énergie magique, cette puissance illimitée.

Un éclat traversa ses pupilles.

— Et je suis ravie que vous soyez tombé dans notre Piltover.

Elle esquissa un sourire furtif, trop furtif pour que Jayce réalise vraiment ce qu'il signifiait, mais assez pour qu'il aperçoive cette envie discrète, ce sentiment insidieux ; la soif de pouvoir.

— J'aimerais vous demander quelque chose.

Mel glissa jusqu'à lui, reposa son verre, et s'installa à côté de lui, sur le canapé. Jayce se tortilla, tenta de recula, instinctivement, intimidé par cette présence, ce regard perçant.

— Pourriez-vous... créer de la magie ?

Sa question ne fut qu'un souffle. Un souffle qui balaya les miettes de contenance qui subsistaient en Jayce. Il se leva brusquement, surpris, dérouté. 

— Par... pardon ?

Il s'étrangla avec sa salive. Passa une main nerveuse derrière sa nuque. Mel était là, assise devant lui, l'air sérieux, assuré. Elle savait exactement ce qu'elle disait. Le coin de ses lèvres remonta en un sourire presque amusé, moqueur.

— Vous avez bien entendu, monsieur Talis.

Le silence était dense, tendu, comme s'ils étaient suspendus au-dessus du vide. La Conseillère se leva à son tour, avec cette expression gravée sur son visage, cette étincelle qui ne cessait de briller, de brûler, dans ses yeux. 

Jayce soutint un instant son regard avant de faire un pas en arrière. Sa jambe rencontra la table, il lâcha un juron étouffé, décontenancé par l'atmosphère pesante, étouffante, qui était tombée comme une chape de plomb. 

— Piltover manque d'esprits comme le vôtre. Nous avons des inventeurs, des machines révolutionnaires, des idées...

Ses doigts balayèrent nonchalamment l'air pour ponctuer ses paroles.

— Mais la magie... L'Arcane. C'est un rêve lointain, une menace, un danger séduisant.

Elle pinça les lèvres.

— C'est une promesse. La promesse de connaître quelque chose de plus grand.

La lumière qui perçait à travers les vitres se reflétait dans les bijoux de la Conseillère. Jayce déglutit. Ses paupières battirent, les souvenirs éclatèrent, flous, entre couleur et noirceur, cris éloignés et murmures inaudibles, comme un film trop rapide, comme si sa vie entière défilait devant lui.

La magie...

— Je ne peux pas faire ce que vous me demandez.

Sa voix trembla légèrement, fébrile, pleine de la douleur du passé qui ne cessait de peser sur ses épaules. Une mèche de ses cheveux glissa sur son front. Il la replaça pour se redonner contenance, mais son cœur battait toujours un peu plus fort, un peu trop fort. Elle ne faisait que parler de l'Arcane, mais c'était déjà trop.

Mel croisa les bras sur sa poitrine, fronça les sourcils.

— Je sais que la magie vous a conduit ici aujourd'hui. Mais... les scientifiques n'apprennent-ils pas de leurs erreurs ? 

Il y avait une touche de jugement dans sa question, comme une évidence que Jayce refusait de voir. Celui-ci s'évertua à secouer la tête pour indiquer son refus. Il ne pouvait pas faire cela, il ne le voulait pas, il en était incapable. Il n'avait aucune raison de jouer de nouveau avec l'Arcane.

— Je suis désolé. Je ne ferai rien. Si la magie est interdite, c'est pour une bonne raison. Vous... vous ne pouvez pas me demander cela.

Ce n'était que quelques mots hésitants qui sonnèrent faiblement entre eux deux. Entre cette Mel obstinée et puissante et ce Jayce perdu et troublé.

Mel lâcha un soupir théâtral. Elle leva les yeux au ciel, secoua ses poignets recouverts de bracelets dorés. Elle fit un pas vers lui. Un autre. Elle s'approcha. Lentement, gracieusement, de cette démarche féline qui la rendait plus grande, plus intimidante encore. Jayce recula, instinctivement. Il contourna la table, se laissa guider par ses pieds. 

Et il comprit qu'il avait fait une erreur lorsqu'il se heurta au mur.

Mel avait avancé avec lui, et à présent, elle était proche. Très proche. Trop proche. Dangereusement proche.

Son souffle caressa ses joues. Un pli barra le front de Jayce, une goutte de sueur glissa sur sa tempe. Mel se pencha. Doucement. Planta son regard dans le sien. Le temps sembla se figer, et Jayce, lui, resta paralysé.

— Vous savez, monsieur Talis... J'ai bien des moyens de vous persuader, murmura-t-elle près de son oreille.

Une vague de chaleur monta en lui. Dérangeante, inattendue. Il rougit, sentit ses doigts effleurer les pierres du mur pour s'accrocher à quelque chose, trouver une échappatoire. Mais il n'y en avait pas.

Il était là, face à elle, dans son viseur, comme un animal pris au piège.

Sa respiration s'accéléra violemment. Son corps réagit pour lui. Il lui lança des avertissements, l'appela, lui hurla de s'éloigner. Mais Jayce était coincé.

Le doigt de Mel tomba sur sa chemise. Elle le fit descendre, avec une lenteur calculée, avec la pointe de son ongle contre la peau juste en-dessous. Là où sa poitrine se soulevait rapidement, trop rapidement.

— Je peux vous offrir tout ce que vous désirez, Jayce...

Son nom. Un souffle. Une mélodie oubliée. Contre son oreille. Contre sa joue. 

Jayce ferma les yeux, pencha la tête en arrière, heurta le mur. Il sentit la robe de la Conseillère près de ses jambes, son autre main qui glissa sur sa mâchoire. Jayce tressaillit au toucher étranger et familier à la fois. Son cœur sembla se remémorer, pulsa d'un écho lointain, puisa dans les souvenirs de cette relation avortée, de ces nuits passées dans une autre vie, irréelles.

Mais c'était un autre Jayce. C'était une autre Mel. 

La bouche de Mel s'échoua dans son cou. Jayce sursauta, imperceptiblement, tenta de se dégager, mais ses membres ne lui répondaient pas. Il gémit. Pas un gémissement de plaisir – non – mais un gémissement de honte, de gêne, d'une souffrance fébrile, qui s'immisçait dans chacun de ses os. 

Il ne pouvait pas. Il ne voulait pas.

Mel déposa ses lèvres avec douceur, lenteur, mais ses baisers étaient venimeux, brûlants, dangereux. Ses doigts, eux, jouaient avec le tissu de ses vêtements, glissaient sous les manches de sa chemise, touchaient chaque parcelle de peau dévoilée. Jayce se crispa, tenta de se dégager de cette étreinte malsaine – en vain. 

— Mel... Mel... Arrête...

Ce n'était plus la Conseillère. C'était Mel. Mais ce n'était pas elle non plus. La voix de Jayce était étranglée, inaudible, éphémère, recouverte par sa respiration haletante, par celle de Mel qui s'y mêlait, par la chaleur de leurs corps entrelacés qui semblait prendre possession de la pièce, effacer le monde autour d'eux.

Un cri se fraya un passage dans la gorge nouée de Jayce mais il ne sortit pas, il resta coincé. Jayce ouvrit les yeux, sentit le parfum de Mel, ses cheveux qui le frôlaient, son contact, loin d'être plaisant, loin d'être attirant. C'était comme une piqûre, une morsure. Traître. Cuisante.

— Vous me connaissez, n'est-ce pas, Jayce ? 

Son prénom, à nouveau. Soufflé avec délectation. La voix chaude, langoureuse, s'enroula autour de lui, comprima ses poumons. La main de Mel se faufila dans ses cheveux, suivit la courbe de sa mâchoire, termina sa course sous sa chemise. Jayce sentait chaque caresse, tressaillait à chaque fois que les ongles manucurés pinçaient sa chair.

Oui, il la connaissait. Oui, son corps répondait, se souvenait. Mais ce n'était pas ce qu'il voulait. Il n'y avait pas le désir, il n'y avait pas cette envie qui le traversait. C'était loin de lui, si loin.

Une autre vie. Un autre Jayce. Une autre Mel.

Jayce se raccrochait à ça, se tordait sous l'étreinte possessive, cherchait une échappatoire. 

— Je ne suis... pas... comme ça...

Les mots s'extirpaient difficilement, étouffés, entrecoupés. Jayce posa une main tremblante sur la hanche de la femme pour la repousser. Mel l'embrassa dans le creux de son cou, fit courir ses doigts sur son torse, et puis, là, soudainement, elle vint chercher ses lèvres.

Le baiser fut violent, enflammé, comme un piège qui cherche à se refermer vite, trop vite, pour ne pas laisser sa proie s'enfuir. 

Jayce réagit instinctivement. Ses paumes trouvèrent les épaules de Mel ; il la repoussa de toutes ses forces. Jayce s'éloigna enfin, haletant et pantelant. 

Pendant un instant, il n'y eut que son souffle haché qui résonna dans la pièce. La lumière qui continuait de briller, de rendre le mobilier si clair, si pur, si beau, si propre, comme si rien ne s'était passé. Comme si rien n'avait pu se passer.

Pendant un instant, il n'y eut que le regard de Mel qui le dévisagea, le fixa, l'analysa. Elle arqua un sourcil, avec ce mélange d'impassibilité et de calme propre à ceux qui possèdent un pouvoir que personne ne peut leur enlever.

Elle resta silencieuse. Et son silence était pire que toutes les paroles qu'elle aurait pu prononcer. Jayce passa sa main sur son visage, essuya nerveusement sa bouche, comme pour enlever les traces invisibles que la Conseillère avait laissées.

— Je... je vais... y aller, bafouilla-t-il, la voix rauque, la gorge nouée par les émotions qui se déchaînaient en lui. 

Mel se contenta de l'observer avec une moue déçue, presque contrariée. 

Jayce resta immobile. Comme s'il était terrifié à l'idée d'avancer jusqu'à la porte pour sortir. Parce que Mel lui bloquait le passage. Parce que Mel était là, dangereuse, à l'instar d'un serpent dont les pupilles scintillaient en une menace silencieuse, en un éclat qui signifiait qu'elle ne reculerait devant rien pour obtenir ce qu'elle voulait. 

Jayce se racla la gorge, se redressa, tenta d'aborder une posture plus assurée, de se montrer imperméable à la scène qui venait de se jouer. Mais un muscle dans sa mâchoire tressaillait. La sueur recouvrait son front. Son cœur battait à un rythme affolant.

— Vraiment ? lança-t-elle d'un ton innocent, désinvolte.

Jayce renfrogna. Il lissa sa chemise, remit ses cheveux en place. Il s'accrocha au contact tangible du tissu sous ses doigts, de ses poumons qui cherchaient à se calmer, de son souffle qui ralentissait au bord de ses lèvres.

— Au revoir, Conseillère.

Il insista sur le dernier mot, appuya avec tout le mépris qu'il lui était possible d'exprimer. Son corps s'élança vers la porte et frôla le bras de Mel au passage. Un frisson le parcourut, puis sa main trouva la poignet, et il se glissa à travers l'ouverture sans un seul regard en arrière.

Jayce fuyait. Ses pas le menaient avec précipitation à l'autre bout du couloir, aussi loin que possible de Mel, de ses paroles doucereuses, de son toucher acide. Il était encore troublé, dérouté. Il culpabilisait. Il n'aurait pas dû parler de magie, il n'aurait pas dû dévoiler l'existence de cette puissance. Il aurait dû se douter de l'appel entêtant du pouvoir. 

Il aurait dû. 

Jayce rejoignit la porte de ses appartements, mais il poussa celle de la chambre de Viktor, à la place, comme à son habitude, pour pénétrer dans celle-ci.

Le panneau de bois se referma doucement derrière lui. Jayce l'accompagna, se retourna à moitié, puis glissa une main lasse sur son visage tout en avançant dans la pièce, mu par des réflexes qui s'étaient ancrés en lui avec le temps.

Il jetait un coup d'œil discret au lit, ouvrait un peu les rideaux, allait s'asseoir dans un fauteuil, et attendait.

Mais là, Jayce se figea. À quelques centimètres de la porte, alors qu'il venait tout juste d'entrer. Son regard s'était posé sur le lit, sur le corps immobile de Viktor, sur son partenaire endormi...

Non.

Viktor n'était pas allongé. Sa silhouette se dessinait dans les rayons timides du soleil, étouffés par le tissu des rideaux. Son dos. Son dos courbé, pâle. Ses mains, frêles, posées sur le matelas. Il était assis.

Viktor était assis sur le lit.

Jayce sentit tous ses membres vibrer d'une émotion intense, indéfinissable, incandescente.

C'était un feu qui le consuma, qui lécha son être, qui le prit à la gorge. Ses paupières battirent, frénétiques, mais elles n'effacèrent pas la vision. Le mirage. Mais ce n'était pas un rêve.

C'était Viktor.

Jayce se dépêtra de cette immobilité presque oppressante et s'élança vers le lit. Des mots étranglés lui vinrent, s'emmêlèrent, et il n'y eut que le prénom de son ami, finalement, qui arriva à se faufiler hors des nœuds dans sa gorge pour percer le silence de la chambre.

Viktor n'esquissa pas un seul geste. Jayce s'approcha encore, effleura du regard les cheveux longs, châtains, traversés de mèches blondes, qui tombaient dans son dos. Il imprégna ses mouvements de toute la lenteur dont il pouvait faire preuve, il s'y força, pour ne pas brusquer son ami. Il se doutait qu'il devait être décontenancé, perdu, épuisé, aussi.

Jayce posa avec douceur sa main sur l'épaule de Viktor. Celui-ci tressaillit légèrement mais ne releva pas la tête.

— Viktor..., répéta Jayce dans un murmure lourd.

Il se pencha vers lui, s'accroupit, pour pouvoir lui faire face. Ses yeux étaient baissés sur le sol. Ses doigts crispés sur le matelas. Jayce observa un instant sa peau livide, ses bras maigres, les cicatrices sur son corps. Les runes qu'il avait tracées. Des traces de sang séché, des plaies mal cicatrisées, comme si Viktor avait voulu les faire disparaître, qu'il les avait grattées furieusement, sans ressentir la douleur. 

Jayce reporta son attention sur son visage. À moitié dissimulé derrière les cheveux emmêlés, sales, qui s'interposaient comme une barrière entre lui et le monde.

— Viktor ?

Un nouveau souffle. Un appel incertain. Un boule qui vint se loger dans sa poitrine. L'inquiétude. 

L'espoir.

— Pourquoi je suis là ?

Les pupilles de Viktor croisèrent les siennes. Jayce esquissa un sourire, un sourire, lumineux, fragile mais bien présent. La voix de Viktor était rauque, éraillée par la soif, la faim, les semaines d'inconscience passées dans un sommeil brumeux et agité. 

Les doigts de Jayce empoignèrent un peu plus fort l'épaule de Viktor. Ils s'y cramponnèrent comme s'il pouvait disparaître encore, à tout moment. Une étincelle de joie brilla dans les yeux de Jayce. Sa lèvre inférieure trembla imperceptiblement, écho des sanglots fantômes logés dans sa gorge, de l'émotion qui le tordait de l'intérieur.

— L'Arcane... Elle nous a emportés dans un autre monde... Nous sommes dans un univers alternatif, tous... tous les deux...

Sa réponse fusa, précipitée, désordonnée. Viktor battit des paupières comme s'il se réveillait d'une nuit profonde, comme s'il cherchait à sortir d'un rêve trop réel. Il y avait ce voile dans son regard ambré, cet éclat éteint, morne, qui n'exprimait rien, seulement peut-être un trouble impalpable, grandissant.

— Non... 

Viktor secoua la tête avec lenteur. 

— Pourquoi... je suis là, moi ?

Il prit une profonde inspiration. Comme s'il pesait ses mots, comme si ceux-ci obstruaient sa gorge.

— Pourquoi je suis... en vie ?

Il n'avait pas parlé plus fort, mais Jayce eut un mouvement de recul. Il y avait plus d'intensité dans sa voix, semblable à un feu qui commençait à crépiter. Son regard croisa celui de Jayce. Et cette fois-ci, il y vit un sentiment puissant, dévorant.

L'incompréhension.

— Qu'est-ce... que tu..., bafouilla Jayce, confus.

Viktor ne pouvait pas avoir posé cette question. Il avait survécu, il était là, il était enfin réveillé. En vie. Sain et sauf. En sécurité.

— Tu es vivant, Viktor, répéta-t-il, comme un disque rayé qui refusait de s'arrêter.

Face à lui, le visage de Viktor se tordit en une grimace de douleur. Un soupir las lui échappa.

— Pourquoi je ne suis pas mort, Jayce ?

Sa voix se brisa, pleine d'une souffrance que Jayce ne saisissait pas. Il se contentait d'observer son ami, interdit, pantois. Sa main avait glissé de l'épaule de Viktor. C'était presque comme s'il ne le voyait plus, comme s'il assistait à la scène hors de son propre corps, éloigné. Loin de ce Viktor qui semblait se contenir pour ne pas laisser exprimer ses reproches. 

— Viktor... Je...

Il ne donna pas à Jayce l'opportunité de continuer. Il se leva avec difficulté, chancelant, et plongea sur la béquille qui reposait toujours contre le mur, depuis le jour où Jayce avait cessé de l'utiliser.

Viktor se cramponna à la béquille pour se diriger vers le fond de la chambre, vers les gigantesques fenêtres, mais il tituba, faible, maladroit, précipité. Jayce se rua vers lui, pour le soutenir, l'empêcher d'avancer alors qu'il n'en avait pas la force, mais Viktor lui échappa, juste assez pour faire un pas de plus et s'effondrer sur le sol.

Tout se passa rapidement, trop rapidement. Comme un rêve que l'on observe à travers une brume épaisse. Jayce cligna des yeux, se jeta sur Viktor, Viktor qui tremblait, qui s'était recroquevillé sur lui-même, Viktor qui s'était écroulé, là, devant lui. 

— Viktor !

Jayce se mit à genoux, posa ses mains sur ses épaules, protecteur. Mais Viktor le repoussa, s'agita. Son visage était dissimulé par ses cheveux, mais Jayce réussit à apercevoir les plis soucieux sur celui-ci ainsi que ses yeux. Ses yeux. Deux pupilles glaciales qui le tétanisèrent.

— Va-t'en, Jayce.

Ce n'était pas un cri. Ce n'était pas une supplication. C'était un ordre. C'était sa voix, trop profonde, trop grave, trop dure. Jayce bafouilla une nouvelle fois. Fixa Viktor sans comprendre.

Le silence se fit dense, étouffant, envahissant.

— Va-t'en, Jayce.

Il serra les dents et se dégagea de l'étreinte de son ami. Jayce ne lutta pas, il resta là, les bras ballants, mais il voulut répondre, il voulut le comprendre, mais Viktor le poussa avec violence, agita ses mains pour le faire reculer. 

— Va-t'en, Jayce !

Son cri se répercuta contre les murs et dans chacun des os de Jayce. Celui-ci tomba presque à la renverse, se releva dans la précipitation, le souffle court, les yeux écarquillés. 

Viktor le fusillait du regard.

— Va-t'en, je t'ai dit !

Un ordre cuisant. Un cri de rage. Une douleur qui explosait, qui ravageait tout. Jayce ne put se contrôler, il se laissa porter par son instinct, par ses pas, qui l'éloignaient toujours un peu plus.

Son visage était déformé par la colère, il ne cessait de crier. Jayce ne l'avait jamais vu dans un tel état, dans un tel état de fureur. Et lui, Jayce, n'avait jamais été aussi désemparé face à son partenaire.

Une larme sembla briller un instant dans les yeux de son ami. Jayce battit des paupières et elle disparut. Il n'y avait plus que cette voix qui atteignait ses tympans sans qu'il l'entende réellement. Il n'y avait plus que lui qui continuait à avancer irrémédiablement jusqu'à la porte.

Lorsqu'elle se dessina contre son dos, Jayce se retourna, empoigna la poignée, et s'échappa.

La porte claqua. Et il resta là, devant. Silencieux, la respiration hachée, le cœur meurtri.

Il sentait encore les gestes brusques de Viktor. Ses ongles contre sa peau tandis qu'il le repoussait avec violence. Il entendait son ton si dur. Les sanglots dans chacun de ses mots. Sa colère. Son incompréhension. 

Jayce prit une profonde inspiration. Les battements de son cœur ralentirent. 

Viktor était là, derrière cette porte. Et Jayce avait fui. Il avait fui.

Il fuyait.

Ses pieds le guidèrent loin de la chambre, dans le couloir. Il ne savait pas où il allait, il ne savait pas ce qu'il faisait.

Mais il fuyait.

Parce que Viktor était réveillé.

Et que tout avait basculé.

Notes:

Hello !! (Ou hello... ? Est-ce que je dois aller me cacher ? Vous ne me détestez pas trop, ça va ? xD)

Je suis ravie de poster enfin ce nouveau chapitre ! Je suis désolée pour l'attente, les jours passent trop vite, je suis toujours à mon stage en bibliothèque et j'ai peu de temps... Bon, c'est surtout AUSSI que j'ai eu un immense blocage dans l'écriture... Mais on n'est pas là pour parler de ça, ce n'est rien haha xD

Sachez que ce chapitre me faisait peur car c'est LE CHAPITRE, car c'est là que Viktor se réveille !! (Avouez, vous êtes contents quand même) Et c'est surtout que j'ai ce chapitre en tête pratiquement depuis que j'ai commencé cette fanfiction... J'ai un peu la pression, du coup, car je veux vraiment que ce chapitre soit marquant et que l'on ressente les émotions ; et sur ces points, je ne sais pas si j'ai réussi xD

Bref, les choses sérieuses commencent !! J'espère que ça vous a plu, n'hésitez pas à laisser un commentaire si vous en avez envie !! J'espère que vous allez bien, sinon ♥

Chapter 11: Chapitre 10

Chapter Text

🎵 I'm just a broken machine

Not who I used to be

I'm spinning out of control

Now it's time to go 🎵

Broken Machine – Nothing But Thieves.

La douleur.

Il n'y avait que la douleur. Une douleur physique, oui, nichée dans chacun de ses os, dans le tiraillement de ses muscles, dans ses membres engourdis, dans sa gorge desséchée. Une douleur qui avait explosé lorsqu'il avait ouvert les yeux, lorsqu'il avait enfin repris conscience. 

Le matelas sous son dos était peut-être douillet, la lumière qui perçait à travers les vitres, peut-être douce, et le silence, peut-être agréable, mais la première chose qu'il avait ressentie, ce n'était pas cette sérénité qu'était censée lui procurer cette chambre riche et confortable. 

La première chose qu'il avait ressentie, c'était cette douleur, cuisante, profonde, déchirante.

La douleur physique. 

Viktor avait ouvert les yeux, avait apprivoisé les lieux, déplié ses doigts devant lui, battu des paupières, tenté de s'ancrer dans ce monde qu'il ne connaissait pas, dans cette réalité qu'il avait refusé d'affronter.

Puis, la douleur mentale avait grimpé. Insidieuse. Dangereuse. Insupportable.

Et elle s'était emparée de lui.

Viktor avait été envahi par les souvenirs. Par des voix lointaines. Des éclats de couleur, des émotions fantômes, des miettes d'un passé dont il ne pensait pas être capable de se souvenir.  

Il s'était ensuite assis sur le lit. Et il avait laissé la douleur tout détruire.

Et à présent, il était là, effondré sur le sol, tremblant de manière incontrôlable, le cœur fragile, la respiration précipitée, trop rapide, trop hachée. 

Jayce. Sa main sur son épaule. Sa voix. Les émotions. Étouffées, impalpables, lointaines. 

Viktor avait voulu fuir. Il avait voulu lui échapper. Il l'avait repoussé, il avait hurlé, il s'était laissé emporté par cette vague de colère, de rage, de fureur, qui le dévorait de l'intérieur.

Ses cheveux effleuraient sa peau. Des cheveux longs. Étrangers. Il était recroquevillé sur lui-même. Près des fenêtres. La lumière glissait sur sa peau. Sa peau... Pâle, livide, humaine.

Viktor retint un hoquet. Un sanglot. Puis deux. Il les sentit se frayer un chemin à travers sa gorge, il les sentit s'immiscer dans sa poitrine, l'oppresser. Il secoua la tête, s'agita, chercha la béquille sur le sol pour s'y accrocher.

Mais elle n'était pas là. Elle lui avait glissé des mains. Il s'était écroulé. Il avait mal. Sa jambe le lançait.

Sa jambe.

La douleur était comme une vieille amie. Une amie qu'il avait oubliée. Mais il l'avait retrouvée, là, en ouvrant les yeux. Cette morsure dans ses muscles, dans ses nerfs, cette brûlure qui semblait l'avoir ramené à la réalité.

Il était redevenu celui qu'il avait été.

De la chair, partout, sur lui. Un cœur qui battait. Encore, trop fort. Plus d'énergie qui pulsait, de lumière qui vibrait dans ses veines. Il était humain. L'était-il ? Oui.

Il n'était plus le Héraut. Il était Viktor.

Une larme glissa sur sa joue. Il la sentit à peine. Il resta là, la tête baissée, tremblant, noyé dans sa souffrance. Ses doigts s'agrippèrent à ses épaules, à ses cicatrices, et ses mains, sauvages, désespérées, se déchaînèrent, s'enfoncèrent dans sa peau, dans cette peau dont il ne voulait pas, dans cette peau qui n'était pas la sienne.

Les runes. Les cicatrices. Le sang séché. La douleur était comme étouffée. Tellement puissante qu'il s'y noyait, qu'il s'y laissait tomber.

Peut-être que le sang coula à nouveau. Quelques gouttes. Peut-être qu'il y avait ses plaies qui se réouvraient, ses ongles qui ne cessaient pas leur course, qui griffaient, qui le brûlaient.

Peut-être qu'il ne pouvait plus se contrôler, peut-être qu'il se détestait.

Il ne voulait pas de cette jambe blessée, inutile. Il ne voulait pas de ce corps trop faible, trop fragile, trop humain. 

Il ne devait pas être là. Il ne devait pas être en vie. Pourquoi n'était-il pas mort ?

Pourquoi son cœur tambourinait-il dans sa poitrine, pourquoi ses muscles le faisaient-ils souffrir, pourquoi était-il transi de froid, là, sur ces dalles glacées, pourquoi y avait-il cette faible lueur qui se faufilait dans la pièce, pourquoi pouvait-il ressentir le monde, pourquoi ressentait-il tout trop fort, pourquoi voulait-il que tout s'arrête, pourquoi les voix dans sa tête s'étaient-elles tues, pourquoi l'Arcane n'emprisonnait-elle plus son corps, pourquoi n'était-il plus le Héraut, pourquoi s'était-il sacrifié avec Jayce, pourquoi Jayce était-il là... ? 

Un cri déchira sa gorge. Un cri de désespoir, de souffrance, de haine, de rage. Il explosa dans la chambre, brisa ses cordes vocales, résonna longtemps contre les murs.

Viktor hurla. Parce qu'il était perdu, parce qu'il était épuisé, parce qu'il ne savait pas où il était, qui il était, pourquoi il était.

Piltover, Viktor, Jayce, l'Arcane, l'Hextech, la guerre, le Héraut, la Communauté, les disciples, sa fuite, sa transformation, sa mort, sa mort, encore et encore, et encore, et ce lien avec l'Arcane, ce lien mystique, et Sky, et la violence, et les combats, et la souffrance, et la souffrance, et la souffrance, et le sacrifice, le sacrifice.

Pour rien. Pour tout. Pour s'échapper. Tout arrêter.

Il était là.

Il était censé mourir. Viktor était censé mourir. Dans cette cellule. Enfermé dans la prison de son esprit, dans celle de son corps cassé, abîmé, brisé.

Il n'était pas mort.

Il était dans cette chambre. Il avait survécu. 

À cause de Jayce.

Viktor s'étouffa dans ses sanglots, dans ses pleurs qui explosèrent, dans ses larmes qui envahirent ses yeux. Il était revenu. La brume s'éloignait, sa conscience la chassait, même si elle luttait encore pour rester là, pour ne pas disparaître dans les ombres.

Viktor se blottit contre la fenêtre dans son dos. La chaleur perçait imperceptiblement, mais ce n'était pas assez pour balayer le froid glacial qui le mordait. Des tremblements le secouaient, chacun envoyant une piqûre de douleur dans sa jambe tendue devant lui.

Et il y avait cette boule dans sa poitrine, ce nœud dans sa gorge, cette angoisse qui l'emprisonnait.

Il tenta de prendre une profonde inspiration, mais l'air était comme inexistant autour de lui. Il le chercha, sentit ses poumons se gonfler, mais il étouffait, il n'y arrivait pas, il n'y arrivait plus, alors il battit des paupières, s'agita, le poids trop lourd dans sa poitrine, mais rien ne pénétrait dans ses narines, et il paniquait, il suffoquait, il sombrait.

Il propulsa sa main dans la vitre derrière lui. Lâcha un gémissement. Finit par inspirer une profonde goulée d'air. Laissa son front reposer contre le verre. Son corps hurla. Ses jointures le brûlèrent.

Un instant. Un instant de silence. 

L'air envahit ses poumons, le réveilla. La réalité le heurta de plein fouet.

Il avait changé de monde. Il était dans un monde alternatif. Avec Jayce. L'Arcane ne les avait pas fait disparaître. 

Ils étaient là. Tous les deux.

Vivants.

Viktor était vivant.

Il balaya la pièce du regard. La décoration luxueuse, le faste du mobilier. Le lit, défait, dans lequel il était resté inconscient si longtemps. Le plateau de nourriture qui trônait sur la table de chevet, à moitié entamé. Viktor porta sa main tremblante à ses lèvres, la bouche pâteuse, subitement. Il avait mangé... Il avait repris des forces... Les souvenirs affluaient avec difficulté ; ce n'était que des éclairs embrumés, des sensations étouffées, des sons lointains, mais ils remontaient à la surface, même s'il les avait vécus les paupières closes, le corps aussi immobile qu'une statue.

Jayce était resté. Il l'avait aidé.

Jayce n'aurait pas dû l'aider.

Parce qu'il était censé mourir. Parce qu'il voulait mourir.

De nouvelles larmes lui troublèrent la vue. Il distinguait à peine le lit, la perfusion qui pendait à côté, depuis qu'il l'avait arrachée du creux de son coude. Il distinguait à peine la porte par laquelle Jayce s'était éclipsé.

Par laquelle Jayce avait fui.

Jayce avait fui.

Comme lui, Viktor, avait voulu le faire.

Comme lui, Viktor, voulait encore le faire.

Viktor récupéra la béquille qui gisait près de lui. Il la saisit, comme un réflexe, une habitude à laquelle il avait pensé pouvoir échapper à jamais, et s'y appuya pour essayer de se relever. Son corps n'était qu'une carcasse abîmée, une machine éteinte. Il le traînait, le poussait en avant, mais chaque mouvement était lent et douloureux. Viktor glissa la béquille sous son aisselle. Ses jointures blanchirent sous la pression qu'il exerçait sur le manche. Le monde chancela sous ses yeux. Un vertige le fit basculer, une grimace tordit son visage. Viktor battit des paupières et tenta d'avancer, de faire un pas. 

Chaque geste faisait remonter une piqûre insupportable dans sa jambe. Dans ses bras. Dans sa poitrine. Viktor pinça les lèvres et se concentra sur son objectif pour oublier la souffrance qui le tordait de l'intérieur. 

Marcher. S'échapper. Fuir.

La machine était rouillée. Complètement cassée. Brisée. Irréparable.

Viktor sentait ses forces le quitter à chaque fois que sa béquille frappait le sol. Ses doigts glissaient, ses pieds tremblaient, ses yeux se fermaient.

Il ne pouvait pas rester ici.

Alors il traîna cette coquille vide qui lui servait de corps, cette coquille ébréchée, si fragile, qu'il n'avait jamais voulu retrouver mais dans laquelle il était à nouveau enfermé. Sa jambe. Ses poumons. Sa maigreur. 

Viktor chassa ces pensées, se cramponna à sa béquille, avança encore, un peu plus vite, maladroit, hésitant, mais il se rapprochait, il allait y arriver, malgré les larmes, malgré l'énergie qui lui manquait, malgré sa convalescence, malgré la douleur qui le détruisait.

Il n'y avait plus rien à détruire.

Viktor tendit la main pour saisir la poignée, mais elle était trop loin et il n'était pas assez proche, alors il se pencha... mais sa béquille glissa. Son corps tomba.

Il s'écrasa dans un fracas sec, au son métallique de sa béquille qui rencontra le sol et de son souffle erratique qui se coinçait dans sa gorge. Ses mains le protégèrent mal de sa chute. Son menton heurta à moitié les dalles, il s'effondra dans le mélange confus et désordonné de ses bras et de ses jambes qui avaient cédé sous lui.

La joue à terre, les cheveux encadrant son visage, Viktor était immobile, incapable de se relever, de faire un seul mouvement. Ses yeux plissés menaçaient à tout instant de se fermer. Les battements de son cœur résonnaient faiblement à ses tempes.

Le monde devint flou. Des taches noires dansèrent devant ses yeux, étoiles vacillantes qui l'aveuglaient presque, qui semblaient se dissoudre à chaque fois que ses paupières frémissaient.

Viktor sentit son rythme cardiaque ralentir. Imperceptiblement. Lentement. Il plongea dans la torpeur nébuleuse qui l'appelait, dans laquelle il glissait, déjà presque amorphe, las, trop las.

Épuisé.

Alors Viktor cessa de lutter.

Et il sombra.

Chapter 12: Chapitre 11

Chapter Text

🎵 And there's no remedy for memory

Your face is like a melody

It won't leave my head

Your soul is hurtin' me

And tellin' me

That everything is fine

But I wish I was dead 🎵

Dark Paradise – Lana Del Rey.

La porte claqua violemment derrière Jayce lorsqu'il pénétra dans le laboratoire.

Il ne savait pas exactement ce qui l'avait mené là, il ne se souvenait même pas avoir marché jusque là... Il avait tout simplement laissé son instinct le guider et avait tenté de reprendre sa respiration tandis que la seule chose qu'il entendait dans les couloirs froids était la voix de Viktor qui lui hurlait de s'en aller.

Il cligna des yeux pour s'habituer à la semi-obscurité qui régnait dans la pièce. Au fond de celle-ci, près du bureau, la silhouette de Heimerdinger s'agitait devant des outils et des feuilles de papier, indifférente à l'intrus qui venait de faire irruption.

Sa main s'échoua sur son visage et glissa mollement jusqu'à son menton, comme s'il pouvait effacer ce qu'il venait de se produire. Mais les images tournaient en boucle dans son esprit. Et son souffle était encore court, malmené par les émotions intenses qui avaient gonflé dans sa poitrine.

Jayce avait atterri dans le laboratoire de Heimerdinger alors qu'il s'était juré de ne plus lui faire face avant un long moment – les regrets, la honte et la colère provoqués par leur dernière discussion étaient toujours en lui, même s'ils avaient été à moitié balayés par Viktor.

Viktor. Viktor qui s'était réveillé.

Le jeune homme eut subitement envie de se laisser tomber sur le sol, le dos contre la porte, mais ses jambes refusèrent de céder alors il prit une profonde inspiration et avança vers Heimerdinger.

Celui-ci sifflotait un air joyeux, plongé dans son travail. Jayce lâcha un profond soupir mais le Yordle ne se retourna pas.

— Je ne pensais pas vous revoir de sitôt, mon garçon.

Il désigna d'un geste furtif de la main le tabouret à ses côtés. Jayce s'y traîna et s'y écroula, comme s'il portait le poids du monde sur ses épaules.

La tension dans ses muscles refusait de disparaître. Elle revenait dès qu'elle en avait l'occasion, elle s'accrochait, et elle l'écrasait. Jayce fixa d'un air absent l'établi jonché d'écrous, de vis et d'outils. Son regard s'arrêta un instant sur un petit engrenage. Un instant . Mais déjà trop longtemps.

— Viktor s'est réveillé, avoua-t-il.

Le nœud dans sa gorge ne se défit pas. Ses paumes étaient toujours moites. Heimerdinger griffonna sur une feuille de papier et un sourire se dessina sous sa moustache.

— Quelle merveilleuse nouvelle ! Je vais pouvoir aller l'examiner !

Son ton chantant entra en collision avec la lassitude de Jayce. Celui-ci se redressa brusquement, sauta de son tabouret, tandis que le doyen se précipitait pour saisir son détecteur de magie.

— Non, non, professeur, vous ne comprenez pas !

Jayce s'interposa entre Heimerdinger et la porte. Il agita les mains devant lui, les traits tirés, sans savoir quoi dire, persuadé d'être pathétique et totalement perdu. Heimerdinger fronça les sourcils, serra les doigts autour du manche de son instrument et leva vers lui un regard sceptique.

— Jayce, c'est ce que vous vouliez, non ? Qu'il se réveille ? Et à présent qu'il est de retour parmi nous, vous êtes là, dans mon laboratoire, à me supplier de ne pas y aller.

— Je ne vous supplie pas..., marmonna Jayce pour toute réponse. 

Un soupir d'exaspération lui échappa. 

— Oui, bon, d'accord ! 

Sa voix claqua. Heimerdinger le fixait comme s'il assistait à un spectacle des plus fascinants.

— Viktor s'est réveillé, oui ! Mais il m'a demandé de partir ! Il m'a...

Les mots fondirent sur sa langue. Il secoua la tête.

— Il a hurlé. Il était... tellement perdu. Il semblait tellement...

Brisé. Mais Jayce ne dit rien de plus. Il croisa les bras sur sa poitrine, refusa de faire face au Yordle dont il imaginait déjà les reproches et les jugements. 

Puis, un bruit. Le son sec d'un instrument qui était déposé sur une table. Une patte velue effleura l'avant-bras de Jayce. Il releva légèrement les yeux. 

— Mon garçon, votre ami vient de reprendre conscience après avoir dormi pendant plusieurs semaines. Il est épuisé, il est sous-alimenté, et il est tout autant dérouté que vous.

Jayce lâcha un petit rire étranglé. Évidemment, Heimerdinger avait raison sur ce point. Mais ce n'était pas ça. Jayce savait. Il l'avait vu. Ce n'était pas que la fatigue, que le corps qui cédait. C'étaient les émotions, la rancœur, des phrases douloureuses.  

Pourquoi je suis en vie ? 

— Vous ne comprenez pas.

Le doyen roula des yeux. 

— Je ne vous permets pas de m'insulter. S'il y a bien une chose que je sais faire, c'est comprendre. Et je vous comprends parfaitement. 

Jayce recula d'un pas, grommela des paroles indistinctes. Il se retourna pour s'approcher de l'établi. Il posa ses paumes sur la surface froide, ferma les paupières une seconde. Le soleil faisait glisser ses rayons sur le métal, projetait des petites taches de lumière entre les outils et les carnets éparpillés. 

— Pourquoi le fuyez-vous ? 

Les muscles de Jayce se figèrent. Son souffle se coinça dans sa gorge. Il se retourna avec lenteur pour affronter de nouveau son interlocuteur. Son interlocuteur qui ne cessait d'attiser le feu de sa colère. Ou de sa souffrance.

— Par... don ? bafouilla-t-il.

Les pupilles perçantes de Heimerdinger étaient dardées sur lui. Sur ses cheveux ébouriffés. Sa chemise entrouverte, au col mal plié. Son visage marqué par les épreuves. Celui d'un homme dévasté, dont les émotions débordaient toujours, trop puissantes pour être contenues, trop violentes pour que le couvercle tienne. Les doigts de Jayce quittèrent le métal de la table, ses bras retombèrent le long de son corps, ballants, comme détachés de tout.

Le silence se fit. Dense. Fragile. Étouffant. Heimerdinger était insondable. Jayce, lui, savait pertinemment que ce n'était pas son cas. Il s'imaginait déjà fuir, quitter le laboratoire, quitter le bâtiment du Conseil, sortir dans l'effervescence de Piltover et se perdre dans les rues. Sa mâchoire tressauta. Heimerdinger pinça les lèvres.

— Pourquoi fuyez-vous votre ami ?

Entendre une seconde fois la question, ce fut recevoir un autre coup de poing dans l'estomac. Jayce ne fuyait pas. Il ne le fuyait pas, lui . Il avait été contraint à partir. 

— Viktor m'a demandé de quitter la chambre.

Heimerdinger avança d'un pas. 

— Vous vous êtes battu pour qu'il reste en vie. Et vous êtes là, aujourd'hui, alors qu'il est réveillé.

Jayce cligna des paupières.

— Il m'a demandé...

— J'ai saisi, oui, l'interrompit-il. 

Son ton sec le surprit. Jayce se racla la gorge. 

— Professeur, je ne savais simplement pas où aller. Je voulais simplement être au calme.

Il n'y avait plus de colère ou de précipitation dans sa voix. Seulement une once de tranquillité, le désir de ne pas replonger dans une conversation qui le ferait souffrir. 

— Je pense que vous ne voulez pas vous confronter à lui.

La phrase flotta dans l'air. Entre eux. Pleine de vérité ou engluée dans le mensonge, ça, Jayce n'en savait rien. Quelques secondes s'écoulèrent, comme une éternité, puis Heimerdinger frappa dans ses mains et se dirigea vers son bureau.

— Bon ! Vous êtes ici, je peux donc en profiter pour vous partager mes recherches sur l'Arcane.

Il saisit un carnet et commença à le feuilleter, indifférent à Jayce qui essayait tant bien que mal de reprendre ses esprits. Les mots du doyen étaient accrochés à son esprit. Il tenta de s'en dépêtrer, mais ils tournaient déjà en boucle. Vous ne voulez pas vous confronter à lui. 

Non. Il avait tort.

Jayce s'approcha de son ancien mentor et jeta un coup d'œil aux feuilles, recouvertes d'une écriture en pattes de mouches presque illisible. Le regard de Heimerdinger allait d'une page à une autre avec une rapidité étonnante et Jayce ne put s'empêcher de ressentir la morsure familière de la curiosité. 

— Ah, voilà ! finit par s'exclamer le Yordle.

Jayce leva un sourcil.

— Vous savez, bien avant que vous arriviez ici, j'ai étudié l'Arcane. J'ai appris l'existence d'univers parallèles. Enfin, ce n'étaient que des hypothèses, à l'époque...

Une étincelle s'alluma dans ses prunelles bleues.

— À présent, je sais grâce à vous que ce ne sont pas que des hypothèses. Je sais que l'Arcane est encore une entité dont nous ne connaissons que trop peu de choses...

Il toussota avant de lever son carnet vers un Jayce à la fois intrigué et décontenancé. Ses yeux peinèrent à décrypter l'encre noire. Il ne distingua que des schémas obscurs et des flèches qui se croisaient dans un désordre apparent. Mais au fond, Jayce savait qu'il y avait un sens à tout cela. Alors il hocha la tête et attendit.

— D'après mes recherches, l'Arcane fonctionne d'une certaine manière. Elle est un être à part entière, un être mystique qui cache bien des secrets et qui lie les mondes entre eux. Elle les surplombe, elle nous surplombe, et rien ni personne ne peut la contrôler.

Sa moustache frétilla. Son expression se fit plus dure. Jayce passa une main dans ses cheveux pour éviter de relancer le cours de ses pensées.

— Vous êtes ici parce qu'elle vous a envoyé dans notre monde. Mais l'Arcane ne propulse pas simplement un corps dans un monde... Il y a une connexion entre les univers qui s'établit. Un lien indéfectible qui nous dépasse tous. Selon mes calculs, si une personne est envoyée dans un monde parallèle, elle ne peut qu'atterrir dans le corps de son alter ego. Un point d'ancrage est nécessaire.

Jayce secoua vigoureusement la tête.

— Attendez, attendez... Quoi ?

— Chacun des mondes qui compose notre univers se ressemble, au premier abord. Seuls des détails changent. Vous l'avez compris depuis que vous êtes dans cet autre Piltover.

— Vous êtes en train de dire que j'aurais dû reprendre conscience dans le corps du Jayce de ce monde ?

— Oui... et non. Jayce Talis est mort. Alors le lien n'a pas pu se faire. Mais la question se pose surtout pour votre ami...

Jayce ne savait que dire. Comment Heimerdinger pouvait-il être convaincu de ses hypothèses ? Il ne pouvait même pas vérifier ses théories avec ce qu'il avait sous les yeux, puisque Jayce était là. Et Viktor...

— Votre ami non plus n'a pas été transféré dans le corps de son alter ego. Il se peut que je sois en tort, mais je suis plutôt persuadé que le problème vient de lui.

Le cœur de Jayce rata un battement.

— Comment ça, son alter ego ?

Heimerdinger releva les yeux de son carnet mais resta silencieux.

— Quoi ? Il y a un Viktor dans ce monde ? insista Jayce.

— Oui, bien sûr.

L'évidence qui transparut dans ses mots cloua Jayce sur place. Il resta interdit, l'esprit paralysé. Bloqué. Il n'y avait pas pensé. Pourtant, oui, c'était évident . S'il y avait un Jayce, il y avait bien un Viktor. Mais ce monde était si différent. Leurs destinées étaient différentes. Où était-il, lui ? 

Qui était-il ?

— Vous connaissez ce Viktor ?

— Oui, mais ce n'est pas important. Si vous devez le rencontrer, vous le rencontrerez. Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse pour le moment.

Il posa le carnet ouvert sur le bureau et saisit un crayon. Il griffonna dans la marge, but une gorgée dans la tasse qui gisait sur le côté, marmonna, comme s'il était seul soudainement. Un éclair semblait l'avoir traversé, et il ne pouvait pas empêcher les idées et les réflexions de s'immiscer en lui. Jayce n'était pas surpris. Mais il était incapable d'oublier ce que venait de dire son ancien mentor. Son ton si léger, si neutre, si loin de tout, était toujours difficile à accepter pour Jayce. C'était comme si rien n'était grave. Comme si tout allait bien. 

Mais il y avait un autre Viktor, et Jayce ne pouvait pas arrêter le fil de ses pensées. Ce fil qui se déroulait et qui lui glissait entre les doigts. Ce fil qui faisait naître de multiples questions. À quel point cet autre Viktor était-il semblable à celui qu'il connaissait ? Vivait-il à Piltover ? À Zaun ? Avait-il côtoyé Jayce ? Si celui-ci n'avait pas survécu à cette fameuse nuit, cela signifiait que Viktor ne l'avait pas sauvé. Alors, que s'était-il passé ? Les possibilités étaient infinies...

— Le lien a probablement été brisé en raison de la magie qui se trouve encore en votre ami.

Jayce reprit ses esprits lorsque la voix de Heimerdinger le ramena à la réalité. Son cœur accéléra dans sa poitrine. Il s'était accroché à l'idée que l'Arcane s'était dissoute du corps de Viktor. Il s'y était accroché parce qu'il refusait que Viktor soit considéré comme un danger, qu'il soit envoyé en prison, que le Conseil prenne des mesures drastiques... La magie était interdite dans ce monde. Viktor avait des runes tracées sur la peau. Mais c'était un fragment de leur propre histoire, de leur propre passé. Elles n'étaient rien ici, puisque l'Arcane s'était échappée pour les laisser dans cet univers parallèle... Jayce se mordit la lèvre inférieure. C'était ce qu'il pensait. Ce qu'il prenait comme étant la réalité. Mais s'il restait des étincelles de magie dans les veines de Viktor... Il ne savait pas ce qui pouvait se produire.

Était-il vraiment possible que le fait que Viktor se soit modifié avec l'Hextech représente un problème ?

— C'est pourquoi je dois l'examiner. Pour découvrir si l'Arcane est encore en lui.

Le carnet se referma d'un coup sec, faisant voleter un peu de poussière dans la pièce.

Jayce ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais il renonça presque aussitôt. Il avait envie de savoir, lui aussi. Mais il ne voulait pas solliciter Viktor de cette manière alors qu'il venait d'ouvrir les yeux. Il pouvait rester dans l'ignorance quelques jours de plus – ou peut-être que Jayce n'avait réellement pas envie de se heurter à la douloureuse vérité et à ses conséquences. 

— Est-ce que vous pouvez attendre un peu ? 

— Deux semaines, un mois, trois ans... Le temps n'existe pas pour un Yordle ! répondit-il avec emphase. Revenez me voir lorsque Viktor ira mieux.

Un sourire effleura les lèvres de Jayce. Heimerdinger tourna à peine la tête vers lui, mais Jayce aperçut une étincelle de compassion dans son regard, et ce fut suffisant pour que le poids dans sa poitrine s'allège, le temps d'un instant.

— Merci, professeur.

Heimerdinger agita la main dans l'air, comme pour balayer ces quelques mots, comme pour refermer cette conversation qui devenait inintéressante pour lui. Jayce se retint de lever les yeux au ciel, amusé.

— Je vous conseille de retourner voir votre ami.

Jayce acquiesça distraitement. Ses doigts s'agrippaient déjà au bord de sa chemise pour ne pas trembler. Le visage furieux de Viktor était imprimé sur sa rétine. Sa voix si dure, si froide, résonnait à ses tympans. Et il y avait son expression vide, éteinte, cette lueur qui s'était envolée. Jayce serra les dents. Il voulait le voir, il voulait l'aider, il voulait être là pour lui... Mais il avait peur. Tellement peur.

Il était terrifié à l'idée d'être encore rejeté.

Le scientifique s'effondra sur le tabouret. Heimerdinger, lui, avait oublié qu'il n'était pas seul. Il s'était plongé dans ses réflexions et déambulait çà et là pour prendre différents outils sur les étagères et les poser devant lui, là où deux autres carnets usés lui faisaient face.

Un soupir las échappa à Jayce. Il pesa de tout son poids dans la pièce, plein des pensées qu'il n'arrivait pas à formuler, des émotions qui l'écrasaient. Il tenta de puiser en lui quelques miettes d'une force qu'il était persuadé de ne plus avoir, et petit à petit, il se sentit capable de se redresser, de s'éloigner du tabouret, et d'avancer vers la porte. 

Il était lent, ses mouvements étaient entravés par son cœur, mais la voix de la raison lui soufflait qu'il ne devait pas céder. Alors il l'écouta.

Il devait fermer son esprit à double tour et agir. Tout simplement agir. C'était Viktor. C'était son ami. Il n'avait pas à s'en faire. Ils allaient s'en sortir.

Ensemble.

Chapter 13: Chapitre 12

Chapter Text

🎵 My brain would never let me forget you

It's not like you're lingering

It's more like you're haunting

If there were lacuna

I wonder if I'd delete you

Just because I know you wouldn't need to 🎵

Pope Alexander – Crywank.

La chambre résonnait encore des échos déchirants de la voix de Viktor. Jayce y pénétra tout doucement, comme si le sol était fragile, comme s'il pouvait se briser à tout moment. Son regard fut attiré par Viktor, assis à nouveau dans le lit, le visage baissé, le corps courbé, recroquevillé, à l'image d'un homme qui voulait disparaître, s'effacer du monde – et échapper à la réalité, oui, aussi, peut-être .

Lana était présente à ses côtés. Jayce l'aperçut avec une pointe de soulagement. Viktor avait été entre de bonnes mains, Lana l'avait sûrement aidé à se lever pour retrouver la sécurité des couvertures.

Un clignement de paupières, et Jayce revoyait déjà la silhouette de son ami contre la fenêtre, secouée de tremblements incontrôlables, les lèvres déformées par ses cris de rage.

Jayce secoua la tête, tenta de s'accrocher à ce qu'il avait sous les yeux. Il tenta d'oublier le passé, trop proche mais trop lointain en même temps. Un simple instant figé, douloureux et violent. Un simple instant qui restait gravé en lui malgré tout, alors que ce n'était que Viktor qui lui avait hurlé de partir, qui s'était déchaîné contre lui, qui était épuisé par sa convalescence.

Mais non, ce n'était pas que Viktor.

La porte se referma dans son dos. Le claquement sec brisa le silence et Lana porta son attention sur lui. Un sourire se dessina sur ses lèvres, et elle tapota une dernière fois l'oreiller sur lequel était adossé Viktor avant d'avancer jusqu'à Jayce.

— Votre ami s'est réveillé, lui annonça-t-elle.

Jayce déglutit.

— Oui, merci d'avoir été là.

Lui n'avait pas pu l'être.

Elle plissa délicatement un pli sur sa blouse blanche.

— Ce n'est rien. Je suis ravie pour lui, et pour vous. Son état est stable et mes examens indiquent qu'il est sur la bonne voie et qu'il va aller mieux avec le temps. C'est un bon début.

Nouveau sourire, tel un rayon de soleil dans une journée glaciale. Jayce ne put que lui offrir un rictus maladroit.

— Je lui ai apporté un peu de nourriture et un peu d'eau, aussi. C'est important en premier lieu de se concentrer sur sa santé physique.

Elle pinça les lèvres une seconde.

— Le seul point préoccupant, c'est que j'ai pu observer une douleur assez importante au niveau de sa jambe droite, mais elle ne provient pas d'une blessure. Je ne peux malheureusement rien faire pour le soulager, à part lui fournir des antidouleurs.

— Ah... oui, ce n'est pas grave, ne vous inquiétez pas.

Une boule se logea dans la gorge de Jayce. Il le savait, il l'avait vu, mais entendre les mots de Lana lui rappelait que Viktor avait retrouvé son corps d'être humain. Sa jambe . Elle n'avait plus été un fardeau lorsqu'il avait été le Héraut... Mais Viktor n'était plus cet être tout puissant. Et c'était pour le mieux, Jayce en était persuadé. Alors pourquoi y avait-il cette angoisse qui naissait dans sa poitrine ? Pourquoi son regard ne cessait-il d'être attiré par Viktor, dans ce lit, derrière son interlocutrice, avec cette sensation que les regrets n'allaient jamais pouvoir le lâcher ? Pourquoi regrettait-il ? Il n'avait rien à regretter.

Ses doigts effleurèrent sa propre jambe. Celle qu'il pensait détruite. Celle que la médecine de ce Piltover avait pu guérir. Cette jambe qui lui avait fait comprendre ce que vivait Viktor.

— Monsieur Talis ?

Un soupçon d'inquiétude. Une pointe de compassion. Jayce cligna des yeux et bredouilla une excuse. Ses pensées étaient comme une mare de boue dans laquelle il ne pouvait s'empêcher de s'embourber.

— Oui, pardon, merci pour votre aide.

Lana le jaugea un instant avant de reprendre la parole.

— Prenez soin de lui. Tout va bien se passer, je vous le promets.

Ses cheveux blonds accrochèrent la lumière du soleil. Jayce hocha la tête et la salua d'un signe du menton tandis qu'elle s'éloignait de lui pour rejoindre la porte. Ses prunelles le suivirent presque jusqu'à ce que le battant se referme, et Jayce se sentit étrangement intimidé, comme si elle lisait en lui et qu'elle était capable de déceler tout ce qu'il cachait.

L'absence de l'infirmière laissa sa place au silence. Un silence étouffant qui fit naître une terrible tension dans la pièce. Une tension qui rampait contre les murs, qui s'enroulait autour de la gorge de Jayce telle une liane.

Jayce déglutit. Approcha du lit comme s'il approchait d'un animal apeuré, pour ne pas l'effrayer. Ou d'un animal dangereux , qui pouvait se jeter sur lui à tout moment.

Il secoua la tête pour chasser ces pensées. Non , Viktor n'était pas dangereux, mais Jayce ne voulait pas se heurter de nouveau à la violence de son ton, à ses gestes rageurs. Il pouvait le comprendre. Oui, il le pouvait. Il pouvait essayer , du moins.

Mais il voulait juste retrouver Viktor.

Celui-ci fixait un point invisible sur le mur devant lui. Aussi immobile qu'une statue de pierre. Jayce se laissa tomber dans le fauteuil à ses côtés. Ses muscles se relâchèrent lorsqu'ils rencontrèrent le coussin moelleux.

Son regard à lui s'attarda furtivement sur son ami. Il n'avait pas changé depuis qu'il s'était réveillé, mais Jayce avait besoin de s'imprégner de cette présence qu'il avait tant attendue. Les cheveux longs parsemés de mèches dorées, sa peau pâle, presque translucide, les cicatrices rouges sur ses bras, à vif, comme s'il s'était acharné sur celles-ci.

Peut-être que c'était ce qu'il avait fait. Peut-être que Jayce ne pouvait pas comprendre Viktor, finalement.

Il tenta de plonger ses yeux dans les siens, mais les pupilles ambrées restaient coincées sur l'applique murale face à elles. Jayce ne put qu'observer ses joues creuses, ses cernes, son expression si... vide.

Son torse, lui, était nu, et même s'il avait repris un peu de poids, ses côtes semblaient toujours vouloir percer sa peau.

La couverture remua sur ses genoux. Jayce amorça un mouvement pour se lever, mais l'instant d'après, Viktor s'était replongé dans son immobilité glaçante.

— Euh... Viktor, ça te dérange si je reste là ? demanda Jayce d'une toute petite voix.

Peut-être que c'était ça. Peut-être qu'il n'avait pas la force de l'exprimer mais qu'il ne pouvait pas supporter de le voir là. À quelques centimètres de lui. Jayce pouvait sentir la tension flotter dans la pièce. Comme toutes ces choses qu'ils ne se disaient pas. Comme toutes ces émotions qui les étouffaient. Qui l'étouffaient, lui, Jayce.

— Je ne sais pas.

Un souffle. Quelques mots fragiles. Jayce releva la tête, plein d'espoir, mais il n'y avait que les lèvres de Viktor qui s'étaient mues. Le regard ne flancha pas. Les doigts ne s'accrochèrent pas au drap.

— Je ne sais pas, Jayce.

Sa voix se brisa. Il prit une bouffée d'air, ferma les yeux, mais l'air semblait inexistant, il ne pénétrait pas dans ses poumons, alors sa cage thoracique se souleva brusquement, et Jayce bondit pour poser sa main sur l'épaule de son ami, pour le soutenir, pour lui montrer qu'il était là, même s'il ne le voulait pas, même s'il le rejetait.

Jayce était là. Et il n'allait pas l'abandonner.

— J'étais censé mourir.

La paume de Jayce devint moite. Il tressaillit. Viktor se tourna vers lui et l'ambre de ses prunelles le figea. Un éclat de vie. Intense. Brut. Furieux. Jayce fit un pas en arrière, sa gorge se noua.

— J'étais censé mourir, Jayce.

Ce fut comme si la lumière du soleil s'était dissoute. Comme si le monde avait cessé sa course. Comme si plus rien n'existait. À part lui. À part Viktor. À part ce fragment du passé qui remontait à la surface.

J'étais censé mourir.

Jayce avait déjà entendu cette phrase. Ressenti cette douleur dans sa poitrine. Senti cette fissure se former dans son cœur.

C'était comme si la scène se rejouait sous ses yeux. Viktor, métamorphosé par l'Arcane, enfin libéré de son cocon de magie. Viktor qui l'observait comme s'il le voyait pour la première fois. Jayce, confus mais heureux, qui se jetait dans ses bras, qui retenait ses larmes, qui se laissait envahir par une profonde vague de soulagement.

Et puis, Viktor qui décidait de fuir. Qui articulait des mots tranchants. Le son de son bâton sur le sol. Sa voix si différente. Comme si quelqu'un avait pris sa place.

Et Jayce qui hurlait. Qui essayait de lui faire comprendre qu'il n'avait pas eu le choix.

Et Viktor qui fermait la porte. Qui retournait à Zaun.

Et ce lien qui se déchirait. Cette relation qui se brisait.

Les paupières de Jayce s'affolèrent. Il dut s'accrocher à l'accoudoir de son fauteuil pour ne pas s'écrouler. Les souvenirs étaient si brusques. La souffrance, si réelle.

J'étais censé mourir.

Non, non, pas encore. Il refusait de revivre ça.

— On ne va pas avoir cette conversation à nouveau, Viktor.

Un ton sec. Mais un regard fuyant. Alors que Viktor ne le lâchait pas, lui.

Celui-ci entrouvrit les lèvres mais aucun mot n'en sortit. Toute force sembla le quitter. Il reporta son attention sur le mur. Il n'affronta pas Jayce.

— Je...

Les mots se coincèrent dans la gorge de Jayce. Je suis désolé. Peut-être que c'était ça qu'il voulait dire. Peut-être que c'était ça qui était difficile. Se confronter à ses actes. Se confronter à ce qu'ils avaient vécu. Essayer de réparer. Ou tout recommencer.

Il ne savait pas ce qu'il pouvait faire. Ce qu'il devait faire.

Viktor n'était même pas là. Pas complètement là. Il était... loin. Jayce le voyait. Mais il ne comprenait pas. Il aurait aimé poser des questions, il aurait aimé parler... Mais il était comme bloqué.

Ou peut-être qu'il avait le désir inconscient de tout ignorer. Ignorer la condition physique alarmante de Viktor. Ignorer sa rancœur, la colère qui perçait à travers sa peau, à travers chacun de ses gestes.

— Tu peux t'en aller, Jayce, s'il te plaît ?

Jayce acquiesça par réflexe. Mais ses pieds restèrent ancrés dans le sol. Il ne voulait pas laisser Viktor seul. Parce qu'il voulait l'aider, parce que Viktor avait besoin de lui – ou parce que lui , Jayce, avait besoin de lui. Besoin de Viktor . Égoïstement.

Mais Jayce savait écouter sa raison. Malgré tout. Il se repassait sa conversation avec Heimerdinger. Il ne fuyait pas Viktor. Il restait. Ou il faisait ce que Viktor lui demandait.

Il ne pouvait pas le laisser comme ça. Juste un dernier mot, un dernier geste, puis il allait s'éloigner.

Jayce récupéra le bol de soupe posé sur le plateau repas.

— Il faut que tu manges. Pour aller mieux.

Il se racla la gorge et attendit le consentement de Viktor avant de glisser le bol entre ses mains. Il ne fit qu'un léger mouvement de tête mais ce fut suffisant pour rassurer Jayce.

Peut-être qu'il avait peur, lui aussi. Peut-être que ses émotions prenaient le dessus et qu'il ne savait pas comment les contrôler. Peut-être qu'il était tout simplement aussi perdu que Jayce.

Peut-être.

Viktor saisit le bol et le porta à ses lèvres mais celui-ci faillit lui glisser entre les doigts. Des tremblements le secouèrent, violents, inattendus, incontrôlables. Jayce se pencha pour attraper le bol. Sa peau frôla celle de Viktor, leurs regards se croisèrent. La main de Jayce trouva sa place sur l'épaule de son ami pour tenter de le calmer.

Viktor le repoussa et sortit à moitié du lit. Ses mouvements étaient désordonnés, entravés par le tressaillement de son corps. Il s'agrippa au bord du matelas, la respiration rapide, trop rapide , les paupières closes, comme un homme qui essayait de ne pas sombrer.

Jayce resta immobile. Des gouttes de soupe avaient taché le coton bleu de la couverture. La couverture qui s'était échouée sur le sol. Jayce, lui, était debout, le bol entre les mains, immobile, ébranlé.

Il chercha quelque chose, n'importe quoi – une phrase, un mot d'encouragement, un moyen de lui apporter son aide, mais rien ne venait, il n'y avait que son esprit éteint, comme paralysé par la scène qui se jouait devant ses yeux. Puis, son attention se reporta sur la béquille contre le mur.

Le bol claqua sur la table de chevet, la béquille atterrit entre les doigts de Viktor.

— Hé, hé, Viktor, reste avec moi.

Un murmure. Presque irréel. L'envie de faire plus. La douleur qui lui tordait les entrailles. Viktor releva le menton et le dévisagea. Une larme coula silencieusement sur sa joue, un instant éclairé par les rayons du soleil, à présent haut dans le ciel.

Jayce se retint de l'essuyer. Il se contenta de garder sa main autour de la béquille. Il se contenta de rester face à son ami, accroupi, dans l'attente de quelque chose qu'il ne saisissait pas bien lui-même. Il était tout simplement là. Et il espérait que ce pouvait être suffisant.

-— Tu veux aller prendre une douche ?

Peut-être que l'eau pourrait l'aider à reprendre ses esprits, à aller mieux. À se sentir mieux. Ce n'était pas grand-chose mais ce fut la seule idée qui lui vint. Les jointures de Viktor blanchirent sur le manche de la béquille. Il s'y agrippa comme un homme s'accroche à une bouée. Il amorça un geste pour se relever et Jayce l'accompagna. En silence, tout doucement. La tension s'était envolée. Le souffle de Viktor avait ralenti. Ne subsistait que ce début de paix, ce calme presque fragile qui les enveloppait tous les deux.

Un sourire effleura les lèvres de Jayce. Il guida Viktor jusqu'à la porte de la salle de bain, sa paume dans son dos, le pas lent, suivant son rythme. Puis, il le laissa s'y glisser.

Le battant se referma. Le barrage céda. Les larmes dévalèrent les joues de Jayce en un flot ininterrompu, incontrôlable, brusque.

Jayce prit une profonde inspiration.

Oui, Viktor était là.

Chapter 14: Chapitre 13

Chapter Text

🎵 It's an impossible dream but you realise

You're not waking up

Watch as the silence and protest fails us

Higher than reason

Gravity no longer wins

It's an impossible thought, so you theorise 🎵

Resurrection – Son Lux.

/!\ Avertissement : chapitre sombre en raison des pensées de Viktor et d'une description explicite d'une scène d'automutilation. 

Faites attention à vous, prenez soin de vous. /!\

Pénétrer dans la salle de bain fut comme pénétrer dans un lieu étranger. C'était l'inconnu qui s'agrippait à lui, qui rampait contre sa gorge, qui l'enserrait. C'était cette impression de ne pas être capable d'avancer, d'être immobilisé, l'impression d'étouffer, de perdre pied.

Il reconnaissait l'architecture de Piltover. Son goût pour les dorures, pour le luxe. Les pierres claires. Les matériaux purs. Il aurait presque pu croire qu'il était de retour à Piltover. Dans le Piltover qu'il connaissait.

Dans son monde.

Mais ce n'était pas son monde. Et il n'était même pas certain d'en avoir un, à présent.

La porte claqua derrière Viktor.

Il se tenait dans cette salle de bain, presque effondré contre sa béquille, chancelante sous ses doigts fragiles, paralysé par les émotions qui se déchaînaient en lui.

Ce n'était qu'une salle de bain, mais c'était comme une piqûre de rappel. Un moyen de lui faire comprendre ce qu'il avait essayé d'analyser en fixant le mur devant lui, depuis qu'il avait repris connaissance. Les rouages de son cerveau ne cessaient plus de tourner. Ils s'étaient emballés et Viktor ne pouvait plus les arrêter.

Nouveau monde, nouveau Piltover. C'était différent. L'atmosphère. La tension dans l'air. Comme si tout était plus léger, comme si tout était plus simple.

Et il y avait la lumière qui l'avait aveuglé. L'agitation qu'il avait devinée derrière les vitres. Cette infirmière qui l'avait aidé à se relever. Qui l'avait accompagné dans son lit. Tous ces éléments bien réels. C'était la réalité.

Lui qui tombait. Sa douleur. Ses pensées. Trop vives, trop fugaces, trop destructrices.

Son esprit était en feu mais tout lui échappait. Le chaos le dévorait. Les ombres sévissaient.

Un bourdonnement sourd sous son crâne. Un voile devant ses yeux. L'impression d'avoir la tête sous l'eau, de ne plus savoir comment respirer.

La réalité.

Et Jayce. Jayce et son sourire. Jayce et cette lueur d'espoir dans son regard embué. Ces larmes que Viktor avait vues. Cette inquiétude. Et cette tendresse. Cette affection. Ce refus de lui répondre. De se confronter à lui.

J'étais censé mourir.

Viktor se souvenait parfaitement de cette scène. De cette tragédie qu'ils avaient jouée, de ces rôles dans lesquels ils s'étaient retrouvés. En prononçant ces mots, il avait demandé à revivre la pièce. Il avait mélangé le passé et le présent. Ce jour fatidique où il s'était réveillé. Ce jour où tout avait basculé. Il était censé mourir.

Et là encore, il aurait dû mourir. Parce que l'Arcane aurait dû l'emporter. Parce qu'il avait refusé de continuer à vivre.

Mais il était debout dans cette salle de bain.

Il se souvenait de tout. Et tout paraissait plus clair.

Mais tout paraissait tellement sombre, aussi.

Parce qu'il pensait. Parce qu'il ressentait. Parce qu'il était là. Il était en vie. Et même si les mots tournaient en boucle dans son esprit, même si l'information résonnait, même si les faits étaient bien là, là, présents, devant lui, Viktor ne pouvait se résoudre à accepter cette vérité.

Cette réalité.

Parce qu'il aurait dû mourir. Parce qu'il était prêt. Parce qu'il était prêt à se sacrifier, prêt à rendre son dernier souffle, parce qu'il avait fait trop d'erreurs, parce qu'il avait tout détruit, parce qu'il n'avait pas agi pour le meilleur, parce que le monde s'était écroulé.

Parce qu'il avait pourchassé la grandeur. Parce qu'il avait voulu faire le bien.

Et qu'il avait échoué.

Son souffle se bloqua dans sa gorge. Son cœur s'affola. Oui, ce cœur qui était toujours là malgré tout, qui battait toujours plus fort, qui pulsait ; il était là. Et ses doigts tremblèrent sur le manche de sa béquille. Et ses paupières se fermèrent. Et le tourbillon dans sa tête gronda.

Viktor se propulsa vers l'avant et se rattrapa à l'évier. Il s'appuya sur ses deux mains, tenta de prendre une profonde inspiration, chassa les larmes qui lui brouillaient la vue.

Il ne voulait pas pleurer. Avait-il pleuré ? Il ne voulait pas pleurer. Non, Jayce ne l'avait pas vu pleurer. Est-ce qu'il avait pleuré ?

Ses cheveux retombaient de chaque côté de son visage. Ils dissimulaient la pièce, ils dissimulaient le monde. Viktor aurait aimé pouvoir s'y réfugier. Se cacher derrière pour l'éternité. Le regard rivé sur le fond du lavabo. Sur sa blancheur presque aveuglante.

Un hoquet le secoua. Il serra les doigts sur le meuble. Une perle salée s'écrasa dans la vasque. Puis une deuxième. Puis une troisième.

Viktor n'explosa pas en sanglots.

Les larmes glissèrent sur ses joues en silence, son souffle se coinça dans sa gorge, sa peau fut parcourue de frissons. La tornade menaçait de l'emporter mais il tenait bon. Il était là. Dans un autre monde. Avec Jayce.

Il n'était pas mort.

Pourquoi était-ce si difficile à accepter ? Viktor croyait aux faits. Il croyait en ce qu'il voyait. Il était un scientifique. Il avait été un scientifique.

Qui était-il à présent ?

Viktor releva la tête avec lenteur. Son corps se calma. Ses pieds s'ancrèrent dans le sol. Son regard rencontra le miroir.

Les phalanges de Viktor blanchirent sur l'évier.

Il ne savait pas à quand remontait la dernière fois où il avait fait face à son reflet. Mais il savait que celui du passé n'était en rien semblable à celui auquel il se heurtait à présent.

Ce n'était pas lui. Ce n'était... plus lui.

Les cheveux sales, châtains et dorés, pendaient comme de longues lianes malmenées, tordues. Sa peau était pâle. Plus pâle qu'auparavant. Ses joues étaient creuses ; son nez, un peu tordu, comme s'il avait reçu un coup et qu'il ne s'était jamais complètement remis. Ses cernes, presque noires. Ses lèvres, abîmées, gercées.

Et son torse.

Son torse livide. Sa maigreur. Ses os qui saillaient sous sa peau. Ce n'était plus le corps d'un être tout puissant. Ce n'était plus le corps d'un être astral. Ce n'était même plus le corps d'un scientifique plein d'ambition.

C'était le corps d'un homme qui avait chuté. Le corps d'un homme qui n'était plus un homme.

C'était le corps d'un monstre.

De celui qui avait été le Héraut.

Une énième larme coula sur la joue de Viktor. Elle traça un sillon clair, avant de retomber en un bruit sec dans la vasque. Mais Viktor ne l'entendit pas. Il n'entendait plus rien. Ses prunelles ambrées se plantèrent dans celles de son reflet.

Mais elles n'étaient plus ambrées. Elles n'étaient plus complètement comme avant. Il y avait d'autres couleurs, d'autres teintes, fragiles, timides, différentes. Comme des résidus de magie. Comme des résidus de l'Arcane. Comme si celle-ci était toujours là, incrustée en lui. Comme si elle ne pouvait pas le laisser.

Comme s'il n'était pas libéré, au final.

Viktor ferma les paupières, et l'instant d'après, quand il les rouvrit, le reflet changea, se métamorphosa, disparut dans un éclair de lumière. Viktor s'effaça et une autre silhouette prit sa place. Une autre silhouette plus grande, plus imposante, qui le fit frissonner, avant de s'extirper de ce voile brumeux qui l'empêchait de la distinguer. Ses cils s'agitèrent, et le reflet devint moins vague, ses contours se précisèrent, et un homme apparut.

Mais ce n'était pas un homme.

C'était une créature inhumaine. Un être surpuissant. Invulnérable. Un être divin. C'était Viktor, dans cet autre corps, derrière ce masque, les doigts serrés sur ce bâton. C'était le Héraut.

C'était Viktor.

Il y eut une explosion. Un fracas si bruyant qu'il fit presque trembler les murs. Un cri mourut dans la gorge de Viktor. Il papillonna des paupières. Reprit ses esprits. Les bouts de verre étaient répandus sur le sol. Ses mains étaient scellées autour de la béquille. Cette béquille dont l'extrémité était enfoncée dans le miroir.

Dans ce qu'il restait du miroir.

Viktor lâcha tout. Il s'écroula. Dans les débris de verre. Dans les éclats de son cœur. La poitrine en feu. La respiration erratique. La douleurLa souffrance. Le crissement du verre sous lui.

Le verre sur le carrelage.

Une gigantesque fissure traversait le miroir. Le miroir en morceaux. Les morceaux dans l'évier. Partout dans la salle de bain.

Les doigts de Viktor se refermèrent sur ce qu'ils purent trouver, sur ce qui était à leur portée. Le verre lui déchira la peau. Il releva les mains, comme s'il avait été brûlé. Il contempla les ravages autour de lui. Des gouttes de sang perlaient déjà sur sa paume.

Viktor tourna et retourna la tête. Il observa le désastre. Il entendit enfin l'explosion du miroir contre sa béquille. Il se revit se déchaîner contre ce reflet. Ce reflet monstrueux.

Le Héraut.

Le reflet de ce qu'il avait été.

Un coup sourd le sortit de ses pensées. Viktor releva la tête. Quelqu'un tambourinait à la porte.

Non, pas quelqu'un. Jayce.

— Viktor ! Viktor, ça va ?

Viktor fixa le battant d'un air absent. Le poing de Jayce cogna. Puis, il s'arrêta. Pendant une seconde. Ou une éternité. Viktor ouvrit la bouche mais aucun mot ne sortit. Jayce continuait de crier de l'autre côté. Ou peut-être qu'il ne criait pas. Peut-être que c'était juste Viktor. Juste lui qui grimaçait parce que le bruit l'agressait, parce que c'était trop fort, alors que ça ne l'était pas, alors que c'était tout simplement Jayce qui avait été alerté par le fracas assourdissant, qui était dévoré par l'inquiétude, qui voulait l'aider.

— Viktor, est-ce que ça va ?

Viktor hocha la tête, mais Jayce ne pouvait pas le voir. Il remua légèrement sur le sol, au milieu des éclats de verre. Et c'était comme si chaque éclat s'enfonçait dans son cœur.

— Je vais... bien..., réussit-il à articuler.

L'effort lui donna presque la nausée. Il ferma les paupières une nouvelle fois, persuadé que Jayce ne l'avait même pas entendu, parce qu'il parlait trop bas, parce que sa voix était trop faible, parce qu'elle menaçait de se briser à chaque parole prononcée.

Mais Jayce répondit, derrière la porte. De son timbre chaud et réconfortant.

— Tu es sûr ? Je... Je suis là, si tu as besoin.

C'était une drôle de situation, de communiquer avec une porte. Avec ce morceau de bois richement décoré, dont les dorures aux formes de fleurs se croisaient en une fresque envoûtante. Viktor aurait presque pu éclater de rire. Pas d'un rire joyeux, pas d'un rire lumineux. 

Non.

D'un rire rauque, cassé, déchiré par la douleur et le chaos qui ravageaient son esprit.

D'un rire tremblant, pathétique. Parce qu'il était pathétique, là, assis dans cette salle de bain, écroulé parmi les débris de verre, le miroir détruit au-dessus de lui, comme s'il le jugeait, comme s'il cherchait à lui rappeler qu'il n'était plus rien, qu'il n'était qu'un être insignifiant, qui avait tellement échoué qu'il lui était impossible à présent de remonter, de réparer ses erreurs.

Le regard de Viktor s'échoua sur un éclat de miroir, à ses côtés. Il se vit. Son reflet. La moitié de son visage émacié. Une partie de son œil, rempli par cette étincelle éteinte, cette étincelle de vide.

Son propre visage. Fissuré dans ce reflet, dans ce morceau de verre fêlé. 

— Viktor ?

Viktor reporta son attention sur la porte.

— Tout va... bien. J'ai juste... cassé... quelque chose.

Viktor déglutit. Son intonation était maladroite. Il ne força même pas. Peut-être aurait-il aimé que Jayce ne l'entende pas. Peut-être aurait-il aimé qu'il s'éloigne et qu'il le laisse là, face à face avec son passé, avec ses erreurs, avec lui-même.

— C'est pas grave, Viktor. Ça arrive. Et si c'est cassé, ça peut être réparé. 

Une larme.

Un frisson.

Viktor retomba sur son reflet dans le bout de miroir.

Traversé de fêlures.

Irréparable.

Sa main se referma sur le débris. Le verre s'enfonça dans sa peau. Viktor serra. Il serra les doigts. Il sentit le bord tranchant dans sa paume. Il sentit l'entaille se former. Sa tête bascula en arrière, les larmes explosèrent et dévalèrent ses joues, son corps fut secoué de tremblements. Il s'accrocha à ce morceau de verre comme s'il n'y avait plus que ça, parce qu'il se noyait dans sa solitude, parce qu'il n'y avait rien de réel dans cette salle de bain trop parfaite. Parce que Jayce était encore et toujours là alors qu'il aurait dû fuir, le haïr, et non pas atterrir dans ce monde avec lui.

Avec lui.

La douleur ne le déchira même pas. Il relâcha la pointe de verre sans ressentir un seul pincement. L'objet glissa entre ses doigts et retomba délicatement parmi les autres fragments de miroir. Il ne pouvait plus voir son reflet. Le sang recouvrait son reflet. Le sang coulait de sa plaie.

Il y avait une entaille à travers sa paume. Mais Viktor ne ressentait plus rien. Les pensées dans son esprit s'étaient envolées. La tornade avait été soufflée. Elle s'était effacée, poussée par autre chose, emportée loin, très loin. Les poumons de Viktor se remplirent d'air. Ils se gonflèrent avec lenteur, tranquillement, tandis que son regard ne pouvait se détacher de la ligne écarlate qui s'étendait à travers les lignes de sa main. Le rouge était plus éclatant encore sur sa peau pâle.

Puis, un picotement. Un simple picotement qui n'attendit qu'une seconde ou une éternité avant de muter. De muter en éclair qui explosa dans son bras. En une douleur sourde, brusque, violente, terrible, qui traversa chacun de ses muscles, qui le brûla tout entier.

Viktor hoqueta. Il étouffa un cri. Un gémissement. De peur, de souffrance, de peine, de désespoir – il ne savait même plus. Sa raison ne lui répondait plus. Il n'était même pas capable de juger de la gravité de sa blessure. Ce n'était pas une blessure. C'était un feu, c'était un martèlement dans son crâne. C'était peut-être profond, trop profond. Non, ce n'était qu'une entaille.

C'était du verre brisé.

C'était lui qui était brisé.

La porte s'ouvrit avec fracas. Jayce surgit comme une flèche. Il s'accroupit, se jeta aux pieds de Viktor, dans les morceaux de verre, et les mots se ruèrent au bord de ses lèvres, et ses mains s'accrochèrent à ses épaules, mais Viktor n'entendait plus rien, et sa vision brouillée ne lui offrait qu'un vague aperçu de la scène qui se jouait devant lui. Ce n'était plus lui, dans ce corps. Lui, il flottait. Et Jayce s'agitait, se précipitait sur les tiroirs, les faisait claquer. Et Jayce parlait, il cherchait, il s'agenouilla à nouveau.

Le verre crissa sous ses pieds. Viktor eut envie de fermer les paupières, parce qu'il était soudainement trop fatigué, alors il laissa ses épaules s'affaisser une seconde, mais Jayce le redressa. Mais Jayce versa un liquide sur sa main. Mais Jayce tamponna la blessure avec une compresse.

Ce n'était pas la réalité.

Ce ne pouvait pas être la réalité.

Tout était voilé, comme s'il était plongé dans un rêve, comme si le monde n'avait finalement jamais existé, comme si tout n'était qu'illusion.

La sensation du liquide sur sa peau le réveilla. Le coton imbibé de sang aussi. Il comprit que Jayce désinfectait la plaie. Il comprit que Jayce marmonnait. Il comprit que ce qui brillait sur sa peau devait être des larmes.

Peut-être qu'il pleurait, lui aussi.

Il avait tellement mal.

Il se détestait tellement.

Il n'avait rien à faire là.

Il était censé mourir.

Pourquoi n'était-il pas mort ?

La douleur s'estompa. Étouffée par le produit. Par la douceur du bandage que Jayce enroulait autour de la plaie. 

Viktor remonta à la surface. 

— Viktor... Oh, Viktor, que s'est-il passé ? Viktor... Viktor...

Jayce le touchait. Partout. Il caressait ses épaules. Ses bras. Sa peau. Il serra ses doigts avec prudence. Il prit son visage en coupe. Mais son regard était fuyant. Il n'osait pas se heurter au sien. Peut-être parce qu'il avait changé. Jayce voyait-il en Viktor ce que lui avait vu dans son reflet ? Ou était-il différent pour Jayce ? Que voyait Jayce en tenant ce pantin désarticulé dans ses bras ? Voyait-il la machine brisée ?

Impossible à réparer.

— Viktor, je n'aurais pas dû te laisser seul... Je suis...

La fin de sa phrase se mêla à ses larmes et aux sanglots qui naquirent dans sa gorge. Jayce le serra dans ses bras et enfouit son menton dans le creux de son cou. Il serra ce corps si faible, si fragile. Il ne s'enfuit pas. Il resta. Viktor était immobile. Il n'aimait pas le contact physique. Il n'aimait pas être sujet à la pitié ou à l'inquiétude. Mais depuis qu'il s'était réveillé, Jayce l'avait enlacé à plusieurs reprises – ou peut-être n'avait-il que posé sa main sur son épaule ? – et la sensation avait été plaisante. Même lorsqu'il ne ressentait plus rien. Même lorsqu'il était complètement vide. 

Viktor se risqua à poser sa tête sur l'épaule de Jayce, à son tour. Il se laissa glisser dans cette étreinte rassurante. Parce que oui, c'était réel. Ça, c'était réel.

Jayce hoquetait contre lui. Viktor restait silencieux. La gorge entravée par tout ce qu'il n'était pas capable de nommer. Mais la vague était passée, le chaos avait été apaisé. Comme si une partie de tout ce qu'il avait en lui s'était échappée par cette plaie emmitouflée dans son épais bandage. Ce n'était qu'une petite blessure.

Viktor ferma les yeux. Ses bras reposaient de chaque côté de son corps. Il n'avait pas la force de les lever pour les mettre autour de Jayce. Il n'avait pas la force de lutter contre cette profonde lassitude qui pesait sur chacun de ses muscles.

Mais peut-être qu'il n'en avait pas besoin. Peut-être qu'être là, tout simplement là, tout près de Jayce, était suffisant.

Peut-être que si Jayce était là, lui, c'était parce qu'il avait une raison de l'être.

Alors Viktor laissa sa respiration se caler sur celle de son ami. Il laissa son corps s'alléger, trouver du réconfort dans cette étreinte. Si douce. Inattendue, aussi.

Mais bien réelle.

Et ils étaient là, tous les deux.

Dans cette nouvelle réalité.

Chapter 15: Chapitre 14

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

🎵 But I, just want to feel you're there

And I don't want to have to share our love

I try but I get overwhelmed

When you're gone, I have no one to tell 🎵

Cellophane – FKA twigs.

Les morceaux de verre crissaient sur le sol. Ils se laissaient emporter par les poils du balai, ils se rassemblaient, menés par les mains de Jayce serrées autour du manche de l'outil.

Jayce tentait de se concentrer sur ces éclats de miroir, sur le son qu'ils faisaient, mais ses pensées ne cessaient de dériver. Viktor était allé trouver refuge sur son lit. Lui avait pris l'initiative de nettoyer les vestiges de cette explosion qu'il ne saisissait pas totalement. Une explosion d'émotions, une explosion si intense que Viktor n'avait pas eu d'autre choix que de fissurer le miroir qui lui faisait face.

Jayce n'avait entendu qu'un fracas assourdissant. Il n'avait pas été là.

Et Viktor avait la main en sang. Et Viktor s'était coupé. Et Viktor semblait démuni, tellement démuni, tellement fragile, comme en plein combat contre lui-même.

Jayce chassa les larmes qui avait perlé au bout de ses cils. Il ravala sa salive, renforça sa poigne sur le balai. Il fallait enlever les fragments de verre. Il fallait les jeter. Il fallait effacer le chaos dans la pièce.

Alors Jayce balaya. Il ne jeta pas de regard au miroir fêlé, il ne pensa pas à ce qui avait pu se passer, il refusa d'imaginer ce que pouvait traverser Viktor.

Il balaya. Il récupéra les débris, les glissa dans la poubelle. Puis, il referma la porte. Tout doucement. Comme pour empêcher l'orage d'éclater de nouveau, comme pour faire taire cette salle de bain qui semblait encore résonner de l'écho des gémissements de Viktor, des murmures précipités de Jayce, du silence de leur étreinte.

La chaleur de Viktor lui manquait déjà.

Courbé sur son matelas, les jambes en dehors du lit, celui-ci était, comme à son habitude, assis, immobile, le visage cette fois-ci tourné vers la porte de la salle d'eau. Peut-être attendait-il que Jayce revienne. Peut-être avait-il quelque chose à lui dire, peut-être allait-il parler, laisser ses émotions s'exprimer.

Leurs regards se croisèrent. Mais le feu dans celui de Jayce ne fit que se heurter à la glace dans celui de Viktor.

Son cœur sembla se figer dans sa poitrine. Il se racla la gorge, baissa la tête, et avança, d'un pas presque maladroit, pour ensuite s'installer au côté de son ami. Le matelas s'affaissa. Jayce remua pour trouver une position confortable, pourtant, il resta au bord. S'il devait se lever, ce serait plus facile et plus rapide.

Viktor pouvait s'opposer à sa présence.

C'était une pensée qui était ancrée en lui. Malgré leur étreinte, malgré les quelques mots qu'ils avaient échangés.  Parce que la vision de Viktor qui lui hurlait de s'en aller ne le quittait pas. Alors il se préparait à toutes les éventualités. Il se contenait, pour ne pas brusquer Viktor, parce qu'il ne voulait pas le blesser, parce qu'au fond, il ne voulait pas être rejeté à nouveau.

Mais en vérité, il souhaitait plus que tout parler. Mettre les choses au clair, laisser les mots s'extirper de sa gorge et avoir une conversation avec son ami. Parce que tout était allé très vite, trop vite, et qu'il savait qu'ils avaient tous les deux besoin de dire ce qu'ils avaient sur le cœur.

Le passé flottait entre eux. Les souvenirs. Tout ce qu'ils avaient traversé. C'était là, insaisissable, invisible, mais c'était bien là.

Jayce était persuadé que Viktor le ressentait aussi.

Le silence s'étira. Aucun son extérieur ne vint le troubler, à l'exception de leurs souffles discrets. La seule preuve qu'ils étaient tous les deux dans la pièce, bien vivants et bien réels, malgré toutes ces épreuves et toutes ces semaines mouvementées.

Jayce posait son regard partout sans parvenir à trouver de point d'accroche. Sa jambe tressautait. Le sentiment de malaise lui collait à la peau, collait à ses vêtements, comme une pellicule de sueur qu'il ne pouvait pas effacer.

Tic tac, tic tac.

Il n'entendait pas l'horloge mais c'était tout comme. Le temps filait et aucun n'esquissait un geste.

Jayce ne supportait pas cette immobilité, ce silence pesant. Il ne pouvait pas supporter cette tension plus longtemps. Il fallait qu'il parle. Il fallait qu'il cesse de réfléchir et de fuir la confrontation.

— Comment tu te sens, Viktor ?

Jayce étouffa un juron. Quelle question stupide... Il secoua la tête, se racla la gorge et chercha ses mots. Son ami n'avait pas réagi, évidemment. Jayce savait comment Viktor se sentait – ou en tout cas, il pouvait l'imaginer. Il devait trouver un autre sujet.

— Ne t'inquiète pas pour le miroir, ça arrive, tu sais, ce n'est pas grave, tenta-t-il.

Ses paroles lui laissèrent un goût amer dans la bouche. Ça arrive. Non, ça n'arrivait pas comme ça. Il ne comprenait pas ce qui avait pu pousser Viktor à s'emporter de cette manière, à détruire ce qu'il y avait autour de lui... Il n'avait aucune idée de ce qu'il s'était passé en lui. 

Peut-être qu'il ne pouvait pas imaginer, en réalité.

Le regard de Jayce glissa sur la main bandée de son ami et l'évidence le prit à la gorge : il ne connaissait plus ce Viktor.

Il semblait si loin, drapé dans sa souffrance, cette douleur silencieuse qui se lisait dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses cicatrices, et dans ses yeux presque éteints.

Peut-être que Jayce avait perdu Viktor. 

Mais il refusait de s'avouer vaincu. Jayce avait décidé de se battre dès l'instant où il s'était réveillé dans ce monde étranger, et même si le lien s'était distendu, trop étiré, de façon à ce qu'une simple conversation lui paraissait être une épreuve insurmontable, il croyait en la possibilité de tout réparer, d'arranger les choses. Reconstruire pas à pas. Essayer de comprendre.

La jambe de Jayce tressautait toujours. Son esprit dérivait. Il fallait qu'il parle.

— Euh, Viktor, je...

— Parle-moi de ce monde.

Jayce écarquilla les yeux devant la demande inattendue. Un sourire vint presque se loger sur ses lèvres à l'entente de la voix de Viktor. Elle était froide, calme, distante, même, mais elle était là, et c'était ce qui importait.

— Oui, oui, d'accord, je peux faire ça.

Il toussota pour reprendre ses esprits. C'étaient les faits, c'était concret ; Jayce retrouvait là ce Viktor pragmatique avec lequel il avait travaillé pendant toutes ces années. Il ne pouvait pas avancer s'il ne s'appuyait pas sur l'expérience, sur ce qu'il pouvait observer.

— Donc... Nous sommes à Piltover, dans un autre Piltover, une cité qui ressemble à s'y méprendre à la nôtre mais qui est caractérisée par de petites différences... Pour l'instant, ce que j'ai pu observer, c'est le Conseil. Il y a Heimerdinger, Torman, Irius, Shoola, Mel...

Sa voix vacilla lorsqu'il prononça le nom de Mel. Une vague de chaleur lui brûla le torse, avant de se dissiper.

— Il y a même Salo, tu sais.

Un rire se fraya un chemin dans sa gorge, mais il l'étouffa à moitié devant l'expression fermée de Viktor. Tous deux se retrouvaient pourtant dans le peu d'affection qu'ils portaient pour l'homme aux cheveux blonds et ses remarques acerbes. Jayce se demanda à nouveau si Viktor avait réellement disparu dans ce corps si fragile. Puis vint le souvenir de Salo évolué, surhumain, qu'il avait écrasé, littéralement. Une nausée soudaine envahit Jayce, et sa main s'échoua sur son genou pour faire cesser le tremblement de celui-ci. 

— Et pour finir, il n'y a pas Cassandra, mais Caitlyn, sa fille. Elle a pris sa place.

Poursuivre la discussion, continuer de parler malgré tout.

Chasser les souvenirs et le vertige.

— Je sais qui est Caitlyn, Jayce.

À chaque fois que Viktor prononçait son prénom, c'était comme recevoir un coup de poignard dans l'estomac. Il n'y avait plus d'évidence entre eux, il n'y avait plus qu'un mur infranchissable.

Jayce ne put que battre des paupières, interdit. Oui, bien sûr qu'il le savait. Mais Jayce n'était plus sûr de rien. 

— Euh, oui... Bref, à part ça, la cité reste la même, ajouta-t-il tout en se raclant la gorge, gêné.

Il y eut un hochement de tête du côté de Viktor. Le signe qu'il écoutait, qu'il enregistrait les informations. Qu'il essayait d'accepter, aussi, peut-être, leur nouvelle situation.

— Pour ce qui est de Zaun, c'est différent. La ville est en paix. Elle est semblable à Piltover. C'est comme s'il n'y avait plus de Haute-Ville et de Basse-Ville.

Jayce marqua une pause. Son regard dériva vers la grande fenêtre. Lana avait ouvert les rideaux pour laisser entrer la lumière. Jayce était incapable de se situer dans la journée ; matinée ou après-midi, ce n'était même plus important. La journée défilait sous ses yeux, presque irréelle, trop remplie et si déroutante.

D'abord Mel, puis Viktor, puis Heimerdinger, et Viktor à nouveau.

C'était Viktor qui importait.

Jayce se racla la gorge.

— Voilà... j'ai fait le tour. 

Viktor acquiesça à nouveau, silencieux. Jayce détestait le silence. Il détestait ce silence. Ce n'était pas un silence réconfortant et paisible, c'était le silence de ceux qui n'avaient plus rien à dire, de ceux qui prenaient la décision de ne rien dire, parce qu'ils ne voulaient pas parler. Viktor ne voulait pas lui parler. Le silence était comme un gouffre dans lequel il tombait.

Un silence bruyant, qui prenait toute la place. Un silence fort, trop fort.

Peut-être qu'il avait oublié de mentionner des détails. Peut-être qu'il devrait expliquer que le Conseil l'avait convoqué, que le Jayce de ce monde était mort, qu'il y avait un autre Viktor, qu'il y avait tellement de questions sans réponse... Mais tout semblait futile. Ce n'était pas de ça que Jayce voulait parler.

C'était d'eux, c'était de leur relation qui lui échappait. De ce silence. De cette douleur. De ces non-dits. Il voulait s'excuser. Se confronter à la situation. Mais c'était comme si les mots étaient bloqués et qu'ils ne pouvaient pas sortir.

Il y avait ce nœud qui encombrait sa gorge, ce nœud qu'il était incapable de défaire.

Jayce allait exploser.

— Bon, Viktor, je sais que...

La porte claqua, Jayce sursauta, et son courage s'évanouit. Caitlyn se trouvait dans l'embrasure, l'ombre d'un sourire sur les lèvres lorsqu'elle posa les yeux sur Viktor. Elle échangea un regard avec Jayce. Celui-ci lui répondit d'un léger signe de tête, avant de s'éloigner du lit pour s'approcher d'elle.

La phrase qu'il aurait aimé prononcer s'emmêla dans sa bouche. Il la repoussa dans un coin de son esprit et tenta d'oublier Viktor un instant. Son instinct le guidait vers son amie, même si elle l'avait interrompu. Peut-être que c'était ce qu'il voulait au fond, peut-être qu'il était encore trop lâche.

— J'ai parlé avec Heimerdinger. Il m'a mise au courant, commença-t-elle.

Jayce se tourna vers son ami qui ne semblait pas avoir remarqué la présence de la Conseillère.

— Oui... Voilà, c'est Viktor.

Caitlyn leva les yeux au ciel.

— Je sais que c'est Viktor.

Son ton sec fit naître un rire étranglé dans la gorge de Jayce.

— Euh, oui, bien sûr...

Il était doué pour énoncer des banalités, apparemment... Jayce associa ses agissements à la fatigue, et la gêne qu'il commençait à ressentir s'évapora. Il se moquait même de ce que Caitlyn pouvait penser. Lui qui avait pourtant toujours fait attention à son comportement et son apparence, notamment lorsqu'il était devenu Conseiller...

— Heimerdinger veut vous voir tous les deux.

Jayce battit des paupières.

— Quoi ? Maintenant ? Mais Heimerdinger a accepté d'attendre...

Les sourcils de Caitlyn se froncèrent.

— Oui, je sais, mais il a changé d'avis. Nous avons évoqué la situation ensemble et nous avons convenu qu'il serait mieux qu'il examine votre ami maintenant. Attendre est inutile.

Jayce ne releva pas. Les bras ballants, il se contenta d'accepter la décision. Elle ne le surprenait même pas – Heimerdinger était imprévisible – mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser à Viktor. Allait-il être capable de marcher jusqu'au laboratoire ? Allait-il accepter de revoir le doyen, d'être examiné ?

Plongé dans ses réflexions, Jayce ne vit même pas Caitlyn se déplacer. Elle s'accroupit auprès de Viktor.

— Viktor, je suis la Conseillère Caitlyn Kiramman. Je vais vous demander de venir avec moi.

Viktor releva les yeux vers elle, lentement. Il la jaugea des pieds à la tête, de son carré trop strict à ses bottes aussi noires que la nuit, et prit appui sur le matelas pour se relever.

Mais sans sa béquille, il chancela et retomba sur le lit. Il ne fallut qu'une seconde à Jayce pour se jeter sur l'objet et le tendre à son ami.

Leurs doigts se frôlèrent, et Viktor se cramponna au manche pour pouvoir se lever. Déjà, Caitlyn repartait de son pas militaire, vers la porte, puis dans le couloir, sans laisser le temps aux deux hommes de la suivre.

— Dépêchez-vous, lança-t-elle, autoritaire, hors de vue.

Jayce retint un sourire devant la rudesse de son amie et échangea un regard avec Viktor, mais celui-ci n'avait même pas daigné lui accorder un soupçon d'attention. Il s'élança devant Jayce, encore fragile sur des jambes, mais déterminé.

Jayce retint un soupir et saisit une chemise échouée sur l'accoudoir d'un fauteuil pour la proposer à Viktor avant qu'il ne s'extirpe de la chambre, lui aussi.

Viktor s'immobilisa. Son regard glissa entre le visage de Jayce et le vêtement qu'il tenait entre les doigts. Il sembla prendre conscience du fait qu'il était encore torse nu. Il baissa la tête, agrippa la chemise, et tenta de l'enfiler maladroitement, entravé par la fatigue dans ses muscles et la béquille sur laquelle il devait s'appuyer.

La main de Jayce s'immisça dans le dos de Viktor pour l'aider à ne pas vaciller. Son autre main vint trouver la chemise. Il n'y eut aucune résistance. En un clin d'œil, dans le ballet silencieux de leurs gestes timides et doux à la fois, le vêtement enveloppa le corps de Viktor.

Les pans de la chemise effleurèrent ses hanches. Le torse de Viktor se devinait encore derrière l'étoffe. D'un mouvement habile, Jayce entreprit de nouer les boutons, puis il recula, mit fin au contact entre leurs peaux, et invita Viktor à mener la marche.

L'expression de Viktor s'était adoucie. Ses joues avaient presque rougi. Jayce refusa de trop s'y accrocher, mais il lui sembla qu'un sourire s'était dessiné sur ses lèvres.

Tremblant, fragile, mais visible pour celui qui désirait le voir.

Les rayons du soleil caressaient les cheveux de Viktor. Les reflets blonds dansaient entre les mèches plus foncées. Dans cette chemise et son pantalon de toile, même s'il était un peu voûté, même si son visage était encore creusé par la fatigue, même si Jayce percevait la souffrance nichée dans chacun de ses os, il devait avouer qu'il le trouvait magnifique.

Il était vivant.

Viktor fit un pas en avant, et la magie se brisa. Mais, avant de passer l'embrasure, le scientifique fit volte-face, plongea ses prunelles si particulières dans celles de Jayce et murmura :

— Merci, Jayce.

Le son de sa béquille résonna dans le couloir, de longues minutes, le temps que Jayce reprenne ses esprits et se souvienne qu'il devait le suivre.

La voix de Viktor resta gravée en lui tandis qu'il refermait la porte et s'élançait à sa suite, le cœur regonflé par cet instant qu'ils venaient de partager.

Notes:

Hello ! Ça faisait longtemps !

Me revoilà enfin avec un nouveau chapitre ! Je m'excuse pour l'attente, normalement, j'arrive à poster au moins un chapitre par semaine, mais le mois de juillet a été bien rempli...

Bref, c'est un chapitre un peu calme que je vous propose aujourd'hui, mais j'ai déjà le suivant en tête et il sera un peu plus mouvementé ! J'ai hâte de l'écrire car on retrouve Heimerdinger et que la discussion risque d'être intéressante !! On se demande ce qu'il va découvrir...

Merci à tous ceux qui me lisent ! <3

Chapter 16: Chapitre 15

Chapter Text

🎵 The simplicity, nervous energy

How am I supposed to live

Stand tall and walk around

With weak legs trying not to bow too far 🎵

Cut Me Under – Royal Coda.

— Messieurs !

Heimerdinger les accueillit à bras ouverts dans la lumière grise du laboratoire.

Caitlyn les avait laissés entrer avant elle, avant de refermer la lourde porte. Viktor fut le premier à capturer l'attention du doyen. Le regard perçant de celui-ci le détailla avec minutie, pendant de longues minutes, comme s'il analysait un problème complexe à résoudre.

Viktor resta impassible. Courbé sur sa béquille, son corps endolori l'empêchant de réellement se concentrer sur quoi que ce soit, il n'éprouvait pas une once d'émotion devant ce visage familier.

Jayce, lui, se sentait presque de trop, mal à l'aise dans sa propre peau. Mettre les pieds dans le laboratoire était toujours une épreuve difficile.

Surtout que là, il y avait Viktor.

Et au fond, ce que Jayce redoutait, c'était qu'il ne soit pas complètement libéré de l'Arcane. C'était le but de cette entrevue. C'était l'inquiétude qui grimpait à l'intérieur de son cœur.

— Vous êtes... différent.

La voix du Yordle claqua. Jayce tourna la tête vers Viktor, intrigué.

— Comment ça ? demanda Viktor avec froideur.

Il avait haussé un sourcil. S'était légèrement redressé. Sa curiosité avait été éveillée.

— Oh, Jayce ne vous a rien dit ?

Le concerné se frotta nerveusement la nuque. Viktor ne daigna pas lui adresser un regard.

— Euh, c'est que... Je n'ai pas...

Ses bafouillements furent balayés par un geste de Heimerdinger. Jayce se tut comme un enfant pris en faute.

— Il y a un autre Viktor dans ce monde. Celui qui appartient à ce monde.

Viktor acquiesça lentement. Jayce aurait tout donné pour savoir à quoi il pensait. Aimerait-il le rencontrer aussi ? Était-ce une bonne idée ?

— Et vous ne vous ressemblez pas beaucoup, c'est amusant, ajouta Heimerdinger.

Un ricanement étranglé échappa à Viktor. Jayce dut retenir les questions qui lui brûlèrent la langue. Qui était cet autre Viktor ? Était-il proche de Heimerdinger ? Où était-il ?

Avait-il connu Jayce ?

Et pourquoi Jayce avait-il envie de le rencontrer ?

Viktor ne releva pas les remarques du professeur. Il se contenta d'attendre. Il y avait quelque chose de familier dans cette patience, ce dos courbé, et cette expression sérieuse. Jayce put presque reconnaître le Viktor qu'il avait toujours connu, le temps d'un instant, avant que Heimerdinger l'invite à se déplacer pour qu'il puisse l'examiner.

— Asseyez-vous là-bas, mon garçon.

La béquille frappa le sol. Jayce prit sur lui pour rester immobile. Pour ne pas l'aider. Il luttait contre son propre instinct. 

Derrière lui, Caitlyn restait spectatrice, comme une statue dont la présence pesait de tout son poids dans la pièce. Jayce avait conscience de son regard sur son ami. Il ne put s'empêcher de se demander ce qu'elle pensait, elle aussi. La tension vibrait, discrète, mais lourde, et Jayce la ressentait dans chacun de ses os. 

Les pas du Yordle sur le sol. La respiration calme de Viktor. Les instruments étalés dans le laboratoire. Les croquis, les recherches griffonnées sur le papier froissé. Tout semblait figé. Comme si le monde lui-même savait l'importance de ce qui allait se jouer dans cette pièce.

— Je dois vérifier si l'Arcane a laissé des traces chez vous.

La voix du professeur était assurée, portée par les faits. Jayce avait l'impression qu'il allait se liquéfier sur place. Viktor, lui, fut troublé par la question. Évidemment. Caitlyn ne lui avait pas dit pourquoi il était là. Jayce non plus. Se pouvait-il que Viktor savait déjà que l'Arcane était encore en lui ? Était-ce pour cette raison qu'il se sentait aussi mal ?

Jayce se mordit la lèvre. Passa une main dans ses cheveux. Il ne voulait pas connaître la réponse à ses interrogations. 

Les pattes velues du Yordle saisirent son instrument et il approcha l'extrémité en verre du bras de Viktor avant de le descendre le long de son corps – sur son torse, sur ses jambes. Un son clair retentit à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'il soit remplacé par un autre, plus grave, plus sombre.

Aussitôt, Heimerdinger cessa d'appuyer sur le bouton. Sa moustache frétilla. Ses sourcils se froncèrent.

— Hum. 

Il n'en fallut pas plus à Jayce pour comprendre. Il lâcha un juron étouffé. 

— Que se passe-t-il ? intervint Viktor.

Jayce eut envie de poser sa main sur son épaule. De le rassurer. De lui expliquer calmement que la situation était critique. De le serrer dans ses bras.

Mais il n'en fit rien.

Heimerdinger reposa son instrument. Dans la lumière grise du laboratoire, sa silhouette était presque inquiétante. 

— J'ai repéré des traces de magie en vous. 

La phrase tomba comme une pierre. Le souffle de Jayce fut coupé. 

Et Viktor ne réagissait pas. 

— Qu'allons-nous faire ? 

Tout le monde se retourna vers Caitlyn. Heimerdinger haussa les épaules, désinvolte.

— Le Conseil n'est pas obligé de le savoir.

Caitlyn ne répliqua pas. Elle acquiesça, tandis que Jayce observait l'échange, les yeux écarquillés.

Heimerdinger s'affairait derrière son atelier en sifflotant. Son crayon grattait son carnet de notes.

— Je suis ravi d'avoir pu vous examiner, Viktor. Mais si vous le permettez, je vais faire des analyses supplémentaires pour compléter mes recherches. 

Seul son dos était visible par Viktor. Celui-ci resta insensible, impassible.

— Combien de temps cela va-t-il vous prendre ? demanda Caitlyn.

Heimerdinger lui donna une réponse approximative mais Jayce ne l'entendit pas. Ses oreilles sifflaient. Tout lui paraissait voilé, brouillé par ses cils qui battaient furieusement devant ses yeux.

— Non, mais attendez !

Son cri appela le silence. Jayce en eut la nausée. Les regards convergèrent vers lui, il passa sa main sur son visage.

— Vous ne pouvez pas juste... dire que Viktor est toujours... lié à l'Arcane et... changer de... de... sujet comme ça !

Heimerdinger haussa un sourcil interrogateur.

— Nous n'allons pas révéler cette information au Conseil, Jayce. Les autres Conseillers n'auront pas vent de ce détail et ils ne vont pas vous considérer comme un problème.

Jayce désigna Viktor d'un geste.

— Mais ça, ce n'est pas un problème ? La magie ? Enfin, je veux dire... C'est forcément un... problème.

Un danger.

Il se frotta le front, las.

— Avez-vous peur de l'Arcane, Jayce ?

Jayce s'étrangla avec sa propre salive. Il hoqueta devant le regard accusateur de son ancien mentor. Dans ses prunelles de glace se dessinaient le jugement et la curiosité.

— Mais non ! explosa-t-il, sans réfléchir.

Il lâcha un profond soupir. L'agacement grimpa en lui comme un poison. 

— Je ne peux tout simplement pas accepter que l'on parle de tout ça comme s'il était question de la météo !

— Jayce, tenta Caitlyn.

— Vous avez peur, insista Heimerdinger au même moment.

Jayce retint sa frustration. Il avait besoin que ses interlocuteurs échangent plus que des paroles légères, pas qu'ils essayent de lui faire des reproches ou de l'acculer. 

Il y avait des traces de magie chez Viktor. Leur sacrifice n'avait pas tout effacé. Ce Piltover était contre la magie. Et personne ne savait comment elle pouvait se manifester. 

— Professeur, qu'est-ce que vous en pensez ?

C'était l'espoir. C'était l'inquiétude. C'était Jayce qui avait besoin d'avoir des réponses.

— Je n'en sais pas plus que vous, mon garçon. 

Les muscles de Jayce se relâchèrent. 

— L'Arcane est bien mystérieuse. C'est une entité inconnue. Peut-être que votre ami est capable de réaliser des choses extraordinaires grâce à celle-ci, peut-être que la magie a une incidence sur lui, peut-être que notre monde lui-même pourrait être bouleversé par la présence de cette forme d'énergie instable dans le corps de quelqu'un... Ce ne sont que des suppositions. Des hypothèses. Rien de sûr ou de concret. C'est vous qui avez côtoyé l'Arcane, pas moi. Et même en prenant en compte cette donnée, il est impossible de répondre à toutes ces questions, parce que nous sommes dans une réalité parallèle à la vôtre.

Jayce ouvrit la bouche. La referma. La complexité de la situation le laissait pantois. L'incertitude l'écrasait. 

— Il n'est donc pas nécessaire de tergiverser, enchaîna Caitlyn.

Jayce acquiesça. Sa gorge était nouée. L'affirmation de Heimerdinger flottait dans son esprit. 

Vous avez peur.

C'était évident qu'il avait peur. Il l'acceptait, il le reconnaissait. L'Arcane avait fait des ravages dans son monde. L'Arcane était responsable de tant de souffrances. L'Arcane avait... changé Viktor à jamais.

Était-il possible de retourner en arrière ?

Autour de lui, le temps reprenait son cours. Caitlyn et le doyen poursuivirent leur conversation. Viktor répondait par des gestes évasifs. Jayce était toujours comme un intrus, comme un étranger dans son propre corps. Il aurait aimé s'asseoir, lui aussi.

Mais il resta debout.

— Est-ce qu'il est possible de faire disparaître ces traces ? finit par demander Viktor.

L'attention de Jayce se porta sur lui. Il remarqua l'étincelle furtive sur son visage. Il nota que le col de sa chemise était mal plié. Il aperçut ses doigts trop crispés sur le manche de sa béquille, inutile à présent qu'il était assis. 

— Nous allons découvrir cela ensemble. Vous allez devoir rester avec moi.

Jayce fit un pas en avant. Et son sang, lui, ne fit qu'un tour.

— Viktor n'est pas un rat de laboratoire !

Le Yordle se retourna vers lui, le regard lourd de reproches. Sa dureté le glaça sur place. Il revint se frotter la nuque, gêné.

— Vous décidez pour lui ?

Les mots moururent sur sa langue. Jayce secoua la tête sans conviction. Le plus douloureux était l'expression de Viktor. Ce jugement dans ses yeux. Ses lèvres pincées. Il était impossible de décrypter ses pensées. Viktor voulait-il vraiment passer des heures dans le laboratoire, à subir des tests ? Pourquoi Jayce était-il incapable de savoir ce que Viktor souhaitait ? 

— Examinez-moi.

Heimerdinger eut un mouvement de tête entendu. Il saisit quelques outils avant de s'adresser aux deux autres :

— Conseillère, Jayce, vous pouvez prendre congé.

Caitlyn n'attendit pas. Elle les salua et franchit la porte. De son côté, Jayce ne put que rester immobile quelques secondes, troublé à l'idée de laisser son ami à nouveau seul. Il avait confiance en Heimerdinger, c'était évident, mais son cœur s'était serré, et il voulait lui aussi obtenir des réponses et savoir comment l'aider. Il ne pouvait pas être sûr que Viktor lui expliquerait les résultats de l'examen mené par le professeur. 

Il n'était plus sûr de rien.

Heimerdinger avança jusqu'à Jayce, le fixant d'un air presque menaçant. Sa moustache frétilla tandis qu'il balayait sa présence d'un geste de la main, ses instruments s'entrechoquant doucement.

Jayce renonça à résister et, à contrecœur, il ouvrit la porte et sortit dans le couloir.

Le battant claqua. Les voix furent étouffées. Caitlyn était debout près du mur, les sourcils froncés, comme si elle cherchait à lire en lui. Mais Jayce n'y fit pas vraiment attention. Ses pas le guidèrent vers la gauche, pour le conduire vers sa chambre, le seul endroit où il pouvait aller. Le seul endroit où il voulait aller.

Voulait-il vraiment y retourner ?

— Jayce.

L'interpellé ne s'arrêta pas. Le carrelage rutilant défilait sous ses semelles. 

— Jayce, tenta encore une fois Caitlyn.

Il refusa de répondre, il refusa de l'écouter. Il n'y avait que le chemin devant lui. Il n'y avait que cette absence d'odeur dans cet édifice si parfait. Il n'y avait que les rayons du soleil qui s'immisçaient à travers les fenêtres. 

Jayce.

Son ton se fit plus sec. Jayce s'immobilisa. Ses poings se refermèrent d'eux-mêmes.

— Est-ce que ça va ?

Un peu de douceur. Un soupçon d'inquiétude. Jayce pencha la tête en arrière, prit une profonde inspiration. Il aurait pu continuer à avancer. Il aurait pu continuer à ignorer Caitlyn. Mais c'était encore et toujours trop.

Et il explosa.

— Non, ça ne va pas !

Jayce fit volte-face. Il leva les bras, laissa son agacement déchirer son visage. Sa main frêle glissa dans ses cheveux.

— Viktor est réveillé, d'accord ? Viktor a encore des traces de magie en lui ! On ne sait pas s'il est encore capable de faire quoi que ce soit ! Il... il... il... il avait des pouvoirs, d'accord ? Il n'était plus humain. L'Arcane a détruit notre monde ! Et là, j'apprends que ce n'est pas fini ? J'apprends... que, je ne sais pas, tout est encore plus compliqué que ce que je pensais ? Comment est-ce que je peux réparer ça, hein ? Viktor ne me parle même pas... Il... il reste... tellement silencieux. 

Sa voix se brisa. Il chassa ses larmes d'un clignement de paupières. Sa main lasse frotta sa barbe, réflexe pour ne pas perdre pied.

— Je ne sais pas.

Son souffle tentait de reprendre un rythme régulier. Son cœur cognait contre ses côtes. Une chape de plomb l'écrasait. La fatigue était logée dans chacun de ses os. 

— Je ne sais plus, ajouta-t-il.

C'était comme si plus rien n'avait de sens. Il essayait de remonter, d'escalader la paroi, mais il glissait toujours plus profondément dans le gouffre. Il pensait naïvement que le réveil de Viktor allait l'alléger, mais c'était tout le contraire.

Il en avait assez.

Caitlyn le dévisageait sans laisser transparaître une seule émotion. 

— Le professeur Heimerdinger a raison quand il affirme que vous avez peur, n'est-ce pas ?

Les bras ballants, Jayce considéra son amie avec méfiance. Oui, il avait peur. Peur de l'Arcane. 

Évidemment qu'il était terrifié. Il le reconnaissait, même s’il ne l’avait pas avoué à voix haute.

Mais une autre réponse se lisait dans ses yeux. Elle ne pensait pas à l'Arcane. Jayce déglutit.

— Vous avez peur de Viktor.

Aucune hésitation. Une vérité assénée. 

— Non, bien sûr que non... Je... je... C'est ridicule, voyons...

Jayce lâcha un rire étranglé. Les larmes lui brouillaient la vue. Peut-être qu'elle ne le jugerait pas s'il se laissait glisser sur le sol, là, devant elle. L'idée le traversa avant de disparaître aussi vite qu'elle avait surgi.

Caitlyn croisa les bras. Une lueur tendre brilla dans ses yeux et un sourire triste peignit ses lèvres. Elle ne chercha pourtant pas à s'approcher de Jayce. Elle attendit. 

— Ce serait absurde d'avoir peur de Viktor, lâcha Jayce, entre deux sanglots.

Il se détestait tellement. Pour ses pensées. Sa lassitude. Ses sentiments et ses émotions qu'il ne contrôlait pas, qu'il ne comprenait pas. 

— Je sais que vous tenez à lui. Mais je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé entre vous, dans votre monde. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé entre vous depuis qu'il s'est réveillé. Je sais tout simplement que vous n'êtes pas serein face à cette situation. Et je vous comprends.

Jayce se contenta de hocher distraitement la tête. Aucun mot ne pouvait agir comme un pansement sur son cœur compressé. Rien ne pouvait l'aider à diriger son attention sur autre chose que les fils entremêlés dans son esprit, ces fils pleins de doutes, de souvenirs diffus, de colère aussi, sur laquelle se greffait sa fatigue et son envie de tout abandonner.

Peut-être qu'il y avait une solution. Peut-être que le fait que Viktor soit lié à l'Arcane n'était pas dangereux, que ce n'était qu'un détail. Peut-être que ce n'étaient que des traces.

Ils pensaient s'en être débarrassés. Mais elle les avait suivies, elle était toujours là, menace imposante et terrible, ennemie inéluctable. C'était l'Arcane. L'Arcane grâce à laquelle Viktor avait créé sa Communauté. L'Arcane à cause de laquelle Jayce avait été propulsé dans une autre réalité, une première fois, et avait passé des mois dans...

Les images heurtèrent les parois de son crâne. Il les chassa avec précipitation, mais le gouffre était de nouveau là, au bord de ses paupières.

— Jayce ?

Non, il n'avait pas peur de Viktor. Il avait peur pour Viktor. Il avait peur de ce que l'Arcane lui avait fait, de ce qu'elle pouvait encore lui faire. 

Mais au fond de lui, il aurait aimé ne pas avoir peur.

Il releva les yeux vers Caitlyn. Il savait ce qu'elle voyait en lui. Ce qu'elle lisait sur ses traits tirés, ce qu'elle percevait dans ses doigts tremblants, dans sa voix éraillée.

— Je suis désolé, Caitlyn. Mais c'est difficile.

La Conseillère s'approcha doucement. Elle chercha les pupilles noisette de Jayce.

— Bien sûr que c'est difficile, souffla-t-elle.

Elle délaissa son armure de Conseillère, de Kiramman, pour laisser sortir la confidente, l'amie, la sœur. Jayce effaça les larmes qui avaient glissé sur ses joues. Même en restant silencieuse, timide dans ses mots de réconfort, elle conservait son assurance, son aura de femme forte.

Jayce était conscient de ce qu'elle dissimulait derrière les apparences. Mais malgré cela, elle était résiliente, et elle lui offrait un soutien dont il ne pouvait pas se passer. Sa présence le rassurait.

Et il avait besoin d'elle, il le savait.

Les doigts de Caitlyn se mêlèrent aux siens. Comme quand elle était petite. Comme quand elle offrait un sourire édenté et innocent, à lui, son grand frère de cœur, qui parlait avec passion de ses dernières recherches.

Ce n'étaient pas la même Caitlyn, le même monde, la même situation.

C'était différent, mais si semblable en même temps.

Jayce serra la main de son amie à son tour.

— Tu n'es pas seul, Jayce.

Les coins de ses lèvres se réhaussèrent.

Et tous deux reprirent leur marche dans le couloir, loin du laboratoire.

Chapter 17: Chapitre 16

Chapter Text

🎵 One is the loneliest number that you'll ever do

Two can be as bad as one

It's the loneliest number since the number one 🎵

One – Harry Nilsson.

Il faisait sombre, dans le laboratoire.

Les rayons du soleil perçaient à peine à travers les fenêtres opaques. Ils glissaient sur le métal de l'établi, sur les outils, les livres, les tasses vides, empilées dans un coin. Viktor était hors de portée. Il baignait dans la lueur diffuse sans que celle-ci ne le touche réellement.

Les ombres étaient son refuge. Elles dissimulaient ce qu'il ne voulait pas voir.

La fatigue pesait sur ses épaules. Sa main le démangeait. C'était comme un millier d'aiguilles qui s'enfonçait dans sa chair. Les doigts de son autre main, ceux de sa main gauche, peinaient à tenir sa béquille. Il aurait aimé la laisser tomber. C'était plus facile.

C'était plus facile de tout laisser tomber.

Un toussotement le sortit de ses pensées. Il ne tenta même pas de se redresser. Il resta avachi sur le tabouret trop dur, trop instable, face à Heimerdinger qui le perçait de son regard analytique.

— Alors, Viktor... ?

Il sembla attendre une réponse. Viktor cligna des paupières, marmonna :

— Juste Viktor.

Heimerdinger secoua la tête d'un air entendu. Il se retourna, posa les instruments qu'il avait saisis, avant de prendre autre chose. Viktor suivait ses gestes vifs d'un air absent, comme si tout était flou. Et tout était flou.

Son corps le faisait souffrir. Un martèlement sourd cognait contre les parois de son crâne. Il ne savait même plus pourquoi il avait accepté de rester. Pourquoi ne s'était-il pas échappé du laboratoire pour aller s'effondrer dans le lit ? Dans son lit. Ou sur le sol.

Oui, il aurait pu s'effondrer sur le sol.

S'il tombait, là, maintenant, tout serait plus facile.

— Racontez-moi tout, mon garçon.

Viktor battit des paupières. Il se souvenait pourquoi il était là. Pour s'éloigner de Jayce. Pour ne pas l'affronter. Pour ne pas lui parler.

Mais Heimerdinger lui adressait la parole. Il devait lui répondre. Pouvait-il rester silencieux ?

Il pensait encore à cet autre Viktor. Il entendait encore les mots échangés pendant l'entrevue. Il entendait encore l'inquiétude de Jayce. Sa force. Il entendait encore sa propre voix, déformée, comme sortie d'un rêve.

Comment avait-il réussi à parler ?

Les ombres l'étouffaient.

Un contact le fit sursauter. Viktor se heurta au visage curieux du doyen. Sa patte avait effleuré son avant-bras, pour le ramener dans la réalité.

Oui, c'était là qu'il était. Dans la réalité.

— Je suis certain que Jayce vous a déjà expliqué tout ce qu'il y avait à savoir.

Le prénom de son ami trembla dans sa bouche. Son timbre éraillé était une mélodie dissonante qui vrillait ses tympans. Il ne se reconnaissait pas. Il ne reconnaissait rien.

Heimerdinger balaya ses paroles d'un geste de la main.

— Je veux avoir votre version des faits, Viktor. Je veux comprendre. Ce n'est pas tous les jours que je dispose de quelqu'un comme vous dans mon laboratoire !

Sa légèreté heurta la froideur dans le cœur de Viktor. Il tiqua sur le verbe « disposer », se souvint du cri effaré de Jayce. Un rat de laboratoire.

Quelqu'un comme vous.

Un vertige le prit. Il se cramponna de toutes ses forces à sa béquille. Sa poitrine le brûlait. Le sang battait à ses tempes. Sa gorge se noua. La boule gonfla, l'étrangla.

Il avait besoin de fuir. Il ne voulait pas – non, il ne pouvait pas – parler de ça.

Quelqu'un comme vous.

Le monstre. Le Héraut. L'Arcane. Elle était encore là. Il ne la sentait pas. Pas encore. Ou peut-être que c'était elle, cette tension dans ses muscles, cette souffrance logée dans chacun de ses os.

Peut-être que c'était elle.

Ou pas. Peut-être que c'était juste lui.

— Prenez votre temps, mon garçon.

Il crut percevoir une étincelle de compassion dans le regard de Heimerdinger. Brève, mais bien présente. Il ne se souvenait même pas de la dernière fois qu'il avait eu une conversation avec le professeur, dans son monde.

Dans son monde.

L'information ne voulait pas être intégrée, acceptée. Viktor se cognait contre une barrière de verre, dans son esprit. De l'autre côté, les faits, la réalité. Mais il était coincé derrière.

C'était compliqué.

Trop compliqué.

Sa main frêle trouva ses cheveux, passa entre les mèches. Elles étaient sales, grasses, abimées. Il ne préférait pas imaginer ce que pouvait penser Heimerdinger de lui. Il s'en moquait. Il n'était même pas de ce monde. Il y avait déjà un Viktor.

Était-il meilleur que lui ?

— Voulez-vous une tasse de thé ?

Le ton désinvolte fit presque naître un sourire sur ses lèvres. Du thé... Tout semblait tellement simple, soudainement. Une tasse remplie d'un liquide brûlant, une situation considérée avec légèreté, une discussion presque innocente.

Viktor secoua la tête.

— Non, merci, professeur.

Sa voix se cassa sur le dernier mot, vestige de son ancienne vie. Sa propre salive le brûla quand il déglutit.

— Puis-je vous faire une prise de sang ?

Les prunelles ambrées de Viktor accrochèrent la seringue que le Yordle faisait tourner entre ses doigts. Il acquiesça sans vraiment en avoir conscience, et l'instant d'après, Heimerdinger relevait la manche de sa chemise et tapotait le creux de son coude avec un coton. Ses veines saillantes se dessinaient sur sa peau pâle. Le tissu rugueux des gants du professeur les effleura, avant de s'éloigner. Ses sourcils se froncèrent.

— Enlevez votre chemise.

Viktor s'y agrippa par instinct, et sa béquille s'écrasa sur le sol. Ses lèvres s'entrouvrirent mais rien n'en sortit. Heimerdinger resta immobile, insistant. Le silence pesa, lourd, avant d'être à nouveau brisé par le ton sec du professeur :

— Mon garçon, vous n'avez pas à avoir peur.

— Je n'ai pas peur, trancha Viktor.

Mais sa main était serrée sur le bas de son vêtement. Sa manche retomba le long de son autre bras. Il fut tenté de tirer dessus, de dissimuler sa peau, ses veines, ses os. Lui tout entier.

— Alors retirez votre chemise.

Viktor tendit son bras droit à Heimerdinger.

— Vous voulez juste faire une prise de sang, lâcha-t-il.

Il desserra sa prise sur sa chemise. Toucha du bout du pied sa béquille. Une lueur de défi brilla dans ses yeux, face à l'exaspération amusée du professeur.

— Viktor.

Le concerné retint un soupir. Il n'était pas capable de lutter, de résister. Ses doigts défirent maladroitement les boutons, et une grimace tordit son visage lorsqu'il tenta d'enlever le vêtement. Ses gestes étaient lents, douloureux. C'était comme si ses articulations étaient rouillées.

Lorsque la chemise fut entre ses mains, un frisson remonta le long de l'échine de Viktor. Ce n'était pas le fait d'être torse nu devant son ancien mentor qui le paralysait. C'était son torse en lui-même.

Et sa peau.

Heimerdinger s'attarda sur les cicatrices qui s'étalaient sur celle-ci. Elles avaient été soignées et désinfectées par Lana, mais elles n'étaient pas moins visibles pour autant. Elles le démangeaient. Il baissa les yeux pour ne pas les voir, et rencontra sa main droite, dont la paume était bandée. Une tache sombre se devinait sous le bandage. Pendant une seconde, Viktor se souvint de ce que cette main avait déjà subi. La chair se métamorphosa. Elle devint presque métallique, inconnue. Des rais de lumière la traversèrent.

Viktor secoua la tête. Sa main n'avait pas changé. C'était avant. Depuis combien de temps n'avait-il pas été dans son propre corps ? Dans un corps humain ?

Il y avait eu le Héraut. Mais avant, il y avait eu sa main. Sa jambe. Toutes deux modifiées par l'Hextech.

Il était redevenu complètement humain.

— Ce sont des runes ?

Heimerdinger observait les plaies rougies avec intensité. Il s'était approché et les examinait, minutieux, son regard perçant pétillant sous les questions qui devaient probablement naître dans son esprit avide de connaissances.

Viktor marmonna une réponse évasive. Il serra le poing, et son entaille lui arracha une grimace de douleur. Étrangement, il l'accueillit avec soulagement. C'était comme un point d'ancrage dans la réalité. Une façon de se souvenir qu'il était vivant. Ce qu'il n'était pas censé être.

La douleur lui rappelait qu'il ne pouvait pas vivre sans avoir mal. Survivre, c'était ça, sa vie.

Ses propres pensées martelaient les parois de son crâne. Il aurait aimé fermer les paupières et s'endormir. Se laisser aller. Il ne pouvait même pas poser les yeux sur ses cicatrices. Les souvenirs attendaient, tapis dans l'ombre, désireux de surgir et de tout dévaster à nouveau.

Le passé était si lointain et si proche en même temps.

L'épaule de Viktor recula subitement, par réflexe, lorsque Heimerdinger tenta de toucher l'une des blessures du bout du doigt. Son regard se chargea de mépris. Heimerdinger, lui, haussa un sourcil.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? C'est très... curieux.

Viktor poussa un soupir lourd. La chair de poule revint tapisser sa peau. Il bloqua les images qui défilèrent dans sa mémoire. Il se calfeutra pour ne pas être emporté. Il y avait déjà repensé. Il ne voulait pas que cela recommence.

— Et votre main ? C'est récent, il me semble.

Il marqua une pause.

— Vous êtes bien mal en point, mon garçon.

Un rire brisé s'extirpa de sa gorge. Le corps de Viktor s'embrasa à chaque secousse. Le rire monta, griffa, se cassa au bord de ses lèvres. Ses pupilles ambrées plongèrent dans celles du professeur.

— Non, vraiment ?

Sa voix dégoulina de sarcasme. Un sarcasme sec, dur, violent. Heimerdinger ne broncha pas. Il attendit.

— Racontez-moi.

— Et si je ne veux pas vous raconter ?

Il tenta d'insuffler de la colère et de l'exaspération dans son ton, cette fois-ci, mais ce ne fut qu'une exclamation lasse qui résonna dans l'immensité froide du laboratoire.

Heimerdinger agrippa son bras d'un geste vif et enfonça l'aiguille dans sa veine. Viktor eut un léger sursaut, mais il ne chercha pas à se retirer. Son sang s'échappa et coula dans le compartiment. Il était d'un rouge intense, mais il crut apercevoir des traces violettes. Comme des étincelles discrètes. Des éléments parasites.

Il manqua de basculer de son tabouret, mais il tint bon. Lorsqu'Heimerdinger eut fini, il retourna à son établi après avoir collé un pansement dans le creux de son coude. Viktor s'y attarda trop longtemps, paralysé par ce qu'il venait d'apercevoir. Ce qu'il croyait avoir aperçu.

Tous les mots avaient un goût amer dans sa bouche. Il réalisait. L'Arcane était toujours en lui.

Il y avait toujours quelque chose de différent chez lui. Un problème. Un danger. Un rouage défectueux.

— Nous avons créé l'Hextech.

Le Yordle fit volte-face. Une lueur brillait dans ses yeux. Il approuva sans rien dire, comme une invitation à continuer.

Viktor se racla la gorge.

— Nous voulions changer notre monde. L'améliorer.

Son timbre était trop grave, trop plat.

— Aider les habitants de Zaun, et de Piltover. Et...

Il prit une profonde inspiration. L'air qui pénétra dans ses poumons réveilla les douleurs nichées dans sa poitrine.

— J'ai fait des erreurs. En voulant, moi aussi, devenir meilleur.

Des erreurs. C'était un terme bien faible pour qualifier ses actes.

— Il y a des runes sur votre peau, Viktor.

Sa phrase sonna comme une question. Viktor osa enfin les regarder à nouveau. Cette chair boursouflée, abîmée. Il savait qu'il allait garder ces marques à vie.

— Je voulais... établir une connexion entre le Cœur Hextech, cette entité sur laquelle nous avons travaillé, cette entité qui nous a donné le pouvoir de créer des outils, et mon corps. Ce Cœur... L'Arcane... Elle pouvait me guérir. Elle réagissait à la matière organique. Mais... je...

Il serra sa chemise entre ses doigts, ferma les yeux un instant. Il ne savait même plus. Ses réflexions d'autrefois lui paraissaient insensées, désespérées. Il n'était plus capable de retrouver le sens, de renouer les fils dans son esprit. Le Shimmer. Pour stimuler le Cœur. La lame. Pour tracer les runes.

Et l'explosion.

Viktor aurait aimé pouvoir oublier. Il aurait aimé que ses souvenirs soient trop lointains.

Mais la réalité, c'était que tout s'était déroulé rapidement, trop rapidement. Et même si le temps avait passé, même s'il avait subi d'autres dommages depuis, même s'il avait changé, au plus profond de son être, ses premières expériences lui restaient en mémoire.

— Vous êtes un scientifique qui ne recule devant rien, n'est-ce pas ? Qui est prêt à tout pour la science ?

Heimerdinger le dévisageait. Il semblait le considérer différemment. Peut-être qu'il ne voyait pas un homme au bord du gouffre, lui. Peut-être qu'il voyait un homme de science déchu. Un homme intelligent qui avait dû faire ses preuves et qui avait tout sacrifié pour la science.

Pour la science.

— Oui, souffla-t-il.

Heimerdinger frappa dans ses mains avec vigueur.

— C'est fascinant, c'est fascinant... C'est fascinant !

Il commença à faire les cent pas en lâchant des exclamations enthousiastes. Il bondissait presque, et Viktor pouvait deviner les rouages de son cerveau qui s'étaient mis en marche et qui se mouvaient avec véhémence. Derrière lui, la fiole remplie de son sang trônait sur l'établi, aux côtés de plusieurs livres à la couverture épaisse, mêlés aux carnets ouverts dans lesquels s'étalaient l'écriture illisible du Yordle.

— Viktor, je vais probablement pouvoir faire des avancées majeures grâce à vous ! Je me suis penché sur l'Arcane pendant des années sans pouvoir la toucher du doigt, sans que personne dans cette ville ne soit capable de la faire naître, de la créer... Elle est si mystérieuse...

Son ton se fit rêveur.

— Mais je vous ai vous. Connaître l'ennemi permet de mieux le repousser, n'est-ce pas ? Appréhender l'Arcane pourra me permettre de répondre à mes questions... Sans parler de votre présence ici ! Nous savons que les réalités parallèles existent réellement, à présent, et peut-être qu'il pourrait être possible de voyager entre celles-ci...

Viktor assista en silence au spectacle de ce Heimerdinger enjoué qui se perdait dans ses divagations. Mais ses oreilles sifflaient. La silhouette du Yordle était floue. Viktor n'était pas sûr de suivre. Il n'était même pas sûr de vouloir suivre.

Il aurait aimé ne plus entendre parler de magie, de l'Arcane.

Il aurait aimé ne pas être infesté par celle-ci.

Il aurait aimé disparaître à jamais.

Ne jamais se réveiller.

— Êtes-vous partant pour m'aider à avancer dans mes recherches, mon garçon ?

Viktor retrouva le visage du professeur. Il s'était immobilisé devant lui, sa moustache camouflant son sourire. Mais son regard ne trompait pas. Viktor reconnut le Heimerdinger qu'il avait côtoyé. Le scientifique, le mentor, le sage. Un ami d'une autre vie, qui avait fini par juger ses actes.

Mais il y avait aussi quelque chose de nouveau, chez ce Heimerdinger. Aucune trace de jugement. Aucun reproche. Une envie de comprendre. Une étincelle de curiosité.

Alors Viktor acquiesça. Il n'avait pas de raison de refuser. Ces recherches pourraient peut-être lui permettre de mieux cerner ce qui résidait encore lui. Savoir s'il y avait des conséquences. Penser à autre chose.

Oui, c'était l'Arcane, oui, c'était son corps, sa peau, cette enveloppe qu'il haïssait tant. Mais examiner tout cela avec un regard scientifique et s'accrocher aux faits étaient exactement ce dont il avait besoin.

Pour ne pas sombrer. Pour ne pas se laisser dévorer par les ombres.

— Formidable ! s'écria le professeur, avant de reprendre d'un ton plus calme. Je vais vous laisser pour aujourd'hui, mais je suis ravi d'avoir pu vous prélever un peu de sang. Nous allons avancer ensemble.

Il hocha la tête d'un air entendu sur ses dernières paroles. C'était comme une promesse. Tangible ou non, Viktor s'en moquait. Il avait seulement besoin de quelque chose.

Heimerdinger le congédia, alors Viktor repassa lentement ses bras dans les manches de sa chemise. Le tissu était frais et agréable contre sa peau, mais il se sentait toujours aussi sale et fatigué. Il avait sûrement besoin de prendre une douche, comme Jayce le lui avait proposé.

Ses doigts se crispèrent sur les boutons lorsque le visage de son ami apparut dans son esprit. Il les noua difficilement, distrait, puis se pencha pour récupérer sa béquille, et s'extirper enfin du laboratoire.

Chaque mouvement lui arracha une grimace mais il avança. Heimerdinger ne le salua pas. La porte claqua derrière lui.

Et là, dans le couloir, Viktor s'effondra contre le mur.

C'était comme si les cordes avaient lâché. Le pauvre pantin qu'il était ne résistait plus longtemps. Il était déjà trop épuisé. La pierre froide dans son dos affrontait la fièvre qui se diffusait lentement dans son corps. Il pencha la tête en arrière, ferma les yeux. Son cœur battait à intervalles réguliers dans sa poitrine. Sa jambe le lançait. Sa paume aussi.

Il se concentra sur ses sensations. Laissa l'air pénétrer dans ses narines.

Tout allait bien se passer. Tout allait bien.

Et là, une voix.

Viktor.

Son nom, chuchoté.

Viktor se redressa, serra sa béquille entre ses doigts. Ses prunelles parcoururent le couloir, mais il n'y avait personne. Il tendit l'oreille mais aucun son ne vint troubler le silence. Il eut un pincement au cœur, comme si celui-ci le démangeait, subitement. Le vide dans le couloir n'était plus apaisant. Il était pesant.

Ses cils s'affolèrent. Il se remit debout avec difficulté. Ses muscles appelaient à l'aide, mais il les ignora. Il reprit sa marche sur les dalles, chacun de ses pas résonnant avec force, porté par le claquement de la béquille.

Viktor.

À nouveau, cette voix.

Ou plutôt, ce souffle. Un mot lointain, flottant dans le vent. Lointain, comme dans un rêve.

Viktor se retourna. Et là, le temps d'un instant, il crut apercevoir la silhouette voilée de Sky.

Sky. Sky.

Il manqua de trébucher. La jeune femme lui offrait un regard tendre. Ses cheveux relevés en un chignon, un sourire peint sur ses lèvres.

Merci infiniment d'avoir accompagné ma solitude, Miss Young.

Eux deux, dans le plan astral, avant que tout bascule à nouveau.

Nos discussions vont me manquer.

Sky, face à lui, le visage paré de chagrin.

Non. J'en doute fort.

Sa voix. Ses mains entre les siennes. Ses mains qui s'éloignaient.

Et lui. Lui, seul. Son corps qui se métamorphosait. Qui changeait. Qui évoluait.

La souffrance intense qui le déchirait de l'intérieur.

Sky.

Viktor fut secoué par une quinte de toux. Elle ne dura qu'une seconde, mais lorsqu'il reporta son attention sur la jeune femme, elle avait disparu. Il n'y avait rien. Ce n'était qu'un fantôme, une illusion, un mirage.

Viktor se cramponna à sa béquille de toutes les maigres forces qu'il lui restait.

C'était son esprit qui lui jouait des tours.

Il se réfugia derrière la barrière mentale, repoussa les souvenirs. Le passé n'existait plus. Il ne devait plus exister.

Plus de voix contre ses oreilles. Plus de silhouette devant lui.

Viktor lâcha un soupir.

Ce n'était rien.

Tout allait bien.