Chapter Text
Les parents de Louise vinrent s'excuser, d'abord auprès d'Aline et Renoir, puis auprès de moi. Je secouai la tête pour leur signifier que ce n'était en rien leur faute, mais Aline ne lâchait rien : Louise m'avait traitée de domestique à cause de ma "gueule d'Arabe". Je grimaçai, mal à l'aise, les mains jointes devant moi, tandis qu'ils continuaient de prendre ma défense. Il était évident que Verso avait réalisé un exploit en parvenant à sme faire accepter, me dis-je, mais il était tout aussi clair que ses parents faisaient une confiance aveugle à leur fils et à ses fréquentations. Et en parlant de lui, il avait mis un temps fou à revenir.
« -Tu t'es perdu en chemin ? Plaisantai-je.
-Oui, désolé. J'ai eu besoin de prendre l'air avec... tout ce qu'il s'est passé. » m'avait-il répondu.
Tel un loup ailé, il fuyait mon regard, ne me laissant qu'entrapercevoir les étoiles scintillantes au fond de ses yeux. Il battait des ailes, tentant de détourner mon attention sur autre chose. Sa main se glissa nerveusement dans ses cheveux, un geste familier qui trahissait son trouble. Un domestique lui offrit un verre d'eau ; il l'avala d'un trait, avant d'enchaîner avec un verre de vin.
Le reste de la soirée s'écoula dans cette atmosphère étrange. Depuis son retour, il ne m'avait pas accordé un seul regard. Chaque fois que j'avais essayé de frôler son épaule ou son bras, il s'était écarté, me laissant désemparée. Je discutais principalement avec Aline, tandis que Renoir, sentant que son fils n'était pas dans son état normal, l'appela. Il s'excusa auprès de moi avant de s'isoler avec Verso, un peu plus loin.
Mon seul repère de la soirée était parti depuis longtemps. Aline, en bonne hôtesse, était accaparée par ses invités. Je n'avais ni croisé Alicia ni aperçu la moindre trace de Cléa. Pour la première fois depuis des mois, je me sentis seule, comme fantôme suspendu entre la musique flottante et l'écho lointain des discussions. Je m'adosai au mur, scrutant à nouveau la foule, un verre de champagne à la main. L'alcool ne m'attirait pas, bien au contraire, mais j'avais saisi ce verre sans réfléchir sur un plateau qui m'avait été tendu. L'atmosphère, confinée entre ces murs dorés, m'était devenue étouffante. Accablée par cette opulence à laquelle je n'étais toujours pas habituée, je décidai de sortir prendre l'air.
Je demandai à une domestique de m'apporter ma cape, celle que j'avais brodée de mes mains pour qu'elle s'accorde parfaitement à ma robe. Elle s'exécuta sans mal, un sourire aux lèvres. Je lui renvoyai poliment :
«-Vous nous quittez, Madame ? me demanda-t-elle alors. Mon cœur manqua un battement à cette appellation.
-Pas encore , répondis-je simplement, après m'être éclairci la gorge, Mais je pense que je ne vais plus tarder. Quelle heure est-il ? »
Elle s'excusa un instant, s'éloignant de quelques mètres pour lire l'heure sur l'horloge murale avant de revenir vers moi. Je profitai de cette pause pour observer sa tenue : elle portait une robe de bonne impeccable, une coiffe blanche aussi immaculée que son col. Les domestiques de la famille Dessendre étaient visiblement bien traités, et cela se voyait à l'entretien de leurs mains. Celles de la femme devant moi, par exemple, étaient fines et gracieuses, pareilles à des lys. Mettant fin à ma contemplation, j'ajustai la cape sur mes épaules, qu'elle m'aida à attacher.
« - Onze heures et quart du soir, Madame.
-Déjà si tard ?
-Le temps passe vite quand on s'amuse.
-En effet...
-Voulez-vous que je vous appelle un cocher ? »
Je refléchis un instant, mon regard porté en direction de la salle de bal, au loin. Il n'était pas d'usage de ne pas remercier ses hôtes et de partir comme ça, mais l'envie de retrouver mon théâtre délabré et ma peau de chamelle devenait très forte. Aaron ne vivait plus avec moi à ce jour : il était parti avec sa nouvelle compagne, une jeune française qu'il avait réussi à faire tomber éperdument amoureuse de lui. J'étais contente pour lui, il vivait une bonne vie. Mais cela signifiait aussi que j'allais devoir préparer le thé en ne pas pouvoir le partager avec quelqu'un. Je soupirai doucement, pesant le pour et le contre, puis hochai la tête. Dans les deux cas, je restais seule:
« -Faites, s'il vous plaît. Dans combien de temps la voiture sera prête ?
-Une dizaine de minutes, tout au plus.
-J'aurai voulu saluer votre jeune maître avant de m'en aller. Est-ce possible ? tentai-je.
-Bien sûr, Madame. Juste le temps de missionner un cocher et je vous l'appelle. »
Je la remerciai et franchis le pas de la porte, descendant la volée de marches pour rejoindre le chemin pavé. La fraîcheur du soir me fit un bien fou, s'infiltrant dans mes poumons et calmant mes nerfs. Mes pensées retournèrent à cette fin de soirée en solitaire et au regard fuyant de Verso. Que s'était-il passé pour qu'il n'ait plus envie de me regarder ? Qu'était-il arrivé ? Qu'avait pu faire ou dire Louise pour le changer du tout au tout ? J'espérais pouvoir échanger avec lui s'il le désirait, l'écouter s'il en ressentait le besoin. Mais n'était-ce pas simplement ma curiosité qui me poussait à cela ?
Je secouai la tête, m'adossant au muret bordé de rosiers épineux qui marquait l'entrée des jardins. Les lanternes éclairaient ma peau tatouée, ma robe blanche, mes lèvres écarlates et mes bijoux. Des papillons de nuit virevoltaient autour des ampoules brillantes, protégées par le verre et le fer forgé.
Quelques instants plus tard, j'entendis la calèche approcher et je me redressai. La jeune domestique revint alors, et à l'expression de son visage, je compris immédiatement ce qu'elle allait me dire. Je pris la parole avant même qu'elle n'ait eu le temps de parler : « Merci, mademoiselle, veuillez m'excuser de vous avoir missionnée pour cela. Bon courage pour ce soir.»
Je lui adressai un sourire, la salua d'une légère courbette, puis m'empressai de rejoindre la voiture. J'annonçai mon adresse au cocher qui se mit en route vers mon petit théâtre.
Les jours s'égrenaient, et mes pensées ne cessaient de se bousculer. Cette soirée était gravée dans ma mémoire. Tant de choses s'étaient passées, tant de mots avaient été échangés, tant d'erreurs avaient été commises. Le doute m'envahissait, alors que j'avais cru retrouver un peu de bien-être.
Je n'avais pas encore dit un mot à mon père, mais j'ai rapidement compris qu'il savait. Je me suis réfugié dans ma chambre, effondré sur le lit, les yeux rivés sur les moulures du plafond. Mon esprit était un labyrinthe sans issue. Je me sentais à la fois perdu et souillé et j'avais l'impression d'avoir sali mon corps et mon esprit. Une domestique a frappé à ma porte, et je lui ai répondu que j'étais fatigué. Elle n'a pas insisté.
Dans la pâleur livide de mon visage se reflétait le poids de ma culpabilité et de mes doutes. Louise avait beau broder ses récits d'un lyrisme dramatique, ses paroles sonnaient creux. Pourtant, ses anecdotes concernant des hommes et des femmes des colonies étaient si spécifiques qu'elles ne pouvaient être que le fruit d'expériences vécues par ses proches.
Quant à moi, mes sentiments pour ces femmes d'ailleurs, je savais maintenant qu'ils étaient d'une sincérité irrévocable. Mais cette Algérienne, cette amie qui s'était immiscée dans ma vie aussi naturellement que l'air qu'on respire, elle était différente. Mon attraction pour elle transcendait l'apparence. La question, lancinante, me taraudait : en était-il de même pour elle ? Voyait-elle au-delà des apparences, voyait-elle au-delà de moi ?
Devant son théâtre, une pâtisserie à la main, je me tenais, rongé par l'inquiétude. Cela faisait des jours que je n'avais pas vu cette algérienne si chère à mon cœur. Angélique l'avait renvoyée à la maison, le temps qu'elle se remette d'un froid qui l'avait abattue. À quoi bon s'entêter à vivre seule dans cette bicoque dont les murs laissaient passer l'air glacial ?
Je frappai à la porte à plusieurs reprises, sans réponse. Après un temps d'attente, je me résolus à sortir la double de clé qu'elle m'avait confiée un jour, « au cas où ». Je me dirigeai alors vers la scène où elle avait coutume de dormir, derrière les rideaux. Elle les écarta soudainement et en émergea, le visage fatigué, le regard cerné. En me voyant, elle parut surprise, mais aussi déçue, son poignard à la ceinture, de ne pouvoir l'utiliser contre un ami.
« -Ah, c'est toi.
-Euh... désolé ? »
Elle haussa un sourcil et rajusta le châle qui encadrait délicatement son visage. Je regardai autour de moi : nous étions seuls. Les affaires de ses compagnons étaient soigneusement pliées dans un coin, prenant en partie la poussière. Je m'approchai d'elle et déposai la boîte de pâtisseries sur le bord de la scène.
Elle s'assit, les jambes pendantes, le front plissé par la colère. Je me suis massé la nuque en soupirant :
« -Je suis désolé.
-Désolé de quoi ? D'être parti sans me dire au revoir la dernière fois ? Ou de m'avoir laissée sans nouvelles ? »
Elle leva les yeux au ciel et croisa les bras. On disait que les algériennes étaient rancunières, alors je savais que j'allais en prendre pour mon grade.
« -Ce n'était pas contre toi, vraiment. Je suis désolé, j'aurais dû rester correct avec toi.
-Un peu, oui ! Tu n'imagines pas à quel point j'étais en colère ! » grogna-t-elle. Le châle glissa de sa tête pour s'étaler sur ses épaules. « D'abord tu pars pendant plus d'une heure avec ton ex, et après, quand tu reviens, tu me snobes ?! J'ai été putain d'inquiète ! Je ne sais toujours pas ce qui s'est passé. Quand j'ai croisé Alicia aux Tuileries en train de promener les chiens et que je lui ai demandé de tes nouvelles, elle m'a dit que tu n'avais pas quitté ta chambre depuis des jours. »
Ses mots me transpercèrent. Je me sentis encore plus stupide, honteux et sale que je ne l'étais déjà. Silencieux, j'attendis qu'elle continue. Elle repoussa la boîte de pâtisseries.
« -Je me fiche bien que tu viennes avec de la nourriture ! » s'écria-t-elle. « Tout ce que je veux, ce sont des explications. Parle-moi, Verso ! Tu as toujours peur d'en dire trop. Tu penses que je ne le remarque pas ? Tu passes ton temps à cacher des choses, à masquer ce que tu ressens et à éviter les confrontations. Chez moi, en Algérie, la parole des amis est sacrée.»
Je remarquai les larmes qui perlaient au coin de ses yeux cernés par la fatigue, et mon cœur se serra : « Tu n'as pas le droit de me dire que tu nous fais confiance, que tu me fais confiance, et d'agir comme un connard, » reprit-elle.
Le dernier mot résonna si fort dans le théâtre. Sa voix s'était brisée, et elle essuya ses yeux du revers de la main.
Pour être con, je l'étais. Ou plutôt, j'avais atteint une profondeur de bêtise que je ne me reconnaissais pas. Non content de m'être brisé en commettant l'une des pires erreurs de mon existence, j'avais en plus blessé la seule personne qui comptait vraiment pour moi. Elle venait de m'avouer tenir à moi plus fort que je ne l'aurais jamais imaginé. Comment avais-je pu douter d'elle ? La traiter de profiteuse... l'idée même était d'une telle absurdité. Même un aveugle l'aurait vue, la sincérité qui irradiait d'elle. Tandis qu'elle serrait les dents, luttant pour ne pas laisser couler les larmes qui brûlaient derrière ses paupières, je posai mes mains sur ses genoux, mes pouces traçant des ronds lents. Mes yeux cherchaient les siens, et je compris soudain pourquoi ce regard m'avait toujours captivé : il était d'une intensité rare, perçant, sans fard. Je l'invitai à descendre et à s'asseoir près de moi. Elle ne bougea pas, assoiffée de réponses. D'une main, je me massai la nuque, et de l'autre, je pris la sienne avant de prendre une grande inspiration. Je tremblais, mes jambes étaient molles, mon cœur battait la chamade, tambourinant dans ma poitrine, et mon corps entier semblait crier sa honte :
« -Tu sais, je n'ai rien ressenti de... spécial pour Louise, malgré ce qu'il s'est passé entre nous...
-Dis-m'en plus.»
J'acquiesçai, un sourire mélancolique effleurant mes lèvres. Je lui livrai alors le récit de notre vie, à Louise et moi, un patchwork de joies et de peines, de certitudes et de doutes. Je lui confessai mes erreurs passées, ces maux que je n'avais que trop tardivement reconnus, et lui avouai nos trahisons mutuelles, ces failles qui avaient sapé les fondations de notre amour. Je relatai notre ultime querelle, l'éclat de nos mots et l'intimité du fiacre, puis m'excusai pour ma froideur, mon silence, pour cette distance que j'avais instaurée et qui m'avait fait paraître comme un étranger, un homme que je n'étais pas. Je plongeai mes yeux dans les siens, mais la gravité de mes aveux rendait mon regard insoutenable. Je l'évitais par intermittence, mes mots devenant une charge écrasante. Elle, imperturbable et silencieuse, demeurait de marbre. Son mutisme m'était une torture, son regard impénétrable une angoisse : comment savoir si elle me pardonnerait un jour de l'avoir si longtemps évitée ? Je saisis sa petite dans le creux des miennes. Elle détourna le regard, prit une profonde inspiration et attendit, avec une patience infinie, que je finisse mon récit avant de se résoudre à prendre la parole :
« -C'est... un sacré bordel, t'es au courant de ça ? Déclara-t-elle en me regardant à nouveau.
-J'en ai conscience, oui.
-Je suis soulagée que tu m'en parles. Que tu me dises enfin ce qui ne va pas. Mais, je t'avoue être profondément blessée. Pourquoi m'avoir évitée si longtemps ? Tu ne me faisais pas confiance ? »
Il y avait énormément de tristesse dans sa voix qui avait à nouceau déraillé. Je l'aidai à ajuster le châle sur sa tête et autour de son cou , un rictus maladroit s'affichant sur mes lèvres :
« -J'avoue avoir douté un instant, je suis désolé. Mais après mûre réflexion-
-T'es un gros gros con., répéta-t-elle alors qu'elle ponctua ses mots d'une pichenette bien placée entre les deux sourcils.
-Aïe ! Putain, Naryman !
-Efrah menna'tekch wahda bunya (Sois heureux que je ne t'en colle pas une) !
-Ouais, ouais, à tes souhaits... »
Nous restâmes un instant dans le silence, perdus dans nos pensées. Je serrais sa main dans la mienne, comme une ancre m'empêchant de dériver. Quand elle se pencha vers moi, mes sens s'éveillèrent. Elle semblait hésiter à parler, cherchant ses mots non pas pour que je la comprenne, mais pour s'éclairer elle-même. Dans une nervosité grandissante, j'attendis qu'elle se décide enfin à parler.
« -Yemma m'a encore écrit. J'ai... reçu son courrier juste avant le bal.
-Oh ? Elle va bien ?
-Toujours. »
Son regard, lointain, se perdait sur les quelques affaires pliées et entassées dans des caisses, dans un coin du théâtre. Mon propre regard suivit le sien. Je plissai les yeux, et un nouveau poids s'abattit soudain sur mes épaules. Ma main se resserra alors sur la sienne, luttant pour ne pas l'écraser, tandis que je me pinçais les lèvres pour repousser la pire des pensées :
« -Ne me dis pas que...
-Une partie de mes amis sont déjà rentrés au pays. Ils sont partis revoir leur famille pendant que l'hiver passe. Yemma veut que je rentre aussi. Elle a dit que je leur manquais...
-Aux villageois ?
-Et à mon futur époux. »
Elle haussa les épaules, indifférente. Je restai là, les yeux écarquillés par la surprise. Avais-je mal entendu ?
« -Attends, tu as dit "époux" ? Tu es fiancée ?
- Je crois... ? » répondit-elle faiblement, l'air visiblement confuse. « Et dis-toi que je ne sais même pas qui c'est. Yemma est restée vague.»
Naryman m'expliqua qu'un marchand français avait demandé la main de la plus fière des vierges de son village, car il voulait « endurcir son fils et en faire un homme, un vrai ». Nous échangeâmes un regard complice : nous savions pertinemment que son innocence s'était perdue bien avant qu'elle n'arrive en France.
Nous nous étions déjà confiés des détails intimes de notre passé et échangé des blagues graveleuses. Ce n'était pas un comportement commun entre un homme et une femme, mais elle était bien plus ouverte d'esprit que la plupart des gens qui parlaient des femmes des colonies. On les décrivait souvent comme prudes, innocentes ou même coincées. Mais ce n'était pas le cas de l'algérienne. Pour elle, s'il fallait parler de ces sujets, il fallait trouver les mots, et s'ils n'existaient pas, il fallait les inventer.
Personne ne le savait, pas même sa mère. C'était un tabou inavouable, un silence que même les colons exploitaient, monnayant la virginité des jeunes filles les plus pauvres contre quelques pièces. Une pratique qui n'était pas si différente de ce qui se passait ici, en France, dans les familles aisées, où des parents étaient prêts à payer le prix fort pour faire taire ou accepter le "déshonneur" de leurs enfants. Tant que les rumeurs ne se propageaient pas et que les journaux restaient muets, tout semblait parfait.
Cette parenthèse refermée, l'immobilité m'était devenue insupportable. Ma curiosité piquait, une confusion grandissante m'étreignait. Naryman allait-elle m'annoncer son départ imminent ? Avait-elle vraiment pris la décision de s'en aller, de vivre avec un homme dont elle ne connaissait ni le nom, ni la situation, ni même le visage ? Je me pinçai les lèvres, me retenant de poser la moindre question. J'inspirai profondément et discrètement, tandis qu'elle rajustait la couverture sur ses épaules :
« -Tu sais, mon pays me manque, Verso. Il me manque beaucoup. Ma mère, mes voisins et cousins, nos troupeaux... Ma vie là-bas, ma vie d'avant...
- Vas-tu retourner en Algérie ? » demandai-je simplement, faisant de mon mieux pour empêcher mes émotions de percer dans le son de ma voix.
Un silence s'installa, lourd et inconfortable, nous enveloppant tous les deux. Nos regards se croisèrent un instant. La flamme solaire qui animait habituellement le sien était faible et hésitante, mais elle brûlait toujours. Sa décision pesait lourdement sur elle, et la grippe la vidait de son énergie. Elle pencha sa tête contre moi en poussant un soupir doux, et je passai un bras autour de ses épaules pour lui offrir un peu de ma chaleur. Je m'éclaircis doucement la gorge :
« -Cœur qui soupire n'a pas ce qu'il désire, et, quand il a fini de soupirer il n'a toujours pas ce qu'il désirait », citai-je. C'est ce que disait Blaise de Montluc.
-Pourquoi tu me dis ça ? demanda-t-elle, intriguée.
-Parce que tu as soupiré, et que ça reflète tes hésitations. Tu devrais te demander où tu te sens la plus heureuse. Si tu rentres chez toi, tu pourras toujours refuser la demande en mariage de ce type, non ? Enfin, si tu en as envie. Et puis, tu dis que ton Algérie te manque autant que tu lui manques.
- Mon Algérie est un peu ici aussi. Et si je quitte la France, je sais que mon Algérie d'ici me manquera tout autant que la France de là-bas. Où que j'aille, c'est à la fois chez moi et chez les autres. Je serai auprès des miens en Kabylie, mais ma famille de Paris compte énormément. »
Mon cœur bondit dans ma poitrine, et je serrai plus fort l'étreinte qui la tenait. Ses paroles, lourdes de sens, me transpercèrent. Je demeurai muet, luttant pour que ma respiration ne trahisse pas mon trouble. C'est alors qu'elle reprit :
« -On vit sous le même ciel, alors on est censé se sentir chez soi n'importe où. Pourtant, j'hésite encore...
-Hm... si tu hésites c'est qu'il te faut d'autres arguments...
-En faveur et en défaveur. Et pour commencer, l'hiver ici, c'est nul.»
Elle gloussa et moi aussi. Les hivers étaient en effet sacrément froid à Paris, mais tout de même moins qu'en province.
« -Pourtant, tu aimes bien la neige.
-Il y a de la neige en Kabylie aussi.
-Mais pas de Verso à qui tu peux la faire manger. »
Elle se redressa, leva la tête et me regarda en haussant un sourcil. Je lui offris un sourire amusé et faussement interrogateur. Elle rit de nouveau et je la rejoignis. Elle me donna un coup de coude amical avant d'attraper un mouchoir pour s'essuyer le nez. Je la voyais se retenir de le faire depuis un momentJe glissai une main sur son dos, tapotant doucement entre ses omoplates :
« -Allez mon amie, il est temps de quitter cet endroit qui va finir par te tuer avant même que tu n'arrives à prendre ta décision. Rassemble de quoi passer quelques jours au manoir.
-Au manoir ? Verso, je peux pas m'imposer comme ça.
-T'imposer ? Qu'est-ce que tu me dis là ? C'est ta maison.»
Elle voulait qu'on lui présente des arguments ? J'allais le faire. C'était mon désir égoïste de la convaincre de rester dans la part d'Algérie qu'elle avait construit ici.